1 Chapitre 1 : La transition en l’an 2000
« On a l’impression que quelque chose d’important est en train de se passer : les courbes nous montrent la croissance annuelle des populations, la concentration de dioxyde de carbone dans l’atmosphère, le nombre d’adresses Web et la quantité de mégaoctets par dollar. Toutes s’envolent vers une asymptote juste après le tournant du siècle : la Singularité. La fin de tout ce que nous connaissons. Le début de quelque chose que nous ne comprendrons peut-être jamais » 1 – Danny Hillis
1 Danny Hillis, « The Millennium Clock », Wired, édition spéciale, automne 1995, p. 48.
Prémonitions
L’arrivée de l’an 2000 hante l’imaginaire occidental depuis des millénaires. Puisque le monde n’a pas sombré au début du second millénaire après Jésus-Christ, théologiens, évangélistes, poètes et prophètes attendent avec impatience la fin de cette décennie, persuadés qu’elle sera le prélude à un événement majeur. Seul Isaac Newton avait osé spéculer sur la fin du monde à l’an 2000. Michel de Nostradamus, dont les prophéties se lisent encore depuis leur première publication en 1568, avait prédit l’arrivée du troisième Antéchrist en juillet 19992. Le psychologue suisse Carl Jung, grand connaisseur de « l’inconscient collectif », imaginait quant à lui l’avènement d’un Nouvel Âge en 1997. Ces prédictions peuvent aisément prêter à sourire, tout comme les analyses averties d’économistes tels que le Dr Edward Yardeni de Deutsche Bank Securities, qui appréhende les dysfonctionnements informatiques liés au passage à l’an 2000 comme capables de « perturber l’ensemble de l’économie mondiale »3. Qu’on interprète le bogue de l’an 2000 comme une hystérie infondée orchestrée par des programmeurs et consultants en technologies de l’information, ou comme l’expression d’une technologie en phase avec l’imaginaire prophétique, il est indéniable qu’à la veille du millénaire l’ambiance se teinte plus intensément des doutes funestes qui planent sur l’avenir du monde.
2 Ericka Cheetham, The Final Prophecies of Nostradamus (New York : Putnam, 1989), p. 424.
3 Dr. Edward Yardeni, Year 2000 Recession : « Prepare for the worst. Hope for the best », Version 5.0, 13 mai 1998, B1.2.
Un sentiment d’inquiétude vient assombrir l’optimisme qui caractérise les sociétés occidentales depuis deux cent cinquante ans. Partout, l’hésitation et la préoccupation se lisent sur les visages, se ressentent dans les conversations, se reflètent dans les sondages et se manifestent dans les urnes. Tout comme une modification imperceptible de la composition ionique de l’atmosphère peut annoncer l’arrivée d’un orage bien avant que les nuages ne s’assombrissent et que la foudre ne frappe, il en est de même durant ces derniers instants du millénaire : l’air semble porter les prémices de bouleversements imminents. Chacun, à sa manière, pressent que le temps est compté pour un mode de vie en déclin. Avec la fin de la décennie s’achève aussi, symboliquement, un siècle meurtrier et un millénaire glorieux d’accomplissements humains. Tout se termine avec l’an 2000.
« Il n’est rien de caché qui ne doive être dévoilé, rien de secret qui ne doive être connu. » – Matthieu 10:26
Nous sommes d’avis que l’ère moderne de la civilisation occidentale touchera à sa fin à ce moment précis. Ce livre expose les raisons de cette thèse. À l’instar d’autres travaux antérieurs, il s’efforce, avec une vision imparfaite, d’esquisser les contours vagues d’un avenir encore incertain. Nous souhaitons ainsi qu’il soit « apocalyptique » dans le sens originel du terme, puisque « apokalypsis » signifie « révélation » en grec. Nous sommes convaincus qu’une nouvelle ère – celle de l’Information – est sur le point d’être révélée.
« Nous sommes aux prémices d’un nouvel espace logique, une ‘ubiquité’ électronique instantanée où chacun peut accéder, interagir et expérimenter. En somme, nous assistons à l’émergence d’un nouveau type de communauté. La communauté virtuelle se pose comme le modèle d’un Royaume des Cieux sécularisé : tout comme Jésus affirmait que la maison de son Père comportait plusieurs demeures, il existe de nombreuses communautés virtuelles, chacune reflétant ses propres besoins et désirs. » – Michael Grasso4
4 Michael Grasso, The Millenium Myth : Love and Death at the End of Time, Wheaton, Illinois : Quest Books, 1995.
La quatrième étape de la société humaine
Le sujet de cet ouvrage est la nouvelle révolution du pouvoir qui émancipe les individus, au détriment de l’État-nation du XXe siècle. Des innovations altérant de façon inédite la logique de la violence redéfinissent les limites dans lesquelles l’avenir devra se dessiner. Si nos analyses sont justes, vous êtes à l’aube de la plus grande révolution de l’histoire. Bien plus rapidement que ne l’imaginent la plupart des gens, la micro-informatique va saper et détruire l’État-nation, tout en engendrant de nouvelles formes d’organisation sociale. Cette transformation sera loin d’être simple.
Elle sera d’autant plus redoutable qu’elle se concrétisera à une vitesse fulgurante et sans précédent. Dans toute l’histoire humaine, depuis ses débuts jusqu’à nos jours, on ne dénombre que trois stades économiques fondamentaux : (1) les sociétés de chasseurs-cueilleurs ; (2) les sociétés agricoles ; et (3) les sociétés industrielles. À présent, se profile une évolution radicalement nouvelle, une quatrième étape d’organisation sociale : les sociétés de l’information.
Chacune des étapes antérieures s’est accompagnée de phases nettement distinctes dans l’évolution et le contrôle de la violence. Comme nous l’expliquons en détail, les sociétés de l’information promettent de réduire considérablement les profits générés par la violence, notamment parce qu’elles transcendent la notion de territoire. La réalité virtuelle du cyberespace – que le romancier William Gibson a qualifiée d’« hallucination consensuelle » – sera aussi inaccessible aux tyrans qu’on peut l’imaginer. Au cours du nouveau millénaire, le monopole de la violence sera bien moins efficace qu’à aucun autre moment depuis l’époque précédant la Révolution française. Les conséquences en seront immenses. L’une d’elles sera l’augmentation de la criminalité : quand les bénéfices de la violence organisée s’effondrent, ceux d’une violence plus localisée et aléatoire risquent de croître. La violence deviendra plus erratique et fragmentée, et le crime organisé prendra de l’ampleur. Nous en exposons les raisons.
Une autre conséquence logique de la baisse des rendements de la violence est le désengagement politique. De nombreux indices laissent penser que l’adhésion aux mythes civiques de l’État-nation du XXe siècle s’érode à une vitesse fulgurante – la fin du communisme n’en est qu’un exemple marquant. Comme nous l’examinerons, l’effondrement moral et la corruption grandissante des dirigeants occidentaux ne relèvent pas du simple hasard. Ils démontrent qu’il ne reste plus grand-chose à tirer du potentiel de l’État-nation. Nombre de ses dirigeants ne croient plus aux platitudes qu’ils prononcent, et personne n’est dupe autour d’eux.
L’histoire se répète
La situation actuelle présente des similitudes frappantes avec le passé. Chaque fois que l’évolution technologique déconnecte les anciennes formes sociales des nouvelles forces économiques, les normes morales se transforment et les populations en viennent à mépriser ceux qui dirigent les institutions désuètes. Ce rejet généralisé s’exprime bien avant l’émergence d’une idéologie cohérente de changement. C’était le cas à la fin du XVe siècle, lorsque l’Église médiévale dominait le féodalisme. Malgré la foi populaire dans la « sainteté de l’office sacerdotal », le clergé – tant les hauts que les bas rangs – suscitait le plus grand mépris, à l’instar de l’attitude actuelle envers les politiciens et les bureaucrates5.
5 Johan Huizinga, The Waning of the Middle Ages, traduit par E. Hopman (Londres : Penguin Books, 1990), p. 172.
Nous pensons qu’il y a beaucoup à apprendre en comparant la situation de la fin du XVe siècle, où la vie était intimement liée à la religion organisée, à celle d’aujourd’hui, où le monde est saturé de politique. Alors qu’à la fin du XVe siècle, les coûts liés au maintien de la religion institutionnalisée culminait, nous constatons qu’à présent, les dépenses liées à l’entretien des gouvernements deviennent également exorbitantes.
Nous connaissons le destin réservé à la religion organisée à la suite de la « révolution de la poudre à canon ». Les progrès technologiques ont contraint les institutions religieuses à se réduire et à revoir leurs coûts à la baisse. De manière similaire, une révolution technologique équivalente obligera l’État-nation à se restreindre de façon significative dès l’aube du nouveau millénaire.
« Aujourd’hui, après plus d’un siècle de technologie électronique, nous avons prolongé notre système nerveux central à l’échelle planétaire, abolissant espace et temps, du moins pour ce qui concerne notre planète »6.
6 Marshall McLuhan, Understanding Media (New York : Signet, 1964), p. 19.
La révolution de l’information
Alors que les grands systèmes se désagrègent de plus en plus rapidement, la contrainte systématique perd peu à peu son rôle structurant dans l’organisation de l’économie et la répartition des revenus. L’efficacité deviendra rapidement plus déterminante que les impératifs liés au pouvoir dans l’aménagement des institutions sociales. Provinces et même villes, dès lors qu’elles seront capables de garantir efficacement les droits de propriété et d’assurer la justice tout en mobilisant peu de ressources, recouvreront une forme de souveraineté, contrairement aux derniers cinq siècles. Dans le cyberespace, un nouveau secteur économique, indépendant de la violence physique, fera son apparition. Les bénéfices les plus visibles reviendront à « l’élite cognitive », qui se sentira de plus en plus à l’aise en dehors des frontières politiques. Ces individus se sentiront chez eux aussi bien à Francfort, Londres, New York, Buenos Aires, Los Angeles, Tokyo ou Hong Kong. Paradoxalement, si les revenus se creuseront davantage à l’intérieur des juridictions, ils s’équilibreront entre celles-ci.
L’individu souverain explore les conséquences sociales et financières engendrées par un tel bouleversement. Nous souhaitons vous aider à saisir les opportunités offertes par ce nouvel âge et à éviter d’être écrasé par ses conséquences. Même si seule la moitié de nos prévisions se réalise, vous serez confronté à des changements d’une ampleur sans précédent.
La transformation observée à l’aube du millénaire ne modifiera pas seulement la nature de l’économie mondiale ; elle le fera plus rapidement que toute transition antérieure. Contrairement à la révolution agricole qui a mis des millénaires à s’imposer, la révolution de l’information s’établira en l’espace d’une vie, et ses conséquences ne s’étaleront pas sur plusieurs siècles comme ce fut le cas pour la révolution industrielle.
Mieux encore, elle affectera simultanément presque toutes les régions du globe. Les innovations techniques et économiques se déploieront sans se limiter à quelques pôles géographiques. La transformation sera pratiquement universelle et impliquera une rupture avec le passé d’une telle profondeur qu’elle évoquera le royaume mythique des dieux, tel que le concevaient les premières sociétés agricoles de la Grèce antique. Il est fort probable qu’il deviendra difficile, voire impossible, de maintenir nombre des institutions actuelles dans ce nouveau millénaire. Lorsque les sociétés de l’information prendront forme, elles seront aussi radicalement différentes des sociétés industrielles que la Grèce d’Eschyle l’était des sociétés des cavernes.
Prométhée déchaîné : L’ascension de l’individu souverain
« Je ne connais rien de plus encourageant que la capacité incontestable de l’homme à élever sa vie par un effort conscient » – Henry David Thoreau
La transformation à venir recèle à la fois d’excellentes et de mauvaises nouvelles. La bonne, c’est que la révolution de l’information offrira aux individus une liberté sans précédent. Pour la première fois, ceux qui parviennent à s’instruire par eux-mêmes seront quasiment libres d’inventer leur propre travail et de tirer pleinement parti de leur productivité. Le génie se libèrera, affranchi de l’oppression étatique et des préjugés raciaux ou ethniques. Dans la société de l’information, nul ne sera véritablement freiné par les opinions malavisées d’autrui. Le regard porté par la majorité sur votre couleur de peau, votre apparence, votre âge, vos orientations sexuelles ou même votre coiffure n’aura aucune importance : dans la cyberéconomie, ils ne vous verront même pas. Ceux que l’on juge « moches », « en surpoids », « âgés » ou « handicapés » auront la possibilité de rivaliser à armes égales avec les jeunes et les beaux, bénéficiant d’un anonymat complet et de l’absence de toute discrimination basée sur leur apparence au sein des nouvelles frontières du cyberespace.
Quand les idées deviennent richesse
Le mérite, où qu’il se trouve, sera récompensé comme jamais. Dans un monde où la principale source de richesse découle des idées plutôt que du seul capital physique, toute personne lucide peut potentiellement s’enrichir. L’ère de l’information marquera une époque d’ascension sociale. Elle offrira d’autant plus d’opportunités aux milliards d’êtres humains vivant dans des régions du monde qui n’ont jamais pleinement connu la prospérité de la société industrielle. Les esprits brillants et ambitieux, ceux qui sauront tirer le meilleur parti du système, émergeront comme de véritables individus souverains.
