11  Moralité et crime dans l’« économie naturelle » de l’ère de l’information

« La corruption… est beaucoup plus répandue et universelle qu’on ne le pensait auparavant. On en trouve des preuves partout, dans les pays en développement et, de plus en plus souvent, dans les pays industriels. […] Des figures politiques de premier plan, y compris des présidents et des ministres, ont été accusées de corruption. […] D’une certaine manière, il s’agit d’une privatisation de l’État, dans laquelle son pouvoir n’est pas transféré au marché, comme on l’entend habituellement par privatisation, mais aux fonctionnaires et bureaucrates de l’administration. »1 – VIRO TANZI

1 Vito Tanzi, « Corruption: Arm’s-length Relationships and Markets », dans Gianluca Fiorentini et Sam Peltzman (dir.), The Economics of Organized Crime (Cambridge : Cambridge University Press, 1995), p. 167, 170.

Nous pensons qu’à mesure que l’État-nation moderne se délitera, des « barbares » d’un nouveau genre exerceront un pouvoir de plus en plus concret en coulisses. Des groupes comme les mafias russes qui démantèlent l’ex-URSS, d’autres gangs criminels ethniques, des nomenklaturas, des barons de la drogue ou encore des agences secrètes renégates imposeront de plus en plus leurs propres lois. C’est d’ailleurs déjà le cas. Bien plus qu’on ne l’imagine, les barbares modernes ont déjà infiltré les structures de l’État-nation, sans en altérer l’apparence. Ce sont des microparasites qui se nourrissent d’un système à l’agonie. Aussi violents et impitoyables qu’un État en guerre, ces groupes emploient les mêmes méthodes coercitives, mais à une échelle moindre. Leur influence et leur pouvoir croissants s’inscrivent dans le phénomène de rétrécissement de la sphère politique. La micro-informatique a réduit la taille critique nécessaire à un groupe pour maîtriser et contrôler l’usage de la violence. À mesure que cette révolution technologique progresse, la violence prédatrice s’organisera de plus en plus en dehors de tout contrôle central. Les efforts pour la contenir se décentraliseront également, et reposeront davantage sur l’efficacité que sur la pure domination.

Le déferlement d’activités criminelles et la corruption au sein des États-nations constitueront l’un des principaux moteurs du changement à l’échelle planétaire. Le spectacle auquel vous assisterez pourrait évoquer une version sournoise et ténébreuse d’un film de série B : L’Invasion des profanateurs de sépultures. Avant même que la plupart des États-nations ne s’effondrent, leur pouvoir sera en réalité exercé par ces barbares modernes. Souvent, à l’image du célèbre film de série B des années 1950, ces barbares avanceront masqués. Toutefois, les Pod People du futur ne viendront pas de l’espace : il s’agira de criminels issus de divers réseaux, qui occuperont des fonctions officielles tout en prêtant, au moins en partie, allégeance à un ordre extérieur au cadre constitutionnel.

La fin d’une ère s’accompagne généralement d’une corruption généralisée. À mesure que les fondements de l’ancien système se délitent, l’éthique collective se dissout, créant un climat propice où des personnalités haut placées peuvent simultanément servir des intérêts publics et s’adonner à des activités criminelles privées.

Malheureusement, n’espérez pas compter sur les médias traditionnels pour saisir rapidement et avec justesse la déroute de l’État-nation. L’illusion collective qui a masqué la chute de l’Empire romain est un trait sans doute caractéristique de la décomposition des grandes entités politiques. C’est cette même illusion qui dissimule aujourd’hui l’effondrement de l’État-nation. Pour de multiples raisons, il sera impossible de se fier aux médias pour connaître la vérité. Certains, par conservatisme, défendront les intérêts du passé. D’autres seront aveuglés par des dogmes idéologiques dépassés, tels que le socialisme ou l’étatisme. D’autres encore, par peur des conséquences, hésiteront à révéler la corruption qui deviendra de plus en plus visible au sein d’un système à bout de souffle. Quelques-uns manqueront du courage physique parfois requis pour cette tâche. La peur de perdre leur emploi ou de subir des représailles en réduira plus d’un au silence. Et, bien entendu, rien ne permet de croire que journalistes et rédacteurs soient moins perméables à l’appât du gain que des inspecteurs du bâtiment ou des entrepreneurs véreux. Bien plus qu’on ne se l’imagine, de grands organes de presse, qui se targuent de tout couvrir, se révéleront des sources bien moins fiables qu’on ne le pense. Nombre d’entre eux poursuivront d’autres desseins, notamment celui de soutenir un système chancelant, plutôt que de vous informer honnêtement. Leur perspective sera limitée, et leurs analyses, plus encore.

11.1 AU-DELÀ DU RÉEL

Avec le perfectionnement continu des technologies de réalité virtuelle et des jeux vidéo, vous pourrez même commander un journal d’actualités sur mesure, présentant les nouvelles que vous désirez entendre. Vous rêvez d’un reportage vous sacrant vainqueur du décathlon aux Jeux olympiques ? Rien de plus simple. Ce sera la manchette de demain. Vous pourrez voir se dérouler, sur votre téléviseur ou votre ordinateur, n’importe quel récit, qu’il soit authentique ou entièrement fictif, avec un réalisme dépassant de loin ce que NBC ou la BBC peuvent offrir aujourd’hui.

Nous nous dirigeons à grands pas vers un monde où l’information sera totalement décorrélée des faits, n’ayant pour seule limite que l’ingéniosité humaine. Une telle évolution pèsera lourdement sur la nature et la fiabilité des nouvelles que vous recevrez. Dans un univers où règnent la réalité virtuelle et la transmission instantanée de données en tout lieu, la capacité de discernement et l’aptitude à distinguer le vrai du faux deviendront plus cruciales que jamais.

Cette évolution ne sera toutefois pas aussi radicale qu’il n’y paraît. Les frontières entre le vrai et le faux sont déjà régulièrement brouillées, un phénomène que la technologie n’a fait qu’amplifier. Il faut néanmoins reconnaître que bien des retombées de la révolution de l’information ont eu un effet libérateur.

La technologie permet déjà de transcender les contraintes de la proximité géographique et de la domination politique. Si les gouvernements peuvent encore dresser des barrières pour entraver l’échange de biens, ils sont bien plus démunis face à la circulation de l’information. Ainsi, n’importe quel client d’un restaurant à Hong Kong est relié au monde entier par son téléphone portable. De même, lors du coup d’État fomenté à Moscou en août 1991 par des conservateurs, ces derniers ne purent couper les communications de Boris Eltsine, car il disposait de téléphones portables.

Plus d’informations, moins de compréhension

À mesure que les obstacles à la diffusion de l’information s’effacent, le volume des données disponibles augmente, ce qui est en soi une bonne chose. Toutefois, cet afflux s’accompagne d’une confusion croissante quant à ses véritables implications. La technologie moderne, tout en libérant l’information des contraintes politiques et spatio-temporelles, a pour effet paradoxal d’accroître la valeur du jugement de la « vieille école ». Cette intuition, qui permet de distinguer l’essentiel du superflu dans le flot incessant de faits et de fictions, devient chaque jour plus précieuse. Au moins trois facteurs expliquent ce phénomène :

  1. L’avalanche d’informations actuelle confère une valeur accrue à la concision.

    Or, la concision, en imposant de réduire l’information, tend à écarter ce qui est nouveau ou moins familier. Face à une multitude de données à assimiler et à d’innombrables sollicitations, nous cherchons naturellement à traiter chaque information le plus rapidement et simplement possible. Hélas, une information trop succincte n’offre souvent pas le contexte nécessaire à sa juste compréhension. Les nuances riches et denses de l’histoire sont précisément celles qui sont sacrifiées sur l’autel des extraits de vingt-cinq secondes et des formats de chaînes comme CNN. Il est bien plus aisé de transmettre un message qui conforte des idées reçues que d’exposer un paradigme d’interprétation entièrement nouveau. Ainsi, il est beaucoup plus simple de donner le score d’un match de baseball ou de cricket que d’en décrire les règles et d’en expliquer la portée.

  2. L’évolution technologique fulgurante sape les fondements « mégapolitiques » de l’organisation sociale et économique. Ce faisant, elle rend obsolètes, plus vite que jamais, les grands cadres de pensée qui structurent notre vision du monde. L’importance d’une vision d’ensemble s’en trouve accrue, tandis que la simple accumulation de « faits » épars, désormais accessibles à quiconque dispose d’un outil de recherche, perd de sa valeur.