Au début, ils ne représenteront qu’une poignée de personnes ayant atteint une pleine autonomie financière. Cela n’en demeure pas moins une avancée considérable, quels que soient vos objectifs. Le fait que tout le monde n’accumule pas d’immenses fortunes ne remet pas en cause la valeur du fait de s’enrichir. Il existe 25 000 millionnaires pour chaque milliardaire. Être millionnaire sans être milliardaire ne vous rend pas pauvre. À l’avenir, l’un des critères de réussite financière ne sera pas seulement le nombre de zéros dans votre patrimoine, mais aussi la manière dont vous organiserez vos affaires pour jouir d’une réelle autonomie individuelle. Plus vous ferez preuve d’ingéniosité, moins il vous faudra d’efforts pour atteindre « la vitesse de libération » menant à l’indépendance financière. Même avec des moyens modestes, vous pourrez prendre votre envol à mesure que la pression politique s’allègera sur l’économie mondiale. Une indépendance financière inédite sera accessible, pour vous ou pour vos enfants, au cours de votre vie.
Au sommet de la productivité, ces individus souverains se mesureront les uns aux autres tout en collaborant dans des rapports évoquant ceux des dieux de la mythologie grecque. Le Mont Olympe insaisissable du prochain millénaire se situera dans le cyberespace, un univers dématérialisé dont l’économie devrait devenir la plus vaste au monde d’ici la deuxième décennie du nouveau millénaire. D’ici 2025, l’économie virtuelle comptera des millions de participants, certains accumulant des fortunes comparables à celle de Bill Gates, avec des patrimoines supérieurs à 10 milliards de dollars. Les « cyber-pauvres » risquent d’être ceux qui gagnent moins de 200 000 $ par an. Il n’y aura ni cyber-aide sociale, ni cyber-impôt, ni cyber-gouvernement. Avec encore plus de potentiel que la Chine, l’économie en ligne pourrait devenir le phénomène économique majeur des trente prochaines années.
La bonne nouvelle, c’est que les responsables politiques ne pourront exercer une domination, une soumission ou une régulation plus poussée que ne l’auraient permis les législateurs des cités-États de la Grèce antique de tailler la barbe de Zeus. Et c’est une excellente nouvelle aussi bien pour les riches que pour ceux qui ne le sont pas.
Les obstacles et les contraintes imposés par l’appareil politique freinent davantage ceux qui aspirent à la richesse que ceux qui l’ont déjà acquise. Les avantages liés à la diminution de la violence à grande échelle et à la dévolution des territoires permettront à toute personne dynamique et ambitieuse de profiter de la disparition de la politique. Même ceux qui dépendent des services publics y trouveront leur compte, car les entrepreneurs s’efforceront d’instaurer une concurrence.
Jusqu’ici, une grande partie de l’ingéniosité concurrentielle se focalisait sur le plan militaire. Mais l’avènement de l’économie en ligne offrira de nouvelles formes de concurrence dans l’offre de services souverains. L’explosion du nombre de juridictions favorisera l’expérimentation de méthodes inédites dans l’exécution des contrats et la protection des biens et des personnes. L’émancipation d’une large part de l’économie mondiale vis-à-vis de la tutelle politique contraint les États restants à se rapprocher des principes du marché. À terme, ils n’auront plus le choix : ils devront considérer leurs « ressortissants » davantage comme des clients et moins comme des victimes d’un système de racket, caractéristique des organisations criminelles dans leurs exactions.
Au-delà de la politique
Ce que la mythologie décrivait comme le domaine des dieux deviendra une option pour l’individu : vivre en dehors de la juridiction des rois et des conseils. D’abord par dizaines, ensuite par centaines et finalement par millions, les individus se libéreront des chaînes de la politique. Ce faisant, ils transformeront la nature même des gouvernements, en réduisant l’étendue de la coercition et en élargissant celle du contrôle privé sur les ressources.
L’émergence de l’Individu Souverain illustrera, une fois de plus, le surprenant pouvoir prophétique du mythe. Les premiers peuples de l’ère agricole, qui ignoraient presque tout des lois de la nature, s’imaginaient que « des pouvoirs que nous qualifierions de surnaturels » étaient omniprésents. Tantôt ces pouvoirs étaient exercés par des hommes, tantôt par des « dieux humains incarnés », qui leur ressemblaient et interagissaient avec eux dans ce que Sir James George Frazer, dans The Golden Bough, appelait la « grande démocratie ».
Lorsque les Anciens imaginaient que les enfants de Zeus vivaient parmi eux, ils étaient animés par une profonde foi en la magie. Tout comme les peuples agricoles primitifs, ils observaient la nature avec crainte, persuadés qu’elle était régie par des volontés individuelles, par la magie elle-même. Dans ce contexte, leur vision de la nature et de leurs dieux n’avait rien d’intentionnellement prophétique. Ils étaient loin d’imaginer l’avènement de la microtechnologie et ne pouvaient prévoir l’impact qu’elle aurait, des milliers d’années plus tard, sur la productivité marginale des individus. Ils ne concevaient pas non plus à quel point elle modifierait l’équilibre entre pouvoir et efficacité, révolutionnant ainsi la manière dont les richesses sont créées et protégées. Et pourtant, ce dont ils parlaient en élaborant leurs mythes trouve aujourd’hui un écho saisissant dans le monde auquel vous pourriez assister.
Alt.Abracadabra
La célèbre formule magique « abracadabra » évoque de manière curieuse le mot de passe servant à accéder à un ordinateur. À bien des égards, la puissance de calcul informatique a déjà permis d’approcher une magie semblable à celle d’un génie enfermé dans sa lampe. Les premières générations de « domestiques numériques » exécutent sans rechigner les ordres de ceux qui détiennent les ordinateurs dans lesquels ils résident, comme un génie gardé dans sa lampe magique. La réalité virtuelle issue des technologies de l’information offrira à l’imagination humaine la possibilité de rendre crédible presque tout ce qui peut être imaginé. La visioconférence permettra à chacun de se déplacer sur de grandes distances et d’observer des événements lointains avec la rapidité surnaturelle d’Hermès ou d’Apollon. À terme, les Individus Souverains de l’ère de l’Information jouiront, à l’image des dieux des mythes primitifs, d’une « immunité diplomatique » face aux calamités politiques qui ont trop souvent accablé l’humanité au fil de l’histoire.
Le nouvel Individu Souverain évoluera dans le même environnement physique que le citoyen ordinaire, mais occupera, sur le plan politique, un espace distinct. Disposant de ressources infiniment plus vastes et échappant à de nombreuses formes de coercition, l’Individu Souverain redéfinira les gouvernements et reconfigurera les économies du nouveau millénaire. Les conséquences finales d’une telle transformation demeurent presque impensables.
Génie et Némésis
Pour ceux qui chérissent l’aspiration humaine et le succès, l’ère de l’Information promet une véritable aubaine. C’est sans doute la meilleure nouvelle depuis plusieurs générations. Pourtant, elle apporte également son lot de mauvaises nouvelles. Le nouvel ordre social, fondé sur le triomphe de l’autonomie individuelle et sur une véritable égalité des chances fondée sur le mérite, offrira d’importantes récompenses aux individus méritants tout en leur conférant une large autonomie. Parallèlement, il imposera à chacun une plus grande responsabilité personnelle. Il annulera aussi l’avantage immérité dont bénéficiaient, en termes de niveau de vie, les habitants des sociétés industrielles avancées tout au long du XXe siècle. Actuellement, 15 % de la population mondiale la plus aisée perçoit en moyenne 21 000 dollars par an, tandis que les 85 % restants ne gagnent qu’autour de 1 000 dollars annuels. Cet avantage considérable, accumulé au fil du temps, finira tôt ou tard par être remis en question par les conditions propres à l’ère de l’Information.
Par ricochet, la capacité de l’État-nation à redistribuer les revenus à grande échelle s’effondrera. Les technologies de l’information intensifient la concurrence entre les territoires. Lorsque la technologie se met en marche et que les transactions s’effectuent dans le cyberespace (comme cela sera de plus en plus fréquent), les gouvernements ne pourront plus facturer leurs services à un prix supérieur à la valeur perçue par leurs utilisateurs. Toute personne équipée d’un ordinateur portable et d’une connexion pourra exercer pratiquement n’importe quelle activité informationnelle, où qu’elle soit, y compris réaliser l’ensemble des transactions financières mondiales, évaluées à des billions de dollars.
Cela signifie qu’il ne sera plus nécessaire de vivre dans une juridiction fortement taxée pour obtenir un revenu élevé. À l’avenir, lorsque la majeure partie de la richesse pourra être produite et consommée n’importe où, les gouvernements qui chercheront à prélever la part du lion uniquement en se fondant sur le lieu de domiciliation perdront leurs meilleurs « clients », qui n’auront d’autre choix que de partir. Et si notre raisonnement se confirme, alors l’État-nation tel que nous le connaissons ne subsistera plus dans sa forme actuelle.
La fin des nations
Les transformations qui affaiblissent les grandes institutions établies demeurent toujours troublantes et dangereuses. À l’instar des rois, seigneurs, papes et monarques qui usaient jadis de tous les moyens pour préserver leurs privilèges, les gouvernements d’aujourd’hui auront aussi recours à la violence, souvent sous forme d’opérations secrètes ou arbitraires, pour tenter de freiner le cours de l’histoire. Face au défi technologique, l’État traitera les individus, désormais plus autonomes et non plus de simples « citoyens », de la même manière qu’il a toujours agi envers les autres gouvernements : parfois par la force, parfois de manière diplomatique, mais toujours dans le but de défendre ses propres intérêts.
L’ouverture de ce nouveau chapitre a été marquée par un coup d’éclat le 20 août 1998, lorsque les États-Unis ont lancé, pour environ 200 millions de dollars, des missiles de croisière Tomahawk BGM-109 depuis la mer sur des cibles supposées être liées à un millionnaire saoudien exilé, Oussama ben Laden. Il fut le premier individu de l’histoire dont le téléphone satellite fut la cible de missiles de croisière. Simultanément, les États-Unis ont détruit une usine pharmaceutique à Khartoum, au Soudan, dédiée à la « cause » de Ben Laden. Le fait qu’il soit devenu l’ennemi principal des États-Unis illustre un changement considérable dans la nature de la guerre : un seul individu, même s’il est millionnaire, peut désormais être considéré comme une menace crédible pour la plus grande puissance militaire de l’ère industrielle. Dans des déclarations rappelant la rhétorique de la guerre froide à l’égard de l’URSS, le président américain et ses conseillers en sécurité nationale ont présenté Ben Laden, un simple particulier, comme un terroriste transnational et l’ennemi numéro un des États-Unis.
La même logique militaire qui a désigné Oussama ben Laden comme ennemi numéro un des États-Unis se répercutera également dans les relations que les gouvernements établiront avec leurs administrés. Une fiscalité de plus en plus agressive deviendra le corollaire inévitable de cette nouvelle forme de négociation entre gouvernements et individus. La technologie confère aux individus une souveraineté sans précédent, et ils seront traités comme tels : parfois comme des ennemis à neutraliser, parfois comme des partenaires de négociation, parfois comme des alliés. Quelles que soient les mesures répressives adoptées par les gouvernements—notamment durant la période de transition, lorsque l’IRS (le fisc américain) et la CIA (les services de renseignement) uniront leurs efforts—ils seront contraints, sous la pression, de négocier avec ces individus de plus en plus autonomes, dont les ressources leur échapperont progressivement.
Les bouleversements induits par la Révolution de l’Information ne compromettront pas seulement le budget des gouvernements ; ils risquent également de démanteler l’ensemble des grandes structures. Quatorze empires ont déjà disparu au XXe siècle. Le délitement des empires s’inscrit dans un processus conduisant à la dislocation même de l’État-nation. Les gouvernements devront s’adapter à l’autonomie grandissante de l’individu, et leur capacité à prélever l’impôt pourrait chuter de 50 à 70 %. Dès lors, les juridictions plus modestes auront davantage de chances de s’en sortir. Il sera en effet plus aisé, dans de petites enclaves, d’instaurer des conditions compétitives et d’attirer des personnes talentueuses ainsi que leurs capitaux.
Nous pensons qu’au fur et à mesure que l’État-nation moderne se délite, des « barbares » du XXIe siècle exerceront de plus en plus leur pouvoir dans l’ombre : ce sera le cas des mafias russes qui dominent les décombres de l’ex-Union soviétique, des gangs criminels ethniques, des nomenklaturas7, des barons de la drogue ou encore d’agences secrètes renégates, imposeront leurs propres règles – ils le font déjà. Une grande partie de ces entités opère déjà depuis longtemps au sein de la matrice de l’État-nation, sans nécessairement en briser les apparences. Tels des parasites se nourrissant d’un système mourant, souvent aussi violents et impitoyables qu’un État en guerre, ces groupes emploient à moindre échelle les techniques coercitives de l’État. Leur montée en puissance et leur influence s’inscrivent également dans cette « dépolitisation » en marche. L’avènement de l’informatique réduit l’importance des moyens traditionnels de contrôler et d’utiliser efficacement la violence et, au fur et à mesure de cette révolution technologique, la violence se verra de plus en plus organisée en dehors de toute centralisation. Les efforts pour la contenir se diffuseront également, misant davantage sur l’efficacité que sur la seule puissance de feu.
7 Les nomenklaturas désignent les élites établies qui dirigeaient l’ex-URSS et d’autres économies contrôlées par l’État.
L’histoire à rebours
Le processus par lequel l’État-nation s’est développé au cours des cinq derniers siècles sera renversé par la nouvelle logique de l’ère de l’information. Les centres locaux de pouvoir vont reprendre le dessus, tandis que l’État se fragmentera en multiples souverainetés superposées8. L’influence grandissante du crime organisé n’en est qu’une manifestation parmi d’autres. Les firmes multinationales elles-mêmes doivent désormais recourir à la sous-traitance pour quasiment toutes leurs opérations. Certains conglomérats, tels AT&T, Unisys ou ITT, ont choisi de se scinder pour gagner en rentabilité. L’État-nation subira une fragmentation analogue, bien qu’il n’y consente probablement qu’après l’éclatement de crises financières.
8 Pour une analyse plus détaillée des souverainetés fragmentées avant l’ère moderne et comme alternative à l’État-nation, voir Charles Tilly, Coercion, Capital and European States AD 990-1992 (Oxford : Blackwell, 1993).
Le pouvoir dans le monde ne se transforme pas seulement : la nature même du travail est en pleine mutation, ce qui imposera inévitablement aux entreprises de revoir leur mode de fonctionnement. « La société virtuelle » symbolise la transformation profonde des firmes, facilitée par la baisse des coûts de l’information et des transactions. Nous analysons ici les conséquences de la révolution de l’information sur la dissolution de l’entreprise et la disparition du « bon emploi ». À l’ère de l’Information, « un emploi » sera une tâche à accomplir, et non plus un poste à occuper. La micro-informatique ouvre la voie à des territoires économiques jusqu’ici inaccessibles, transcendant frontières et territoires. Ce franchissement des limites pourrait bien être le développement le plus révolutionnaire depuis qu’Adam et Ève furent chassés du paradis, condamnés par leur Créateur : « C’est à la sueur de ton front que tu gagneras ton pain. » Tandis que la technologie fait évoluer nos outils, elle rend nos lois obsolètes, remodèle nos mœurs et altère notre perception du monde. Ce livre explique comment.
L’essor fulgurant de la micro-informatique et des télécommunications permet désormais à chacun de choisir son lieu de travail. Les transactions en ligne, désormais cryptées, seront bientôt pratiquement hors de portée des services fiscaux. L’argent placé loin des autorités et à l’abri de l’impôt fructifie nettement plus rapidement que celui qui reste soumis à la fiscalité écrasante de l’État-nation du XXe siècle. Une fois le millénaire écoulé, la majeure partie du commerce mondial migrera sans doute vers ce nouveau royaume immatériel qu’est le cyberespace, où le pouvoir politique sera aussi limité que dans les abysses marines ou sur des planètes lointaines. Dans le cyberespace, la menace de la violence physique – force primordiale de la politique depuis toujours – deviendra caduque, et les faibles comme les puissants se rencontreront à égalité. Ce sera le paradis fiscal par excellence, une économie exempte d’impôts, une véritable « Bermudes céleste ».
Lorsque ce plus grand paradis fiscal au monde sera entièrement opérationnel, toute richesse pourra aisément être placée en fonds « offshore », selon la seule volonté de son propriétaire. Les répercussions en cascade seront spectaculaires. Les États se comportent en effet comme un fermier qui confinerait ses vaches pour mieux les traire – mais ces vaches vont bientôt prendre leur envol.
La vengeance des nations
À l’image d’un agriculteur furieux, l’État déploiera tous les moyens possibles pour capturer et parquer son « troupeau » en fuite. Il n’hésitera pas à recourir à des méthodes secrètes, voire violentes, afin de freiner la diffusion des technologies émancipatrices, mais ces mesures ne seront que temporaires et d’une efficacité limitée. L’État-nation du XXe siècle, avec toutes ses prétentions, finira par mourir de faim à mesure que ses recettes fiscales s’amoindrissent.
Faute de ressources, l’État tentera d’employer des moyens encore plus désespérés, en commençant par la fameuse planche à billets. Les gouvernements se sont habitués à jouir du monopole de la monnaie, leur permettant de déprécier sa valeur à leur guise. L’inflation a marqué les politiques monétaires de tous les gouvernements du XXe siècle. Même la devise d’après-guerre la plus solide, le mark allemand, a perdu 71 % de sa valeur entre le 1er janvier 1949 et la fin juin 1995, tandis que le dollar américain en a perdu 84 % sur la même période9. Cette inflation agit tel un impôt sur tous les détenteurs de monnaie. Comme nous le verrons plus loin, l’option de se financer par l’inflation deviendra obsolète avec l’émergence de la monnaie numérique. Les nouvelles technologies permettront d’échapper aux monopoles nationaux qui, en cette ère moderne, émettent et régulent la monnaie. De surcroît, les crises du crédit qui ont frappé l’Asie, la Russie et d’autres pays émergents en 1997 et 1998 illustrent le caractère anachronique des monnaies et des notations de crédit nationales pour assurer une bonne marche de l’économie mondiale. C’est parce que la souveraineté impose que toutes les transactions d’une juridiction soient libellées dans sa monnaie nationale – rendant le pays vulnérable aux erreurs de sa banque centrale ou aux attaques des spéculateurs – que se sont succédé des crises déflationnistes dans le monde entier. À l’ère de l’information, l’individu pourra recourir aux cryptomonnaies pour affirmer son indépendance monétaire. Lorsque chacun pourra gérer sa propre politique monétaire via Internet, il importera peu que l’État conserve le monopole des presses industrielles produisant billets et pièces, une prérogative qui sera supplantée par des algorithmes mathématiques dénués de toute incarnation physique. Au nouveau millénaire, la monnaie privée contrôlée par les marchés supplantera la monnaie fiduciaire émise par les gouvernements. Seuls les plus démunis, privés d’accès à ces nouvelles alternatives, continueront de subir l’inflation et, paradoxalement, les crises déflationnistes engendrées par l’effet de levier artificiel issu de la création monétaire publique.
9 L’indice GPI allemand était de 33,20 au 31 décembre 1948 et de 112,90 au 30 juin 1995, ce qui correspond à une dépréciation annuelle de 2,7 %. L’indice CPI américain est passé de 24 à 152,50 sur cette période, soit une inflation cumulée de 635 %.
Privés des recettes fiscales et ne pouvant recourir à l’inflation, les gouvernements – même dans les pays avancés – recourront à des méthodes brutales. Au fur et à mesure que l’impôt sur le revenu deviendra impossible à recouvrer, d’anciennes méthodes de coercition, plus arbitraires, feront leur retour. L’apothéose de ces mesures sera la rétention de personnes – qu’elle soit officieuse ou déclarée – dans une forme proche de la prise d’otage, consistant à retenir des individus jusqu’à extorquer une rançon d’une manière presque médiévale. Ainsi, certains malheureux seront ciblés de façon similaire, à titre d’avertissement, afin d’empêcher que l’argent ne s’échappe de leur juridiction. Quant aux entreprises offrant des services favorisant l’autonomie individuelle, elles feront l’objet d’infiltrations, de sabotages et de divers obstacles. La confiscation arbitraire de biens, déjà courante aux États-Unis (où elle survient environ cinq mille fois par semaine), se banalisera. Les gouvernements violeront les droits humains, censureront la libre circulation de l’information, détruiront ou entraveront des technologies utiles, voire plus encore. Pour les mêmes raisons qui poussèrent l’ex-URSS à s’acharner en vain contre l’usage des ordinateurs personnels et des photocopieuses, les gouvernements occidentaux chercheront à étouffer l’économie virtuelle par des mesures totalitaires.
Le retour des luddites
De telles méthodes pourraient paradoxalement susciter la sympathie d’une partie de l’opinion. Tout le monde n’accueillera pas favorablement la liberté nouvelle de l’Individu Souverain, notamment certains groupes exclus de « l’élite cognitive ». Les travailleurs moyens des pays riches risquent particulièrement de percevoir la technologie de l’information comme une menace pour leur mode de vie. Ceux qui bénéficient de la redistribution étatique – en particulier les millions de personnes vivant de prestations sociales – risquent de s’offusquer de la liberté dont profiteront les Individus Souverains. Leur réaction incarnera la maxime selon laquelle « la position de chacun dépend de la place qu’il occupe ».
« Il m’arrivait souvent de me demander pourquoi je me sentais si malheureux face au sort d’un groupe d’hommes que je ne connaissais pas, s’affrontant contre un autre groupe d’inconnus dans un stade à des centaines de kilomètres. La réponse est simple. J’aimais mes équipes. Même au risque de prendre des risques, le sentiment de se sentir impliqué en valait la peine. Le sport me galvanisait, m’excitait, faisait battre mon cœur plus vite. J’appréciais d’avoir quelque chose à perdre. La vie devenait plus intense pendant un match. » – Craig Lambert
Il serait toutefois réducteur de n’attribuer ces aigreurs qu’au simple désir de vivre aux dépens d’autrui. La situation est d’ailleurs bien plus complexe. La structure même de la société suggère qu’une dimension morale – certes affaiblie – contribuera en partie à alimenter le futur rejet luddite de la révolution de l’information. Considérez cela comme un désir inavoué, dissimulé derrière de nobles sentiments. Nous allons analyser ces ressorts, tant moraux que « moralisateurs » de la crise de transition. Les calculs de pur intérêt personnel auront bien moins d’influence sur les actes que l’indignation sincère, nourrie par un profond sens de la justice. Il subsistera toujours des citoyens attachés aux mythes civiques, même si ces derniers se trouvent en plein déclin. Chaque individu ayant grandi au XXe siècle a été imprégné d’obligations civiques issues d’une morale industrielle, et ce reliquat d’impératifs éthiques nourrira, en partie, les attaques néo-luddites contre les technologies de l’information.
En ce sens, la violence à venir sera en partie l’expression de ce que nous appelons « anachronisme moral » – c’est-à-dire l’application de règles issues d’un stade antérieur de la vie économique à des conditions radicalement différentes. Chaque étape de la société requiert ses propres normes morales pour aider les individus à échapper aux pièges inhérents à leur mode de vie. Une société agricole ne peut survivre en se conformant aux mêmes impératifs moraux qu’un groupe d’Esquimaux nomades, et la société de l’information ne saurait se plier aux exigences éthiques conçues pour un État industriel et militant du XXe siècle. Nous en expliquerons les raisons.
Dans les années à venir, l’anachronisme moral se fera tout aussi évident dans les pays occidentaux que dans les marges extérieures du système global, comme ce fut le cas durant les cinq derniers siècles. Lors de leurs expéditions militaires et coloniales, les Occidentaux se sont heurtés à des sociétés de chasseurs-cueilleurs ou d’agriculteurs, pour qui l’introduction soudaine de technologies nouvelles entraînait confusion et désorientation morale. Le succès des missionnaires chrétiens dans la conversion des peuples indigènes tient en grande partie au choc provoqué par l’arrivée d’une puissance matérielle jusque-là inconnue. Du XVIe siècle au début du XXe, de telles rencontres se sont répétées à maintes reprises. Nous prévoyons des heurts similaires au début du nouveau millénaire, lorsque les sociétés de l’information supplanteront les sociétés industrielles.
La nostalgie de la contrainte
Même ceux qui bénéficieront le plus de l’essor de l’Individu Souverain ne percevront pas nécessairement ce changement comme l’avènement d’une ère idyllique. Chacun nourrira quelques doutes, et nombreux seront ceux qui détesteront les évolutions qui fragilisent l’État-nation territorial. Il est dans la nature humaine de considérer les transformations radicales comme de véritables catastrophes. Il y a cinq cents ans, les courtisans de la cour du duc de Bourgogne voyaient la dissolution du féodalisme comme annonciatrice d’un grand malheur, alors que les historiens d’aujourd’hui reconnaissent qu’il s’agissait, en réalité, d’un moment de génie de la Renaissance. De même, ce que l’on considérera peut-être dans le prochain millénaire comme un renouveau suscitera, aux yeux des adultes du XXe, une peur légitime.
Ceux qui se sentiront lésés ou froissés par ces changements exprimeront sans doute une hostilité farouche, et leur nostalgie de la contrainte pourrait se manifester de façon violente. De pareilles réactions – une forme de « luddisme new-look » – rendront la transition vers de nouvelles formes d’organisation sociale au moins partiellement meurtrière. Tâchez de l’éviter ! Comme la vitesse du changement dépassera la capacité d’adaptation de beaucoup, tant sur le plan moral qu’économique, attendez-vous à de vifs sursauts d’indignation face à la révolution de l’information, quelle que soit l’immense promesse de libération qu’elle recèle pour l’avenir.