  3. La tribalisation croissante de la société et la fragmentation de l’expérience ont restreint le champ du débat et de la pensée. De nombreux individus ont pris l’habitude d’ignorer les conclusions qui s’imposent pourtant à la lumière des faits. Une récente étude psychologique, présentée comme un simple sondage d’opinion, a démontré que les membres de divers groupes professionnels sont quasiment incapables d’accepter une conclusion qui impliquerait pour eux une baisse de revenus, aussi solides soient les preuves logiques. La spécialisation croissante accentue cette tendance : une grande partie des analyses émanant de groupes d’experts est conçue pour servir leurs propres intérêts. Ces derniers se soucient peu des thèses qui pourraient se révéler dérangeantes, non lucratives ou « politiquement incorrectes ». Le flot ininterrompu de déclarations vantant les perspectives exceptionnelles des placements en Bourse en est sans doute le meilleur exemple. La majorité de ces informations provient de maisons de courtage, et rares sont celles qui admettront que les actions sont surévaluées. Leurs revenus dépendant du volume des transactions, elles ont tout intérêt à ce que leurs clients continuent d’acheter. Les quelques voix indépendantes et discordantes peinent à se faire entendre.

Pour toutes ces raisons, et bien d’autres encore, l’ère de l’Information n’a pas encore donné naissance à une ère de la Compréhension. Nous assistons au contraire à un net recul de la rigueur dans le débat public. Jamais dans l’histoire n’avons-nous eu accès à autant de savoir. Pourtant, il n’existe presque plus de grande voix pour analyser la signification des événements et affirmer ce qui est vrai. C’est pourquoi nous avons été surpris du peu d’intérêt manifesté par les médias, notamment aux États-Unis, face aux indices flagrants de corruption au plus haut sommet de l’État.

L’un des thèmes centraux de cet ouvrage est d’analyser la manière dont les évolutions technologiques et autres forces « mégapolitiques » modifient ce que l’on pourrait appeler l’« économie naturelle ». Cette expression désigne ici un « état de nature » darwinien où les rapports de force, souvent injustes, sont dictés par la puissance physique brute. Au sein de cette « économie naturelle », on observe un type de comportement que les biologistes nomment la « compétition d’interférence ».

Interference Competition

Jack Hirshleifer qualifie de « concurrents par interférence » ceux qui « acquièrent et conservent des ressources en combattant directement leurs rivaux ou en leur faisant obstruction ».2 Bien que nous aspirions à ce que le comportement humain soit toujours régi par l’État de droit et les « règles sociales du jeu » (ce que l’on appelle l’« économie politique »), tout porte à croire que de nombreuses personnes ne « respectent les règles » que si cela sert leurs intérêts. Hirshleifer, spécialiste du conflit, le formule ainsi : « Le fait que le crime, la guerre et la politique perdurent montre que les affaires humaines restent en grande partie soumises aux lois de l’économie naturelle. »3 En d’autres termes, les résultats économiques ne s’expliquent pas uniquement par la conduite pacifique et respectueuse de la loi de l’Homo economicus des manuels, qui reconnaît la propriété d’autrui et « ne prend tout simplement pas ce qui ne lui appartient pas ».4 Les résultats réels sont également façonnés par le conflit, et donc par la violence explicite. Comme le souligne Hirshleifer, « Même dans un cadre régi par la loi et l’État, l’individu rationnel et égoïste cherchera un équilibre entre les voies légales et illégales pour acquérir des ressources – entre la production et l’échange d’un côté, et le vol, la fraude et l’extorsion de l’autre ».5

2 Hirshleifer, op. cit., p. 176.

3 Ibid., p. 169.

4 Michelle R. Garfinkel et Stergios Skaperdas (dir.), The Political Economy of Conflict and Appropriation (Cambridge : Cambridge University Press, 1996), p. 1.

5 Hirshleifer, op. cit., p. 173.

11.2 Le racket à l’ère de l’information

Dans un ouvrage de référence sur la violence, la criminalité et la politique, The Political Economy of Conflict and Appropriation, Michelle R. Garfinkel et Stergios Skaperdas explorent cette idée : « Les individus et les groupes peuvent soit produire et ainsi créer de la richesse, soit s’emparer de la richesse créée par d’autres. »6 Ils reprennent une anecdote, initialement rapportée par The Economist, qui illustre la concurrence par interférence à l’ère moderne. « Un homme d’affaires américain, fraîchement arrivé à Moscou pour y ouvrir un bureau, a vu cinq hommes faire irruption dans sa chambre d’hôtel, arborant montres en or et armes de poing, et munis d’un document indiquant la valeur nette de sa société. Ils lui ont réclamé 7 % de ses futures recettes. Il a sauté dans le premier avion pour New York, où les racketteurs sont moins sophistiqués. »7 Cet épisode de racket à l’ère de l’information est en grande partie rendu possible par les nouvelles technologies, en particulier Internet, qui permettent à des criminels en Russie d’accéder aux profils financiers et aux dossiers de crédit de leurs victimes.