Vous devez comprendre et anticiper cette agressivité. Une crise de transition se profile à l’horizon. Des périodes déflationnistes – telles que celle née en Asie en 1989 et qui s’est étendue à la Russie ainsi qu’à d’autres économies émergentes lors de la crise de 1997-1998 – se reproduiront sporadiquement au fur et à mesure que les institutions nationales et internationales, vestiges de l’ère industrielle, se révéleront dépassées face aux défis d’une nouvelle économie distribuée et transnationale. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sapent l’État moderne avec une efficacité inégalée par toute menace politique depuis le voyage de Colomb. Et c’est fondamental, puisque ceux qui détiennent le pouvoir n’ont jamais réagi de manière pacifique face à ce qui menace leur autorité. Il n’y a aucune raison de penser qu’il en sera autrement désormais.
La lutte entre ce qui émerge et ce qui s’éteint marquera les premières années du nouveau millénaire. Nous pensons qu’il s’agira d’une ère à la fois périlleuse et riche en opportunités, une époque durant laquelle la civilité ordinaire s’érodera sous certains aspects, alors que de nouveaux espaces s’ouvriront. Les individus, de plus en plus autonomes, et les gouvernements en faillite se confronteront le long d’une nouvelle frontière. Nous prévoyons une refonte radicale de la souveraineté et la quasi-disparition totale de la politique à l’issue de cette transition. Au lieu d’une domination étatique et d’un contrôle centralisé des ressources, on assistera à la privatisation de pratiquement tous les services autrefois monopolisés par l’État. D’après des raisons inéluctables que nous détaillons dans ce livre, la technologie de l’information anéantira la capacité de l’État à faire payer bien au-delà du coût réel les services qu’il propose.
« Les gouvernements devront se demander ce que signifie la souveraineté. » – Robert Martin
La souveraineté par les marchés
Dans des proportions que peu auraient cru possibles il y a dix ans, les particuliers vont acquérir un degré d’autonomie inédit vis-à-vis de l’État-nation, grâce aux mécanismes du marché. Tous les États-nations feront face à la banqueroute et à l’érosion rapide de leur autorité. Ils conservent encore une puissance considérable, mais essentiellement destructrice et non constructive : leurs missiles intercontinentaux et leurs porte-avions deviendront bientôt des reliques impressionnantes, à l’image de la dernière monture en armure de la féodalité.
La technologie de l’information permet une extension considérable des mécanismes de marché en transformant les conditions de création et de protection des biens. Ce changement, véritable révolution, est sans doute plus déstabilisateur pour la société industrielle que la poudre à canon ne l’a été pour le féodalisme. La métamorphose amorcée dès l’an 2000 implique la « marchandisation de la souveraineté » et la fin de la politique, de la même manière que l’introduction de la poudre à canon a provoqué l’extinction du système féodal fondé sur le serment d’allégeance. La citoyenneté disparaîtra à son tour, tout comme la chevalerie a disparu.
Nous sommes convaincus que l’ère de la souveraineté économique individuelle est proche. De la même façon que les aciéries, compagnies de téléphone, mines et chemins de fer, jadis « nationalisés », ont été rapidement privatisés à travers le monde, vous assisterez bientôt à la forme ultime de privatisation : la dénationalisation totale de l’individu. L’Individu Souverain du nouveau millénaire ne sera plus un actif de l’État, ni un passif inscrit dans les comptes du Trésor. Dès l’an 2000, les citoyens dénationalisés cesseront d’être de véritables citoyens pour devenir de simples « clients ».
La bande passante l’emporte sur les frontières
La marchandisation de la souveraineté rendra obsolètes les formules et obligations traditionnelles de la citoyenneté à l’ère de l’État-nation. Plutôt que de se définir par rapport à un État centralisé et imposant, les Individus Souverains du XXIe siècle considéreront les gouvernements comme de simples fournisseurs de prestations, évoluant dans un « nouvel espace logique ». Ils n’achèteront que le strict minimum des services nécessaires, et ce, sur la base d’un contrat. Les gouvernements de l’ère de l’Information s’organiseront selon des principes radicalement différents de ceux auxquels le monde était habitué pendant plusieurs siècles. Certaines juridictions et services souverains se structureront autour de mécanismes de « regroupement par affinités », où des liens, y compris économiques, renforceront la cohésion des communautés virtuelles. Dans quelques cas, les nouvelles formes de souveraineté feront écho à des organisations médiévales telles que l’Ordre Souverain Militaire Hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte. Plus connu sous le nom de « Chevaliers de Malte », cet ordre s’adresse à une élite de catholiques fortunés, regroupant 10 000 adhérents et gérant un budget annuel de plusieurs milliards. Les Chevaliers de Malte émettent leurs propres passeports, timbres et monnaie, et entretiennent des relations diplomatiques officielles avec soixante-dix pays. Actuellement, ils négocient avec la République de Malte le retour du Fort Saint-Ange. Si ce territoire leur revenait, leur statut de souveraineté serait officiellement rétabli, ce qui aurait une portée symbolique, puisque c’est depuis ce fort que les Chevaliers repoussèrent les Ottomans lors du Grand Siège de 1565, avant de régner sur Malte jusqu’à l’expulsion napoléonienne de 1798. Si les Chevaliers de Malte reprennent possession de l’île dans les années à venir, cela démontrera clairement que l’État-nation, né après la Révolution française, n’a été qu’une parenthèse dans l’histoire, au sein de laquelle coexistent diverses formes de souverainetés.
Un autre modèle, très différent, de souveraineté postmoderne fondée sur l’affinité se retrouve dans le réseau de téléphonie par satellite Iridium. Au premier abord, il paraît surprenant d’assimiler un service de téléphonie cellulaire à une quelconque forme de souveraineté. Pourtant, Iridium a déjà été reconnu en tant que « pays virtuel » par les instances internationales. En effet, Iridium est un service mondial de téléphonie cellulaire qui offre à ses abonnés un numéro unique, leur permettant d’être contactés où qu’ils se trouvent, que ce soit à Featherston (Nouvelle-Zélande) ou dans le Chaco bolivien. Pour acheminer les appels vers ces abonnés, et compte tenu de l’architecture des télécommunications mondiales, les autorités internationales ont dû attribuer à Iridium son propre « code pays » : 8816, au même titre que pour un véritable État. Progressivement, on passe alors du concept de « pays virtuel », limité aux abonnés de téléphonie satellitaire, à celui de communautés web cohérentes, capables de transcender les frontières. Par ailleurs, la bande passante (la capacité à transmettre des données) a progressé encore plus rapidement que la puissance de calcul depuis l’invention du transistor. Si cette tendance se maintient comme nous le prévoyons, il ne faudra que quelques années, peu après le tournant du millénaire, pour que la bande passante atteigne un seuil permettant l’émergence du « metaverse », cet univers alternatif du cyberspace imaginé par l’écrivain de science-fiction Neal Stephenson. Dans ce « metaverse », on pourra envisager une vaste communauté virtuelle régie par ses propres lois. Nous sommes convaincus qu’à mesure que l’économie numérique s’enrichira, ses acteurs chercheront inévitablement à se soustraire aux lois désuètes des États-nations. Les nouvelles communautés en ligne deviendront aussi riches et puissantes que l’Ordre Souverain Militaire Hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte. De surcroît, elles disposeront de capacités de communication et de cybersécurité exceptionnellement performantes. Nous examinerons également d’autres modèles de souverainetés fragmentées, au sein desquels de petits groupes pourront « louer » la souveraineté de certains États-nations défaillants, à l’instar des ports francs ou des zones franches actuels.
L’émergence d’un nouveau vocabulaire moral s’imposera pour définir les relations entre les Individus Souverains et ce qui restera du gouvernement. Nous soupçonnons que, lorsqu’elles seront précisément définies, ces relations choqueront bon nombre de personnes habituées à la « citoyenneté » telle qu’elle était conçue au XXe siècle. La disparition des États-nations et la « dénationalisation » de l’individu viendront bousculer de nombreux idéaux chéris, tels que l’« égalité de tous devant la loi », fondée sur un rapport de forces désormais en déclin. Au fur et à mesure que les communautés virtuelles gagneront en cohésion, elles exigeront que leurs membres se conforment à leurs propres règles plutôt qu’à celles des anciens États-nations où ils résident. Nous assisterons ainsi à l’émergence d’une pluralité de systèmes juridiques coexistant sur un même territoire, à l’instar du Moyen Âge et de l’Antiquité.
De la même façon qu’au XVe siècle il était vain d’essayer de maintenir la suprématie du chevalier en armure face aux armes à feu, le nationalisme et la citoyenneté modernes seront tôt ou tard balayés par la technologie. Ces concepts finiront par apparaître aussi ridicules que les principes sacrés du féodalisme au XVIe siècle. Les idéaux civiques du XXe siècle ne seront alors plus que de risibles archaïsmes pour les nouvelles générations, après la grande mutation de l’an 2000. Le Don Quichotte du XXIe siècle ne sera plus un chevalier errant en quête de restaurer la féodalité, mais un bureaucrate en costume marron, un percepteur désespéré à la recherche d’un contribuable à contrôler.
Le retour aux lois-marche
Nous ne considérons plus les gouvernements comme des entités en concurrence de manière précise, à tel point que notre intuition quant à l’étendue et aux potentialités de la souveraineté s’est affaiblie. Autrefois, lorsque la configuration du pouvoir n’était pas suffisante pour établir un monopole stable de la violence, la souveraineté se fragmentait : les territoires étaient recouverts par une multitude de structures exerçant, chacune à leur manière, des prérogatives royales. Le souverain formel n’exerçait souvent qu’un contrôle limité. Des gouvernements moins puissants que l’État-nation se trouvaient ainsi en concurrence avec d’autres acteurs pour imposer ou empêcher l’usage de la violence sur un territoire. Ce type de compétition engendra diverses modalités de contrôle de la violence et de négociation de l’allégeance, qui pourraient bien refaire surface dans le prochain millénaire.
Lorsque le pouvoir des seigneurs ou des rois était limité et que plusieurs souverainetés se disputaient un territoire frontalier, il n’était pas rare qu’aucune n’impose une domination complète. Au Moyen Âge, de nombreuses zones-frontières – ou marches – connaissaient ainsi des chevauchements d’autorités. Il en fut de même, par exemple, dans les zones celtiques et anglaises d’Irlande, entre le pays de Galles et l’Angleterre, entre l’Écosse et l’Angleterre, entre l’Italie et la France, entre la France et l’Espagne, entre l’Allemagne et les zones slaves d’Europe centrale, ou encore entre les royaumes chrétiens d’Espagne et le sultanat islamique de Grenade. Ces régions frontalières donnèrent naissance à des institutions et à des lois particulières, des formes que l’on retrouvera probablement à l’avenir. Dans ces « marches », les habitants étaient souvent exemptés d’impôts. Par ailleurs, ils pouvaient parfois choisir de se soumettre à telle ou telle législation en s’appuyant sur des concepts juridiques aujourd’hui presque oubliés, tels que « l’avouerie » et « la saisie » (avowal et distraint). Nous prévoyons que de telles notions pourraient renaître dans le droit des sociétés de l’information.
Au-delà de la nationalité
Avant l’État-nation, il était impossible de dénombrer précisément les différentes souverainetés, car elles se chevauchaient et adoptaient des formes multiples. Nous allons de nouveau en faire l’expérience. Dans le cadre de l’État-nation, les frontières se sont précisées et fixées. À l’ère de l’Information, elles redeviendront floues. Au nouveau millénaire, la souveraineté se fragmentera de nouveau, et de nouveaux organismes – détenant certains, mais pas tous, des attributs de la souveraineté – verront le jour.
Certains d’entre eux, à l’image des ordres militaires religieux tels que les Templiers au Moyen Âge, pourraient disposer d’une richesse et d’une puissance militaires considérables, sans pour autant posséder de territoire fixe. Ils se structureront autour de principes indépendants de la nationalité. Leurs membres, ainsi que leurs dirigeants issus d’origines ethniques variées, affirmeront obéir à Dieu et non à l’idée de communauté nationale, telle qu’idéalement partagée par les ressortissants d’un même pays.
Les républiques marchandes du cyberespace
Nous assisterons également au retour d’associations de marchands et de grandes fortunes exerçant un pouvoir quasi souverain, à l’instar de la Hanse (confédération de marchands) qui opérait autrefois lors des foires de France et de Flandre et finit par regrouper plus de soixante villes10. La « Ligue hanséatique » (traduction littérale de l’expression redondante employée en anglais, « Ligue-ligue ») regroupait des guildes de marchands germaniques, qui s’offraient mutuellement protection et concluaient des traités commerciaux, exerçant ainsi un quasi-pouvoir souverain dans plusieurs villes d’Europe du Nord et aux abords de la Baltique. De telles entités feront sans doute leur retour en lieu et place d’un État-nation déclinant au nouveau millénaire, afin d’assurer la sécurité et de faciliter l’exécution des contrats dans un monde incertain.
10 Janet L. Abu-Lughod, Before European Hegemony : The World System A.D.1250-1350 (Oxford : Oxford University Press, 1991), p. 62.
En clair, l’avenir risque de démentir les espoirs de ceux qui ont été bercés par les mythes civiques d’une société industrielle du XXe siècle. Parmi ces mythes se trouvent notamment les illusions de la démocratie sociale, qui avaient jadis enthousiasmé et motivé les esprits les plus brillants.
Ces illusions présupposent que les sociétés évoluent selon les souhaits des gouvernements, idéalement en réponse à des sondages et à des votes minutieusement comptabilisés. Cela n’a jamais été tout à fait vrai, pas même il y a cinquante ans. Aujourd’hui, cette illusion est encore plus criante : ce seront le marché et ses forces, et non les majorités électorales, qui imposeront de nouvelles configurations sociales, souvent mal comprises et difficilement acceptées par l’opinion. Conséquemment, la vision simpliste selon laquelle l’Histoire se construit à partir de la volonté populaire se révélera toujours plus trompeuse.
Il vous sera donc crucial d’adopter un nouveau regard. Cela signifie prendre du recul et réexaminer un grand nombre de certitudes que vous avez probablement acceptées sans les remettre en question. Vous accéderez ainsi à une compréhension inédite. Pourtant, celui qui ne saura s’affranchir des certitudes figées de « la pensée convenue » en cette fin d’ère industrielle risque de payer le prix de la désorientation qui menace, et de voir son entreprise, ses investissements et, in fine, son mode de vie, mis en péril.
« L’univers nous récompense pour notre intelligence et nous punit pour notre ignorance. Lorsque nous comprenons l’univers, nos projets aboutissent et nous nous sentons bien. À l’inverse, si nous tentons de voler en sautant d’une falaise en agitant nos bras, l’univers nous tuera. »11 – Jack Cohen et Ian Stewart
11 Jack Cohen et Ian Stewart, The Collapse of Chaos (New York : Viking, 1994).
Un nouveau regard
Pour vous préparer au monde de demain, il vous faut saisir en quoi il diffèrera de ce que prétendent la plupart des experts. Il s’agit ici d’identifier les causes profondes du changement. À cet effet, nous proposons une approche singulière que nous nommons l’analyse de la « mégapolitique ». Dans nos deux ouvrages précédents, Blood in the Streets et The Great Reckoning, nous soutenions que les facteurs déterminants ne résident ni dans les discours politiques ni chez les économistes disparus, mais bien dans ces forces souterraines qui redessinent les contours du pouvoir. De subtils bouleversements, qu’ils soient climatiques, topographiques, microbiologiques ou technologiques, suffisent souvent à transformer la logique de la violence et à révolutionner l’économie ainsi que les stratégies de défense.
Il convient de préciser que notre démarche pour appréhender le changement diffère de celle adoptée par la majorité des prévisionnistes. Nous ne prétendons pas être des experts dans un domaine spécifique, maîtrisant ainsi un « sujet » plus précisément que ceux qui y ont consacré toute leur vie. Au contraire, nous privilégions une vision transversale. Nous cherchons avant tout à identifier les « frontières de la nécessité ». Dès lors que ces frontières se déplacent, la société se transforme inévitablement, quelles que soient les oppositions.
À notre avis, la clé pour comprendre l’évolution des sociétés réside dans l’analyse des facteurs qui déterminent les coûts et les bénéfices liés à l’usage de la violence. Chaque société humaine – du groupe de chasseurs à l’empire – est façonnée par l’interaction de forces mégapolitiques qui définissent la version dominante des « lois de la nature ».
La vie demeure intrinsèquement complexe, et l’équilibre entre le lion et l’agneau évolue de manière subtile. Si les lions devenaient plus vifs, certaines proies actuellement échappées ne pourraient plus survivre. Inversement, si les agneaux se mettaient à voler, les lions finiraient par mourir de faim. La capacité à exercer et à se défendre contre la violence constitue la variable déterminante qui modifie cet équilibre à la limite.
Nous plaçons la violence au cœur de notre analyse, et ce, pour de bonnes raisons. Contrôler la violence représente le dilemme majeur de toute société. Comme nous l’avions écrit dans The Great Reckoning :
La raison pour laquelle les gens ont recours à la violence, c’est parce qu’elle rapporte souvent. Dans un certain sens, la manière la plus simple d’obtenir de l’argent consiste simplement à le prendre. Cela vaut autant pour une armée s’emparant d’un champ pétrolifère que pour un seul malfrat qui dérobe un portefeuille. Le pouvoir, comme l’écrivait William Playfair, « a toujours cherché la voie la plus facile vers la richesse en attaquant ceux qui la détiennent. »
Le problème pour la prospérité réside justement dans le fait que la violence prédatrice peut être très lucrative dans certaines circonstances. La guerre change tout : elle modifie les règles, la répartition des richesses et des revenus. Elle détermine même qui vit et qui meurt. C’est précisément parce que la violence paie qu’il est si difficile de la contrôler. »12
12 Voir James Dale Davidson et Lord William Rees-Mogg, The Great Reckoning, 2e éd. (New York : Simon & Schuster, 1993), p. 53.
Cette manière de penser nous a permis de prévoir bien des événements que les experts refusaient d’envisager. Paru début 1987, Blood in the Streets fut notre première tentative, pour ainsi dire, de cartographier les prémices de la grande révolution mégapolitique en cours. Nous y défendions l’idée que le changement technologique déstabilisait l’ordre mondial.
Nous affirmions notamment :
Le déclin de la domination américaine entraînerait d’importants déséquilibres et des souffrances économiques, y compris un krach boursier comparable à celui de 1929. Les experts jugeaient une telle éventualité impossible ; cependant, six mois plus tard, en octobre 1987, les marchés financiers ont subi la chute la plus violente du siècle.
Nous prévoyions l’effondrement du communisme, et une fois de plus, les autorités se sont moquées de nos prévisions. Pourtant, dès 1989, des bouleversements que « personne n’aurait pu prévoir » se sont produits : le mur de Berlin est tombé, entraînant dans son sillage la disparition des régimes communistes de la Baltique à Bucarest.
Nous soutenions que l’empire pluriethnique, dont la nomenklatura bolchevique avait hérité des tsars, ne pouvait que se déliter. Le 31 décembre 1991, pour la dernière fois, le drapeau orné de la faucille et du marteau flottait au Kremlin, marquant la fin de l’URSS.
Alors que le président Reagan procédait à une augmentation spectaculaire du budget de la Défense, nous affirmions que le monde se dirigeait en réalité vers un désarmement de grande ampleur. Les experts jugeaient cette perspective inconcevable ; néanmoins, les sept années suivantes ont vu émerger une démilitarisation générale, la plus importante depuis la fin de la Première Guerre mondiale.
À une époque où des spécialistes en Amérique du Nord et en Europe invoquaient le « succès » du Japon comme preuve qu’un gouvernement pouvait manipuler le marché avec brio, nous soutenions le contraire. Nous prédisions l’effondrement de la bulle spéculative. Peu après la chute du mur de Berlin, la Bourse japonaise s’est effectivement effondrée, perdant près de la moitié de sa valeur. Nous restons convaincus que son niveau plancher pourrait atteindre, voire dépasser, la baisse de 89 % observée à Wall Street après 1929.
À cette époque, presque tout le monde – des familles de la classe moyenne aux plus grands investisseurs immobiliers internationaux – semblait persuadé que le marché immobilier ne pouvait qu’augmenter, alors que nous mettions en garde contre un effondrement. En moins de quatre ans, les investisseurs mondiaux en immobilier ont vu leur valeur patrimoniale s’effondrer de plus de 1 000 milliards de dollars.
Déjà dans Blood in the Streets, nous avions expliqué, avant la plupart, que le niveau de vie des ouvriers (c’est-à-dire le salaire réel) avait baissé et continuerait de reculer sur le long terme. Aujourd’hui, une décennie plus tard, le monde finit par reconnaître que c’était bien le cas. Le salaire horaire moyen aux États-Unis est même retombé en dessous du niveau atteint sous Eisenhower. En 1993, le salaire annuel moyen recalculé aux prix constants s’élevait à 18 808 dollars. En 1957, l’année où Eisenhower entamait son second mandat, il était de 18 903 dollars.
Si les grandes idées de Blood in the Streets se sont révélées d’une étonnante justesse avec le recul, il y a encore quelques années seulement elles étaient étiquetées comme du grand n’importe quoi par les ardents défenseurs de la pensée conventionnelle. Un chroniqueur de Newsweek, en 1987, avait qualifié notre réflexion d’« attaque inconsidérée contre la raison ».
On pourrait croire qu’avec le temps, la presse – et notamment Newsweek – finirait par se rendre compte que notre ligne de pensée recélait un intérêt certain pour anticiper l’avenir. Mais ce ne fut pas le cas. The Great Reckoning, premier ouvrage successeur de Blood in the Streets, fut accueilli avec le même sarcasme. Un éditorialiste du Wall Street Journal railla nos travaux comme s’il s’agissait de l’élucubration d’une « tante un peu niaise ».
Et pourtant, de nombreux éléments de prévision contenus dans The Great Reckoning se sont avérés bien moins ridicules que ne le laissait entendre la pensée dominante :
Nous développions l’argument selon lequel l’URSS allait disparaître, en expliquant pourquoi la Russie et les autres républiques ex-soviétiques risquaient de sombrer dans l’anarchie, l’hyperinflation et la pauvreté.
Nous avancions que les années 1990 inaugureraient une ère de « downsizing » (redimensionnement), marquée pour la première fois par une réduction significative des effectifs aussi bien dans l’administration que dans le secteur privé.
Nous avions prédit que les mécanismes de redistribution seraient fondamentalement remis en cause, ce qui conduirait à une sévère réduction des aides publiques. En effet, on a observé, du Canada à la Suède, quelques signes de crise budgétaire, et des hommes politiques américains ont commencé à parler de « mettre fin à la protection sociale telle que nous la connaissons ».
Nous avions anticipé et expliqué que le « nouvel ordre mondial » se transformerait en un « nouvel ordre du désordre ». Bien avant que la Bosnie ne fasse la une, nous écrivions dès 1991 que la Yougoslavie était vouée à sombrer dans la guerre civile.
Avant même que la Somalie ne glisse dans l’anarchie, nous avions pronostiqué que certains États africains s’effondreraient au point de se retrouver placés sous la tutelle d’organismes internationaux.
Nous affirmions que l’islam militant supplanterait le marxisme en tant qu’idéologie antagoniste face à l’Occident. Des années avant l’attentat d’Oklahoma ou le World Trade Center, nous expliquions pourquoi les États-Unis étaient susceptibles de connaître un regain de terrorisme.
Nous avions prévu l’émergence des sous-cultures criminelles au sein des minorités urbaines, qui devait conduire à une grande vague de violence. Les émeutes survenues à Los Angeles, à Toronto et ailleurs en sont une illustration.
Nous anticipions également « la dernière dépression du XXe siècle », entamée en Asie en 1989 et destinée à s’étendre progressivement de la périphérie vers le cœur du système mondial. Nous avancions que, tout comme Wall Street après 1929, la Bourse japonaise amorcerait un cycle de dépression et d’effondrement du crédit. Bien que l’intervention massive de l’État ait, dans un premier temps, retardé un effondrement complet, elle n’a finalement fait qu’aggraver la crise en débouchant sur des dévaluations compétitives ainsi qu’une crise systémique du crédit — un scénario déjà vécu dans les années 1930.
The Great Reckoning contenait également des prévisions controversées qui ne se sont pas encore réalisées, ou pas au niveau attendu :
Nous avions affirmé que la Bourse japonaise suivrait la trajectoire de Wall Street après 1929, ce qui entraînerait un effondrement du crédit et une dépression économique. Certes, le taux de chômage en Espagne, en Finlande et dans quelques autres pays a dépassé celui des années 1930, et plusieurs nations – dont le Japon – ont connu des dépressions locales. Toutefois, aucun effondrement systémique du crédit, semblable à celui qui a précipité l’implosion des économies mondiales dans les années 1930, n’a encore eu lieu.
Nous avancions que l’implosion du système soviétique conduirait à la dissémination d’armes nucléaires vers des micro-États, des groupes terroristes et des organisations criminelles. Heureusement, cela ne s’est pas matérialisé, ou du moins dans une moindre mesure que prévu. Quelques rapports suggèrent que l’Iran aurait acquis plusieurs armes nucléaires tactiques par le biais du marché noir, et la police allemande a intercepté des tentatives de vente de matières fissiles, mais aucun déploiement effectif issu directement des arsenaux de l’ex-URSS n’a été constaté.
Nous montrions également comment la « guerre contre la drogue » sapait l’intégrité des systèmes policiers et judiciaires dans les pays où la consommation de stupéfiants est endémique, notamment aux États-Unis. L’accumulation annuelle de milliards de profits clandestins offre aux trafiquants les moyens et l’incitation nécessaires à la corruption. Malgré quelques révélations ponctuelles dans la presse évoquant d’éventuelles ramifications jusqu’aux plus hauts niveaux, l’ampleur réelle du phénomène n’a pas encore été pleinement exposée.