6 Garfinkel et Skaperdas, op. cit., p. 1.

7 Ibid.

Le déclin du pouvoir militaire décisif

Qu’on s’en réjouisse ou non, en sapant la capacité de la puissance militaire à s’imposer, la technologie de l’information a considérablement affaibli l’autorité de l’État-nation sur un monde devenu turbulent. Si, comme le disait Voltaire, « Dieu était du côté des plus gros bataillons », il semble que cet avantage militaire décisif s’érode de jour en jour. Nous observons en effet des rendements décroissants de la violence, ce qui laisse supposer que les grandes structures comme l’État-nation auront de plus en plus de mal à justifier leurs coûts exorbitants.

La montée du terrorisme est le signe le plus évident de ce déclin : les attentats très médiatisés survenus aux États-Unis dans les années 1990 montrent que même la première puissance militaire mondiale n’est pas à l’abri de toute attaque.

Ce déclin des rendements de la violence se manifeste également par l’essor mondial du grand banditisme et du crime organisé, avec leur corollaire, la collusion politique et la corruption. Ces phénomènes témoignent d’un climat amoral où l’État parvient à contraindre sans pour autant protéger. À mesure que son monopole sur la violence se fissure, de nouveaux concurrents émergent, à l’image des malfrats qui ont tenté de prélever leur propre impôt sur cet homme d’affaires américain à Moscou.

De petits groupes – tribus, triades, mafias, milices et même individus isolés – acquièrent une efficacité militaire croissante. Ils exerceront un pouvoir bien plus tangible dans l’« économie naturelle » du prochain millénaire que durant le siècle écoulé. Les armes dotées de microprocesseurs tendent à faire pencher la balance en faveur de la défense, réduisant ainsi les bénéfices potentiels d’une agression à grande échelle et, par conséquent, sa probabilité. Des armes intelligentes comme les missiles Stinger, par exemple, neutralisent en grande partie l’avantage que détenaient les États riches et puissants, capables de déployer de coûteuses forces aériennes contre des groupes plus modestes.

Information War Ahead

Se profile à l’horizon un concept souvent évoqué, mais encore mal compris : la « guerre de l’information ». Là aussi, on assiste à un recul de l’efficacité de la violence. Des « bombes logicielles » pourraient paralyser ou saboter les systèmes de contrôle du trafic aérien, les réseaux ferroviaires, les infrastructures de production et de distribution d’électricité, les systèmes d’approvisionnement en eau et d’assainissement, les relais téléphoniques, et même les réseaux de communication militaires. À mesure que les sociétés deviennent plus dépendantes des systèmes informatisés, ces « bombes logicielles » pourraient se révéler tout aussi destructrices que des explosions physiques.

Contrairement aux bombes traditionnelles, les « bombes logicielles » peuvent être déclenchées à distance, non seulement par des États hostiles, mais aussi par des groupes de programmeurs indépendants, voire par de brillants pirates isolés. Rappelons qu’en 1996, un adolescent argentin a été arrêté pour avoir piraté à plusieurs reprises les systèmes informatiques du Pentagone. Jusqu’à présent, si les pirates se sont rarement risqués à saboter les systèmes qu’ils infiltraient, ce n’est pas parce que des dispositifs de sécurité efficaces les en empêchaient réellement.

Lorsque l’ère de la guerre de l’information s’ouvrira, il est peu probable que les belligérants se limitent aux seuls gouvernements. Une entreprise comme Microsoft dispose assurément de plus de moyens pour mener une cyberguerre que 90 % des États-nations.