Chercher là où les autres ne vont pas
Malgré quelques imprécisions, nos analyses demeurent solides. La plupart des thèmes qui allaient marquer l’histoire économique des années 1990 étaient déjà abordés ou décryptés dans The Great Reckoning. Bien souvent, nos anticipations ne consistaient pas à prolonger des tendances existantes, mais à prévoir des ruptures radicales par rapport à la norme de l’après-guerre. Nous avions prévenu que les années 1990 seraient fondamentalement différentes des cinq décennies précédentes. Les événements survenus de 1991 à 1995 semblent confirmer, jour après jour, le diagnostic de The Great Reckoning.
Nous concevons ces événements non pas comme de simples faits isolés, mais comme des secousses le long d’une même faille. Le vieux monde est ébranlé par un séisme mégapolitique qui va révolutionner aussi bien les institutions que notre manière de penser ce monde.
Bien que la maîtrise de la violence soit un enjeu fondamental dans le fonctionnement des sociétés, peu d’analystes politiques ou économiques s’y intéressent véritablement. Nombreux sont ceux qui la considèrent comme un simple détail insignifiant, tel une mouche rôdant autour du gâteau, plutôt que comme l’artisan de sa confection.
Un autre pionnier de la « mégapolitique »
Il est rare de trouver une réflexion approfondie sur le rôle de la violence dans l’histoire ; quelques pages suffiraient à en démontrer l’importance. Dans The Great Reckoning, nous avons réapproprié et développé certaines idées issues d’un classique méconnu : An Enquiry into the Permanent Causes of the Decline and Fall of Powerful and Wealthy Nations, rédigé en 1805 par William Playfair. Nous nous sommes également appuyés sur les travaux de Frederic C. Lane, historien du Moyen Âge, qui a publié, dans les années 1940 et 1950, plusieurs articles incisifs sur la guerre et la violence dans l’économie. Le plus détaillé est sans doute « Economic Consequences of Organized Violence », paru en 1958 dans The Journal of Economic History. On peut penser que peu de lecteurs non universitaires l’ont lu, et la plupart de ceux qui l’ont étudié semblent ne pas avoir pleinement saisi sa portée. Comme Playfair, Lane écrivait pour un public qui, à l’époque, n’existait pas encore.
Des intuitions utiles pour l’ère de l’Information
Publiées bien avant l’avènement de la micro-informatique, les analyses de Lane sur la logique économique de la guerre et de la violence illustrent néanmoins la manière dont la société se transformera à l’issue de la révolution de l’information. Lane n’envisageait pas ces questions en prévision des bouleversements provoqués par les puces électroniques, mais ses réflexions offrent un cadre d’analyse exceptionnel pour appréhender les transformations à venir.
La fenêtre que Lane avait ouverte sur l’avenir était celle par laquelle il contemplait le passé. Historien médiéval de formation, il se spécialisait dans l’étude d’une cité commerçante — Venise — dont la fortune montait et déclinait dans un monde impitoyable. En analysant l’ascension et le déclin de Venise, il s’interrogeait sur des questions susceptibles d’éclairer notre compréhension du futur. Il avait compris que l’organisation et le contrôle de la violence jouent un rôle déterminant dans l’utilisation des ressources rares.13
13 Frederic C. Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », The Journal of Economic History, vol. 18, n° 4 (décembre 1958), p. 402.
Nous sommes convaincus que les travaux de Lane sur les usages compétitifs de la violence offrent des enseignements précieux quant aux transformations auxquelles la vie est vouée à l’ère de l’information. Pourtant, il est peu probable que la majorité remarque, encore moins suive, un argument aussi résolument abstrait. Tandis que l’attention du public se focalise sur des débats stériles et des personnalités déviantes, les subtilités de la mégapolitique passent presque inaperçues. L’Américain moyen a sans doute consacré cent fois plus d’attention à l’affaire O. J. Simpson qu’aux technologies émergentes, qui risquent de rendre son emploi obsolète et de subvertir le système politique sur lequel il compte pour ses indemnités chômage.
La vanité des souhaits
L’ignorance des causes profondes n’est pas l’apanage du grand public rivé devant la télévision. De nombreux analystes politiques et spécialistes de l’économie semblent eux aussi se soumettre au dogme étatique, selon lequel l’opinion domine le cours de l’Histoire. Il n’est pas rare de lire des commentaires et analyses attribuant les décisions historiques à un prétendu « pouvoir de la volonté ». Citons, par exemple, un article intitulé « Goodbye, NationState, Hello…What ? » signé Nicholas Colchester14, publié sur la page éditoriale du New York Times. Non seulement ce texte abordait la fin de l’État-nation, sur le même sujet que le nôtre, mais son auteur, en sa qualité de directeur éditorial de l’Economist Intelligence Unit, était censé avoir une vision lucide du monde. Pourtant, il y prédit que « l’arrivée d’un gouvernement mondial » est « inéluctable », arguant que l’État-nation montre ses limites et n’interagit plus correctement avec l’économie.
14 Nicholas Colehester, « Goodbye NationState, Hello…What ? », New York Times, 17 juillet 1994, p. E17.
Pourquoi ? Parce que l’État‑nation s’effondre et ne parvient plus à maîtriser les forces économiques.
À nos yeux, cette hypothèse est complètement bancale. Croire qu’une meilleure gouvernance mondiale pourrait émerger de l’effondrement de l’État-nation relève de la naïveté. Sinon, Haïti ou le Zaïre disposeraient, depuis longtemps, d’un gouvernement exemplaire en remplacement de leurs administrations défaillantes.
Cette vision, partagée par quelques rares personnes encore préoccupées par l’évolution de l’État-nation en Amérique du Nord et en Europe, occulte l’influence déterminante des forces mégapolitiques qui façonnent réellement les régimes. Notre analyse montre, au contraire, que l’avenir n’amènera pas un hypothétique gouvernement mondial, mais bien une fragmentation des pouvoirs pouvant, dans certains cas, déboucher sur l’anarchie.
Le fait que si peu d’analyses abordent la régulation de la violence s’explique peut-être par la stabilité relative de la configuration du pouvoir ces derniers siècles. L’oiseau perché sur le dos de l’hippopotame ne craint pas de perdre son perchoir tant que l’hippopotame reste immobile. Rêves, mythes et fantasmes occupent, dans les prétendues « sciences sociales », une place bien plus importante qu’on ne le croit.
Cela est particulièrement flagrant dans les débats sur la justice économique. Des millions de pages ont été écrites à ce sujet, alors que la régulation de la violence, qui structure la société et, par extension, l’économie, est largement moins analysée. Pourtant, les discours sur la justice économique (ou son contraire) reposent toujours sur l’hypothèse qu’existe un appareil de contrainte suffisamment puissant pour s’emparer des ressources et les redistribuer. Cette puissance a prédominé pendant quelques générations, mais elle est en train de s’effondrer.
Big Brother à la retraite
La technologie industrielle a offert aux gouvernements du XXe siècle des moyens de contrôle sans précédent. Pendant longtemps, on a cru qu’elle se traduisait par une centralisation étatique totale, étouffant toute marge de manœuvre individuelle. Dans les années 1950, personne n’imaginait l’avènement de l’Individu Souverain.
Certains observateurs perspicaces anticipaient au contraire que la montée en puissance de l’État-nation conduirait à un contrôle totalitaire de la vie. Dans 1984 (1949), George Orwell décrit Big Brother surveillant un individu démuni, peinant à préserver un minimum d’autonomie et de dignité. Friedrich von Hayek, dans La Route de la servitude (1944), avançait un raisonnement plus académique sur le recul de la liberté face à un contrôle économique omniprésent. Cependant, tous deux écrivaient avant l’avènement de la technologie et des innovations numériques, qui offrent aujourd’hui à de petits groupes voire à des individus des moyens d’indépendance alors inimaginables.
Aussi perspicaces que fussent Hayek et Orwell, ils se sont montrés excessivement pessimistes. Les retournements de l’Histoire se sont succédé : le communisme totalitaire n’a guère survécu à 1984. Une nouvelle forme de servitude pourrait encore émerger au cours du prochain millénaire si les gouvernements parviennent à réprimer les aspects libérateurs de la microtechnologie, mais il est bien plus probable que nous entrions dans une ère d’opportunités et d’autonomie sans précédent. Les craintes de nos parents risquent de sombrer dans l’oubli, tandis que de nombreux fondements de leur vie politique semblent voués à disparaitre. Partout où la nécessité impose des limites aux choix humains, nous nous adaptons et réorganisons nos vies en conséquence.
Les risques de la prévision
Il est vrai que formuler des prévisions sur l’avenir demeure un exercice périlleux. La plupart des pronostics se révèlent risibles a posteriori. Et plus les changements annoncés sont spectaculaires, plus la probabilité d’erreur est grande. Le monde ne s’éteint pas, la couche d’ozone ne disparaît pas, l’ère glaciaire cède bien souvent la place au réchauffement planétaire… Malgré toutes les alertes, le pétrole n’a pas disparu. M. Antrobus, personnage fictif de La Cuisine des Anges, se moque des menaces de guerre et de catastrophes économiques pour mener sa vie sans trop de dommages, et vieillit en faisant fi des avertissements réfléchis des experts.
Même là où l’intérêt personnel garantit une certaine lucidité, les prévisions se révèlent souvent inadéquates. En 1903, la firme Mercedes proclamait qu’« il n’y aurait jamais plus d’un million de voitures à l’échelle planétaire » parce qu’il paraissait impossible de former autant d’artisans à la conduite15.
15 Norman Macrae, « Governments in Decline », Cato Policy Report, juillet/août 1992, p. 10.
À cet égard, nous sommes conscients de courir le risque de paraître risibles. Pourtant, nous n’hésitons pas à nous tromper, préférant vous offrir une réflexion utile plutôt que de nous taire de peur d’être ultérieurement la cible de moqueries.
Comme l’a finement écrit Arthur C. Clarke, deux écueils majeurs conduisent la plupart des prévisions à l’échec : « l’échec du courage » et « l’échec de l’imagination »[16. Il ajoute que le premier est bien plus répandu : c’est lorsqu’on possède des informations pertinentes sans reconnaître qu’elles mènent inéluctablement à une conclusion donnée. Ces échecs se révèlent parfois si invraisemblables qu’ils en deviennent presque comiques17.
16 Arthur C. Clarke, Profiles of the Future : An Enquiry into the Limits of the Possible (Londres : Victor Gollancz Ltd., 1962), p. 13.
17 Ibid.
Si notre analyse de la révolution de l’Information venait à faillir, ce serait davantage par manque d’imagination que par absence de courage. Tenter de prédire l’avenir est par nature un acte audacieux qui suscite naturellement le scepticisme. À la différence de Nostradamus, nous ne prétendons pas être des prophètes. Nous ne prédisons pas l’avenir en agitant une baguette magique ou en consultant un horoscope. Notre objectif est plutôt de vous proposer un examen posé et détaché de faits susceptibles de jouer un rôle déterminant pour vous.
Nous nous sentons moralement tenus de partager ces réflexions, même lorsqu’elles paraissent hétérodoxes, car autrement elles risqueraient de ne jamais vous parvenir. Dans l’atmosphère étroite de la société industrielle tardive, les idées ne circulent pas avec la liberté qu’elles devraient avoir dans les médias traditionnels.
Nous abordons ce sujet avec un esprit constructif. C’est le troisième ouvrage que nous signons ensemble, dans lequel nous analysons diverses phases de la profonde mutation en cours. Comme dans Blood in the Streets et The Great Reckoning, il s’agit d’un essai intellectuel au cours duquel nous explorons la fin de la société industrielle et sa prochaine reconfiguration.
Dans les années à venir, nous prévoyons d’observer des paradoxes étonnants. D’une part, vous assisterez à l’avènement d’une nouvelle forme de liberté incarnée par l’émergence de l’individu souverain. Vous verrez presque se libérer entièrement la productivité. Parallèlement, nous anticipons la disparition de l’État-nation moderne. Nombre des garanties d’égalité dont les Occidentaux se sont habitués au XXᵉ siècle est voué à disparaître avec lui.
Nous nous attendons à ce que la démocratie représentative, telle que nous la connaissons, disparaisse peu à peu pour laisser place à une démocratie des choix, déployée sur le cybermarché. Si nos déductions se révèlent justes, la politique du siècle prochain sera bien plus diversifiée et moins centrale que celle à laquelle nous sommes habitués.
Nous sommes convaincus que notre démonstration sera aisément compréhensible, même si elle nous conduit à explorer des territoires dignes, sur le plan intellectuel, des régions reculées et des quartiers difficiles. Si, par endroits, notre propos semble moins limpide, ce n’est ni une tentative de facétie ni l’usage de l’ambiguïté toute faite employée par ceux qui se plaisent à prédire l’avenir à coups de déclarations sibyllines. Nous ne jouons pas à ce jeu. Si nos arguments vous apparaissent confus, c’est simplement que nous n’avons pas su les formuler de manière à rendre des idées puissantes réellement accessibles. Contrairement à bon nombre de prévisionnistes, nous voulons que vous saisissiez et puissiez même reproduire notre raisonnement. Il repose non pas sur des rêveries mystiques ou sur les caprices des astres, mais sur une logique bien concrète, quoique parfois peu reluisante. Pour des raisons tout à fait logiques, nous croyons que la micro-informatique finira inévitablement par subvertir et démanteler l’État-nation en place, tout en créant au passage de nouvelles formes d’organisation sociale. Il est à la fois nécessaire et possible que vous envisagiez, quant à présent, quelques détails de cette nouvelle manière de vivre qui pourrait bien s’imposer plus tôt que prévu.