The Age of the Sovereign Individual

C’est en partie ce qui justifie le titre de cet ouvrage, The Sovereign Individual. À mesure que le recours à la guerre à grande échelle décline, la défense et la protection s’organiseront à une échelle plus modeste. Elles deviendront ainsi de plus en plus des services privatisés, fournis par des entreprises à but lucratif. C’est ce qu’illustre déjà la privatisation progressive du maintien de l’ordre en Amérique du Nord. Aux États-Unis, la profession d’« agent de sécurité » est l’une de celles qui connaissent la croissance la plus rapide. Les projections indiquent qu’en 2005, le nombre d’agents de sécurité privés devrait être de 24 à 40 % supérieur à son niveau de 1990.8

8 Hamish McRae, The World in 2020 (Londres : Harper Collins, 1995), p. 188.

La privatisation du maintien de l’ordre est un processus déjà bien entamé, sans même que les gouvernements n’en aient pris la décision formelle. Comme le constate l’essayiste anglo-irlandais Hamish McRae dans The World in 2020 :

Aucun gouvernement n’a formellement décidé de se désengager de certaines missions de police ; en réalité, c’est le secteur privé qui a investi ce champ. Face à l’incapacité perçue de la police et à d’autres évolutions sociétales, les entreprises de sécurité privée assurent une part croissante de la protection des citoyens, que ce soit au bureau ou dans les centres commerciaux. Comme le montrent les « gated communities » de Los Angeles, on assiste même à un retour partiel au concept médiéval de la cité fortifiée, où les habitants vivent derrière des remparts gardés par des vigiles et dont l’accès est contrôlé par des portails surveillés.9

9 Ibid., p. 188-189.

À notre sens, ce n’est là qu’un avant-goût d’une privatisation bien plus vaste de la quasi-totalité des fonctions assumées par les États au XXe siècle. Puisque la technologie de l’information a sapé la capacité d’une autorité centrale à exercer sa force et à assurer la sécurité des grandes structures, la taille optimale de la plupart des entreprises de l’« économie naturelle » se voit réduite.

Faire face à ce changement technologique exigera des investissements colossaux (voyez-y une opportunité) pour transformer les systèmes vulnérables en des architectures distribuées plus robustes. Tant que les vulnérabilités liées à la grande échelle ne seront pas résorbées, les structures présentant de telles failles s’exposeront à des effondrements catastrophiques.

D’une manière ou d’une autre, que ce soit délibérément ou par défaut, les services et produits fournis par les administrations et les grandes entreprises bureaucratiques du XXe siècle se fragmenteront pour laisser place à des marchés hautement concurrentiels. Ces derniers seront gérés non plus depuis un « siège social » central, mais par un réseau distribué et décentralisé. L’entreprise traditionnelle, avec son siège emblématique — que des manifestants peuvent aisément encercler et des terroristes prendre pour cible — restera vulnérable tant qu’elle ne deviendra pas une « entreprise virtuelle ». Selon Kevin Kelly, rédacteur en chef de Wired et auteur de Out of Control10, celle-ci sera dépourvue de lieu unique et « résidera en plusieurs endroits à la fois ». Kelly a bien compris que le progrès technologique inverse la logique qui prévalait jusqu’alors, selon laquelle la réussite découlait de la centralisation des processus. « La majeure partie de l’ère industrielle a créé de la richesse en unifiant les processus sous un seul toit. Le plus grand s’avérait le plus efficace. » À présent, c’est l’inverse.

10 Kevin Kelly, Out of Control (Reading, Mass. : Addison-Wesley, 1994), p. 189.

Kelly imagine, pour l’avenir, une voiture baptisée « Upstart Car », conçue et produite par une poignée d’ingénieurs — pas plus d’une douzaine — collaborant au sein d’une société virtuelle.

À l’avenir, la grande échelle sera non seulement contre-productive, mais peut-être périlleuse. Les grandes entreprises attirent plus aisément l’attention. À l’instar des acteurs de l’économie souterraine, vous découvrirez que l’un des secrets pour échapper à l’impôt est de ne pas vous faire repérer. Ce sera beaucoup plus simple pour des « sociétés virtuelles » à taille modeste que pour les entreprises classiques installées dans un gratte-ciel portant fièrement leur nom en lettres lumineuses. Celles-ci constitueront des cibles de choix pour les « hommes à la montre en or, au pistolet et au relevé de la valeur nette de la firme », ces gangsters qui prélèveront, un peu partout sur la planète, leur propre taxe privée comme ils le font déjà en Russie. Les entreprises, quelle que soit leur taille, s’exposeront aux rackets et aux extorsions des gangs du crime organisé.