Ironies d’un futur annoncé
Depuis des siècles, l’an 2000 est considéré comme un tournant majeur. Il y a plus de 850 ans, saint Malachie fixait déjà à 2000 la date du Jugement dernier. En 1934, le médium américain Edgar Cayce prédisait un basculement de l’axe terrestre dans l’an 2000, capable d’engloutir New York et le Japon et de fendre la Californie en deux. Le scientifique japonais Hideo Itokawa, spécialiste des fusées, avait quant à lui annoncé en 1980 que l’alignement planétaire formant la « Grande Croix » le 18 août 1999 déclencherait diverses catastrophes écologiques et la fin de la vie humaine18.
18 A. T. Mann, Millennium Prophecies : Predictions for the Year 2000 (Shaftesbury, Angleterre : Element Books, 1992), p. 88, 112, 117.
Ces prophéties apocalyptiques semblent aujourd’hui faciles à ridiculiser. Après tout, l’an 2000, malgré son allure imposante, n’est qu’un artéfact arbitraire du calendrier chrétien. D’autres systèmes de datation situent différemment les siècles et millénaires : selon le calendrier islamique, 2000 A.D. correspond à l’année 1378, ce qui ne présente aucun caractère exceptionnel, et dans le calendrier chinois, qui se répète en cycles de soixante ans, 2000 A.D. n’est qu’une nouvelle « année du dragon ».
Pourtant, outre cet héritage chrétien, un imprévu vient renforcer l’énigme de l’an 2000 : le bogue logiciel lié à l’an 2000 (Y2K). Cette faille, capable d’être dévastatrice dans des milliards de lignes de code, aurait pu concrétiser les visions apocalyptiques en paralysant les éléments vitaux de la société industrielle au moment précis du passage à 2000. De nombreux ordinateurs et microprocesseurs fonctionnent encore avec des logiciels issus des débuts de l’informatique, alors que la mémoire coûtait 600 000 $ par mégaoctet et était plus précieuse que l’or. Pour économiser cet espace onéreux, les premiers programmeurs ont choisi de représenter l’année avec seulement deux chiffres au lieu de quatre. Cette convention a été massivement réutilisée dans la plupart des logiciels pour grands systèmes (mainframes) et même dans les microprocesseurs « embarqués ». Ces microprocesseurs contrôlent presque tout : des magnétoscopes aux systèmes d’allumage des voitures, en passant par les systèmes de sécurité, les réseaux de télécommunication, ainsi que les systèmes de traitement et de contrôle des usines, des centrales électriques, des raffineries de pétrole, des usines chimiques, et bien plus encore. Ainsi, l’année 1999 est abrégée en « 99 ». Le problème se pose alors lors du passage au « 00 » : de nombreux programmes confondront 1900 et 2000.
Les conséquences : une corruption gigantesque des données qui illustre, sans le vouloir, ce que l’on appelle la « cyberguerre ». À l’ère de l’information, d’éventuels adversaires pourront semer le chaos en déclenchant des « bombes logiques », c’est-à-dire en sabotant le fonctionnement des systèmes essentiels par la corruption des données sur lesquelles ils reposent. Par exemple, pour neutraliser un avion, il peut s’avérer plus simple de falsifier ses informations sensibles que de le détruire physiquement. La corruption des données peut entraver la vie d’une société moderne presque autant qu’une frappe militaire, et cela a des conséquences considérables.
Le Mail de Londres rapportait, le 14 décembre 1997, que plusieurs compagnies aériennes envisageaient d’annuler des centaines de vols le 1er janvier 2000, par crainte d’un dysfonctionnement des systèmes de contrôle19. Les inquiétudes concernaient non seulement le contrôle aérien, mais aussi les fonctions sensibles aux dates intégrées aux avions eux-mêmes. Boeing admet que de nombreux appareils nécessiteront une mise à jour pour pallier le problème du passage à l’an 2000. Les conséquences pourraient être dramatiques si l’ordinateur de bord chargé de la maintenance interprétait la date comme 1900 et se retrouvait bloqué dans une boucle d’erreur, interrompant ainsi tout fonctionnement.
19 Yardeni, op. cit., p. 45.
Les effets rétroactifs potentiellement mortels d’une bombe logique différée, susceptible de désactiver les systèmes de contrôle non conformes, pourraient transformer le passage au nouveau millénaire en une date mémorable pour des raisons fort désagréables. De nombreux appareils bloqués dans une boucle d’erreur pourraient s’arrêter, même si vous avez la chance de ne pas être en plein vol lorsque le nouveau millénaire commence.
Les boucles d’erreur potentiellement létales liées au bogue Y2K risquent de rendre le passage à l’an 2000 particulièrement mémorable et dangereux. N’oubliez pas non plus les autres systèmes critiques : un pacemaker non adapté, un ascenseur défaillant, etc. Les menaces sont multiples ; surtout, nous risquons de voir simultanément s’effondrer l’électricité et les télécommunications, ce qui suffirait à interrompre l’accès aux services d’urgence.
Dans la plupart des pays industrialisés, on décroche son téléphone, on entend la tonalité, on compose le 911 (ou l’équivalent) et tout semble en ordre. Mais si le réseau, saturé ou en panne, cesse de fonctionner, la situation deviendra critique. De nombreux centres et routeurs horodatent les communications afin de mesurer la durée des appels et de facturer. Par exemple, si l’on passe un appel de 11 h 59 min 30 à 12 h 00 min 00 le 1er janvier 2000, et que la date est interprétée comme 1900, la durée négative (–99 ans) pourrait faire planter tout ou partie de la liaison.
Les compagnies de télécom investissent massivement pour mettre à jour leurs commutateurs, mais même si la majorité y parvient, il suffirait de quelques défaillances pour fragiliser l’ensemble du réseau. N’espérez donc pas entendre votre tonalité le 1er janvier 2000.
Comme le souligne Peter de Jager, spécialiste du bug de l’an 2000 : « Si nous perdons la possibilité de téléphoner, nous perdons aussi tout le reste : virements bancaires, transactions boursières, paiements, etc. » Et cela ne s’arrêterait pas là.
Si personne n’est certain de l’ampleur des dérèglements liés à Y2K, il est clair que de nombreux systèmes embarqués — inaccessibles à la reprogrammation et nécessitant un remplacement complet — pilotent des milliers d’objets. Certains ne gèrent même pas la date et échapperont ainsi au bug, tandis que d’autres s’appuient sur un cycle temporel interne. Voitures, camions, bus construits depuis 1976, ainsi que centrales électriques, usines chimiques, pipelines, systèmes d’alarme ou ascenseurs, pourraient tous être concernés. Il en va de même pour des appareils médicaux ou des infrastructures stratégiques, y compris les réseaux routiers, ferroviaires ou maritimes. La durée d’un événement est en effet cruciale pour le fonctionnement de nombreux dispositifs : s’ils interprètent l’année comme 1900, des effets imprévisibles pourraient survenir.
La bombe à retardement du bug de l’an 2000
Les systèmes de commande et de contrôle à grande échelle des gouvernements et des grandes entreprises, traitant d’importants volumes de transactions sur des mainframes, constituaient à l’origine le principal objet des inquiétudes liées au bug de l’an 2000.
Comme ils fonctionnent souvent sur d’anciens systèmes en COBOL, largement incompatibles avec le format à quatre chiffres pour les dates, Peter de Jager avait alerté l’opinion publique au début des années 1990. Il soulignait alors qu’il y avait trop peu de programmeurs maîtrisant le COBOL pour mettre à jour en temps utile le code sensible aux dates, sans compter ceux qui n’avaient tout simplement pas entrepris l’évaluation.
De nombreuses grandes organisations ne s’y étant attaquées que récemment, force est de constater qu’un grand nombre de systèmes resteront probablement non conformes au 1er janvier 2000.
Or, rien ne peut vraiment remplacer la puissance de traitement qui gère ces flux massifs de transactions. Si une telle entreprise ou administration devait revenir aux supports papiers, elle ne pourrait gérer qu’une fraction de ses volumes habituels. Les pertes financières mettraient en péril presque toutes les sociétés, à l’exception des mieux capitalisées.
Tout serait affecté : fiches de paie, comptabilité, trésorerie, inventaires, conformité réglementaire… Partout où la date joue un rôle (comme pour la validité d’une facture ou d’un contrat), le bug engendrerait des anomalies. Dans certains cas, il vaudrait mieux que le système plante immédiatement plutôt que de contaminer insidieusement ses bases de données. Par exemple, que se passera-t-il lorsqu’un utilitaire de sauvegarde devra archiver un fichier modifié le 4 janvier 2000, mais l’interprétera comme datant du 4 janvier 1900 ? L’assureur réclamera-t-il cent ans d’arriérés sur un contrat impayé ? Les banques et les courtiers parviendront-ils à conserver une trace précise de vos comptes ? Vous saisissez l’ampleur des dérives que ce bug pourrait provoquer.
« C’est potentiellement l’aspect le plus destructeur du problème de l’an 2000. Ce n’est plus l’inconvénient d’un retard de salaire ; c’est le moment où tout le monde se retrouve dans la rue, où le sang coule. » – Dr Leon Kappelman, co-président du groupe de travail Y2K de la Society For Information Management
En cas de coupure d’électricité, la plupart des systèmes seront hors service ; plus d’éclairage, pas de réfrigérateur ni de chauffage dans les immeubles modernes. S’y ajoute le risque que les systèmes de sécurité des centrales nucléaires se bloquent, puisque l’on y gère des dates précises pour les échéances d’entretien.
Les centrales électriques conventionnelles sont également vulnérables aux perturbations liées au bug. Par exemple, les centrales à charbon risquent d’être affectées par des interruptions dans le système de transport qui assure l’acheminement du charbon vers les chaudières. En 1997‑1998, certains opérateurs durent réduire leur production en raison d’un ralentissement des livraisons ferroviaires en provenance de l’Ouest, conséquence de la fusion des réseaux Southern Pacific et Union Pacific. Ce problème était imputable aux incompatibilités entre les systèmes informatiques de contrôle et de répartition employés par ces deux compagnies. Selon un porte‑parole d’Union Pacific, l’intégration de ces systèmes fut un véritable « cauchemar », et ce, malgré la réputation d’Union Pacific Technologies, pionnier dans le développement de systèmes informatisés de gestion du transport. En conséquence, la compagnie ne parvenait pas à suivre précisément le mouvement de ses wagons. Cet échec préfigure tristement ce qui pourrait se produire lorsque des « bombes logiques temporelles » viendront perturber le transport, la production d’énergie et d’autres secteurs économiques.
Ce qui est encore plus inquiétant, c’est la vulnérabilité des réseaux de transport et de distribution électrique, qui reposent sur une synchronisation horodatée pour équilibrer la charge, afin de transférer l’électricité des zones de surplus vers celles en déficit. Or, ces équipements informatisés peuvent également tomber en panne pour des raisons analogues à celles du réseau télécom. Les sous-stations et les répartiteurs utilisent en effet des commutateurs mécanisés, pilotés par ordinateur, et dépendent des lignes télécom ou micro-ondes. En somme, si le téléphone tombe, il est fort probable que l’électricité disparaisse également. L’exemple du Canada en janvier 1998 a illustré la difficulté de relancer un vaste réseau après une panne totale. Un black-out généralisé pourrait ainsi s’éterniser, même en plein hiver.
Bug de l’an 2000 et arsenal nucléaire
Une panne électrique en plein hiver est déjà une épreuve, mais la situation pourrait être bien pire. Selon John Koskinen, président de la commission d’adaptation à l’an 2000 de la Maison-Blanche, les missiles nucléaires américains pourraient cesser de fonctionner à minuit le 31 décembre 1999, voire se déclencher. Tout en précisant qu’il ne souhaite pas semer une panique inutile, Koskinen ajoute : « Il faut s’en inquiéter. »
Évidemment, cette inquiétude s’appliquerait avec la même intensité, voire davantage, aux missiles nucléaires russes. La faillite de la Russie a rendu les mises à jour pour se conformer au bug de l’an 2000 encore plus problématiques qu’aux États-Unis. De plus, plusieurs indices montrent que la Russie ne prend pas encore au sérieux ce potentiel bug.
On espère bien qu’aucun lancement accidentel ne se produira, mais force est de constater que le passage à l’an 2000 pourrait aggraver l’insécurité mondiale. En effet, les systèmes de communication militaire de nombreux pays pourraient ne pas fonctionner normalement. Comme l’explique Koskinen : « Si vous êtes dans un pays et que, tout à coup, vous ne comprenez plus vraiment ce qui se passe et que vos communications fonctionnent mal, vous devenez encore plus nerveux. »
Cette bombe à retardement logique pourrait précipiter le lancement de véritables bombes explosives, ce qui illustre bien le danger que représente la guerre de l’information pour les systèmes centralisés de commandement et de contrôle. Si des terroristes souhaitent frapper un système centralisé, ils pourraient choisir le 31 décembre 1999 pour lancer leur attaque, une date à laquelle de nombreux systèmes seront particulièrement vulnérables.
Non seulement les communications, déjà sous tension, risquent de se dégrader – avec la possibilité de coupures d’électricité, des difficultés à démarrer les véhicules, et des défaillances des services d’urgence, mais de nombreuses autres fonctions que l’on considère comme acquises, pourraient cesser de fonctionner.
Sans électricité, l’eau ne coulerait plus du robinet et les réseaux d’assainissement s’effondreraient. Les feux de signalisation s’éteindraient. Quelques heures à peine après une véritable panne du système de transport, les rayons des supermarchés seraient dévalisés (voire pillés). À en juger par l’expérience récente des villes américaines, l’absence d’électricité, d’eau, de chauffage pour bon nombre de foyers, d’éclairage, ainsi qu’une communication fragmentée avec les services d’urgence conduiraient à l’effondrement de la civilisation. Il se pourrait que la situation dégénère en pillages et en émeutes dans les rues, surtout si l’on apprenait que le paiement des salaires, des aides sociales et des pensions échouerait à grande échelle.
« Nous ne serons plus ce que nous étions, mais nous commencerons à devenir autre chose. »20 – Joachim de Flore
20 Cité par Grosso, op. cit., p. 40.
21 Ibid.
Les pressentiments apocalyptiques à l’approche du nouveau millénaire ne reposent pas nécessairement sur une théologie liée à la foi chrétienne, mais s’inscrivent dans la tradition millénaire de Joachim de Fiore, dont les méditations l’avaient conduit à penser que le Christ n’était que « la deuxième charnière de l’histoire », annonçant ainsi une nouvelle ère21. Selon le philosophe Michael Grosso, l’informatique précipite l’accomplissement prophétique en créant une « technocalypse ».
Que l’évolution technologique soit ou non guidée par des visions millénaristes, le phénomène du bug de l’an 2000 demeure un artefact de l’imaginaire occidental dominant en matière de temporalité.
On ne peut nier l’étrangeté de la situation : la date 2000, autrefois redoutée pour des raisons superstitieuses ou ésotériques, est devenue la date fatidique pour de multiples systèmes vitaux. Ironiser sur certaines approximations chronologiques (puisque, par exemple, Jésus ne serait pas né en l’an 1 n’enlève rien à l’ampleur du problème pratique posé par le changement de millénaire dans les logiciels.
Un critique pourrait facilement tourner ces prémonitions en ridicule, sans même aborder les notions théologiques ambiguës et discutables de l’Apocalypse et du Jugement dernier, qui donnent à ces visions une grande partie de leur puissance. Il est toutefois intéressant de noter que le bug informatique de l’an 2000 l’emporte sur les erreurs arithmétiques qui pourraient autrement sembler diminuer l’importance de l’année 2000, même dans le cadre chrétien. L’an 2000 a le potentiel de devenir un point d’inflexion pour la prochaine étape de l’histoire, simplement parce qu’il marque l’arrivée du nouveau millénaire. Logiquement parlant, le prochain millénaire ne commencera qu’en 2001.
L’an 2000 ne sera que la deux-millième année depuis la naissance du Christ, car ce dernier n’est pas né lors de la première année de l’ère chrétienne. En 533, lorsque la naissance du Christ a remplacé la fondation de Rome comme point de départ pour le calcul des années selon le calendrier occidental, les moines qui ont introduit cette nouvelle convention ont mal calculé la date de sa naissance. Il est aujourd’hui admis qu’il est né en 4 av. J.-C. Sur cette base, les deux mille ans depuis sa naissance seront donc révolus quelque part en 1997. D’où la date apparemment étrange choisie par Carl Jung pour marquer le début d’un Nouvel Âge.
Riez si vous voulez, mais nous ne méprisons ni ne rejetons les compréhensions intuitives de l’histoire. Bien que notre raisonnement soit fondé sur la logique, et non sur le profit, nous sommes impressionnés par le pouvoir prophétique de la conscience humaine. À maintes reprises, celle-ci vient légitimer les visions de fous, de voyants et de saints. Il en sera peut-être ainsi avec la transformation de l’an 2000. Cette date, depuis longtemps ancrée dans l’imaginaire de l’Occident, semble être le point d’inflexion qui confirme au moins en partie que l’histoire a une destinée. Nous ne pouvons pas expliquer pourquoi il en est ainsi, mais nous sommes néanmoins convaincus que c’est le cas.
Notre intuition nous pousse à croire que l’histoire possède une finalité, où le libre arbitre et le déterminisme se rejoignent. Elle semble obéir à la logique d’un système complexe ; à l’image d’un plasma d’électrons, la liberté de mouvement individuelle des électrons s’accorde, en réalité, avec un comportement collectif très structuré. Comme l’expliquait David Ohm, l’histoire humaine est « un système hautement organisé qui agit comme un tout ».
Se préparer au changement, c’est surtout reconnaître que, comme la nature, l’histoire se déploie en cycles ponctués de ruptures soudaines plutôt que progressives.
Un cycle mystérieux de cinq siècles semble marquer, en Occident, la fin de chaque centenaire. À chaque fois, on assiste à un grand bouleversement mêlant mort et renaissance.
Ce phénomène se manifeste depuis au moins 500 av. J.-C., époque à laquelle la démocratie grecque fait son apparition grâce aux réformes constitutionnelles de Clisthène en 508 av. J.-C. Les cinq siècles suivants constituent une période de développement et d’intensification de l’économie antique, qui aboutira à la naissance du Christ en 4 av. J.-C. Ce fut également l’époque de la plus grande prospérité de l’économie antique, lorsque les taux d’intérêt atteignaient leur niveau le plus bas avant l’ère moderne. Les cinq siècles suivants furent marqués par un déclin progressif de la prospérité, qui mena à l’effondrement de l’Empire romain à la fin du Ve siècle après J.-C, prélude au basculement de l’Occident dans le haut Moyen Âge.
Le résumé de William Playfair mérite d’être rappelé : « Lorsque Rome atteignait son apogée… on constatera que c’était à la naissance du Christ, c’est-à-dire sous le règne d’Auguste, et qu’elle déclinait progressivement jusqu’en 490. » 22
22 William Playfair, An Inquiry into the Permanent Causes of the Decline and Fall of Powerful and Wealthy Nations: Designed to Show How the Prosperity of the British Empire May be Prolonged (London : Greenland and Norris, 1805), p. 79.
Au cours des cinq siècles suivants, l’économie se flétrit, le commerce sur de longues distances s’arrêta, les villes se vidèrent de leur population, la monnaie disparut de la circulation et l’art ainsi que la culture écrite faiblirent presque jusqu’à disparaître. La disparition d’une justice effective liée à l’effondrement de l’Empire romain d’Occident entraîna l’apparition de modes de règlement des différends beaucoup plus rudimentaires.
Tout s’inverse dès lors vers l’an 1000, marquant une « révolution féodale » qui, selon l’historien et professeur d’histoire médiévale à l’Université de Paris Guy Bois23:, renverse les institutions antiques et provoque l’apparition de quelque chose de nouveau issu de l’anarchie : le féodalisme.
23 Guy Bois, The Transformation of the Year One Thousand : The Village of Lournard from Antiquity to Feudalism (Manchester, Angleterre : Manchester University Press, 1992).
Selon Raoul Glaber, « on disait que le monde entier s’était, d’un même élan, débarrassé des lambeaux de l’Antiquité. »[^24] Ibid., p. 150.
Le nouveau système qui émergea subitement permit une lente reprise de la croissance économique. Pendant les cinq siècles que l’on désigne aujourd’hui sous le nom de Moyen Âge, on vit renaître la monnaie et le commerce international, tout en redécouvrant l’arithmétique, la culture écrite et même la notion du temps.
Ensuite, dans la dernière décennie du XVe siècle, un nouveau tournant survint. C’est à ce moment que l’Europe émergea du déficit démographique provoqué par la peste noire et se mit presque aussitôt à dominer le reste du monde. La « révolution de la poudre à canon », la « Renaissance » et la « Réforme » désignent chacun un aspect de cette transition qui inaugura l’ère moderne. Ce changement fut annoncé de façon spectaculaire : Charles VIII envahit l’Italie avec de nouveaux canons en bronze. Il s’agissait d’une ouverture sur le monde, illustrée par Christophe Colomb, qui entreprit de traverser l’Atlantique pour découvrir l’Amérique en 1492. Cette entrée dans le Nouveau Monde donna naissance à la croissance économique la plus fulgurante de l’histoire de l’humanité. Parallèlement, une révolution dans la physique et l’astronomie conduisit à la naissance de la science moderne. Enfin, les innovations liées à l’impression permirent une diffusion massive de ces idées. Nous voilà à l’aube d’une nouvelle transformation millénaire. Les vastes systèmes de contrôle hérités de l’ère industrielle pourraient s’effondrer, à l’instar d’une diligence à un cheval qui disjoncte dès le passage au millénaire. Que la bombe logique du bug de l’an 2000 provoque ou non l’effondrement immédiat de la société industrielle, ses jours sont comptés. Nous prévoyons que l’avènement de la société de l’information transformera le monde en profondeur, comme ce livre se propose de l’expliquer.
Vous seriez en droit d’en douter, car aucun cycle, se répétant seulement deux fois par millénaire, n’a offert assez d’itérations pour être statistiquement significatif. En effet, même des cycles bien plus courts suscitent le scepticisme des économistes qui exigent des preuves statistiques plus convaincantes. Le professeur Dennis Robertson écrivait autrefois : « Il vaudrait mieux attendre quelques siècles avant de pouvoir en être sûr » quant aux cycles commerciaux de quatre ans et de huit à dix ans. 25 S. B. Saul, The Myth of the Great Depression (London : Macmillan, 1985), p. 10.
Selon ce critère, il faudrait que le professeur Robertson suspende son jugement pendant environ trente mille ans pour être certain que le cycle de cinq cents ans n’est pas une anomalie statistique. Nous sommes, quant à nous, moins dogmatiques et davantage prêts à reconnaître que les mécanismes du réel sont bien plus complexes que les modèles statiques et linéaires d’équilibre adoptés par la plupart des économistes.
Nous pensons que l’arrivée de l’an 2000 marque bien plus qu’une simple coupure dans le flux infini du temps. C’est un véritable tournant entre l’ancien et le nouveau monde. L’ère industrielle s’achève rapidement. Ironiquement, sa disparition pourrait être encore accélérée par le coût exorbitant des premières mémoires d’ordinateur, qui avait conduit à l’adoption massive de dates abrégées à deux chiffres. À l’époque, les cartes perforées Hollerith ne pouvaient contenir que quatre-vingts caractères, et raccourcir les dates semblait alors judicieux.
Contre toute attente des premiers programmeurs, ce raccourcissement a perduré quatre décennies, jusqu’à la fin du millénaire, devenant une bombe logicielle accidentelle susceptible de dévaster une grande partie de la société industrielle. Le rapport du Bureau de la gestion et du budget du gouvernement américain, intitulé « Getting Federal Computers Ready for 2000 » et daté du 7 février 1997, décrivait déjà le problème. Ce rapport concluait en ces termes : « À moins d’être réparés ou remplacés, les ordinateurs échoueront au tournant du siècle de l’une des trois façons suivantes : ils refuseront des entrées légitimes, ils produiront des résultats erronés, ou ils ne fonctionneront tout simplement pas. » Ces trois issues prises ensemble pourraient paralyser la société industrielle.
Quelle que soit la technologie de production de masse, elle est vouée à être supplantée par celle de la miniaturisation. Une crise imminente ne ferait qu’accélérer ce processus. Par ailleurs, l’essor des nouvelles technologies de l’information a donné naissance à une science des dynamiques non linéaires dont les conclusions étonnantes ne sont encore que des bribes se cherchant pour former une vision du monde globale.
Nous restons imprégnés des conceptions industrielles, alors même que nous vivons à l’ère de l’ordinateur. Notre conscience collective demeure ancrée dans l’héritage de Smith et de Marx, décédés bien avant notre naissance. Nous continuons à percevoir le monde à travers un prisme linéaire, alors que la réalité est fondamentalement non linéaire.
Nous faisons face à un fossé considérable entre la manière dont fonctionnent techniquement les choses (calculs, dynamisme, etc.) et les règles établies à l’époque de la machine à vapeur. Nous suivons ainsi Oswald Spengler, qui, en 1911, pressentit la Première Guerre mondiale ainsi que « le déclin de l’Occident ». Lui aussi entrevoyait un « changement d’état historique » programmé depuis des siècles.
À l’instar de Spengler, nous pensons que la civilisation occidentale moderne se meurt, refermant un cycle de cinq siècles initié par l’expédition de Colomb. Toutefois, contrairement à Spengler, nous percevons déjà les prémices d’une nouvelle ère dans la civilisation occidentale au cours du millénaire à venir.