« [Re]considérons la définition de racketteur comme « quelqu’un qui crée une menace, puis fait payer pour la réduire ». De ce point de vue, la protection fournie par les gouvernements s’apparente bien souvent au racket organisé. »11 – CHARLES TILLY

11 Tilly, « War Making and State Making as Organized Crime », dans Evans, Rueschemeyer et Skocpol, op. cit., p. 171.

La nature a horreur des monopoles

À mesure que vole en éclats le monopole de la violence détenu par les « gros bataillons », l’une des premières conséquences probables est la prospérité accrue du crime organisé. Après tout, si le crime organisé incarne depuis toujours le principal concurrent des États-nations quant à l’usage de la violence à des fins prédatrices, il ne faut pas s’étonner qu’il absorbe une part croissante de la rente jadis accaparée par ces derniers. Même s’il est peu courtois de le souligner, il ne faudrait pas perdre de vue, comme le rappelle le politologue Charles Tilly, que les gouvernements eux-mêmes — « organisations de racket de protection par excellence, revêtues de légitimité » — comptent au premier chef parmi les plus grands exemples de crime organisé.12

12 Ibid., p. 169.

Si l’on ne savait d’une société que la dislocation d’un monopole majeur, la prédiction la plus simple et la plus sûre serait que ses concurrents les plus directs en seraient les premiers bénéficiaires. Il n’est donc pas surprenant que cartels de la drogue, gangs, mafias et autres triades prospèrent à travers le monde.

Sistema del Potere

De la Russie au Japon en passant par les États-Unis, le crime organisé pèse bien plus lourdement dans la vie économique que ne le laissent entendre les manuels classiques. Ce que les Siciliens nomment le « sistema del potere » – le « système de pouvoir » du crime organisé – joue un rôle de plus en plus déterminant dans le fonctionnement réel des économies. Les services de police européens signalent que des syndicats criminels internationaux, notamment les mafias russes et italiennes, ont « joué un rôle prépondérant » dans le financement des guerres génocidaires qui ont ravagé les Balkans ces dernières années. Les trafiquants de drogue ont également joué un rôle clé dans le financement d’autres guerres civiles et guérillas. Julio Fernandez, chef de la brigade des stupéfiants de la police nationale espagnole en Catalogne, explique : « Entre 1986 et 1988, 80 % du trafic d’héroïne en Espagne était assuré par des guérilleros tamouls, en collaboration avec des résidents pakistanais de Barcelone ou de Madrid. Dès que nous avons démantelé ce réseau, il a été remplacé par des Kurdes de Turquie, qui se sont emparés du monopole de ce trafic pendant deux ans. »13 Chaque guerre civile ou rébellion voit très probablement des combattants démunis financer leur effort de guerre par le trafic et le blanchiment de drogue.

13 Frank Viamo, « The New Mafia Order », Mother Jones, mai-juin 1995, p. 55.

Des prix cassés financés par la drogue

Les activités des syndicats du crime organisé ont fait chuter les prix de biens totalement étrangers au trafic de drogue. À l’échelle microéconomique, ils subventionnent des entreprises d’apparence légale grâce aux profits de leurs opérations illicites. Ils blanchissent ainsi l’argent de la drogue et d’autres fonds occultes en proposant des produits de consommation courante à des prix cassés, tout en restant rentables. Ce faisant, ils ruinent la concurrence légitime, contraignant nombre d’entreprises saines à mettre la clé sous la porte.

La déflation Yakuza

Au Japon, les puissants gangs Yakuza ont joué un rôle majeur dans la bulle immobilière des années 1980. Alors que leurs 90 000 membres réaliseraient un revenu annuel compris entre 10,19 milliards de dollars (estimation officielle) et 71,35 milliards (selon le professeur Takatsugu Nato), une part considérable des créances irrécouvrables qui ont menacé la solvabilité des banques japonaises provenait de transactions qu’ils avaient orchestrées.14 Les pressions déflationnistes — ce que les Japonais nomment la « price destruction » — qui pèsent sur l’économie nippone trouvent en grande partie leur origine dans ces pratiques.

14 Voir Velisarios Kattoulas, « Japan’s Yakuza Claim Place Among Criminal Elite », Washington Times, 25 novembre 1994, p. A22.

Fermer les yeux

Les mafias russes, comme Boris Eltsine lui-même l’a admis, ont infiltré « les structures commerciales, les organismes administratifs, les services du ministère de l’Intérieur et les autorités urbaines… »15. Fortes de l’immunité que leur confère leur complicité avec la police, elles n’ont aucune difficulté à imposer leur tribut par la violence. Des sources fiables indiquent que 80 % des entreprises russes s’acquittent désormais de ce tribut. « Selon certains rapports, les petites entreprises locales en Russie doivent reverser entre 30 et 50 % de leurs bénéfices aux maîtres-chanteurs, un chiffre bien loin des 7 % que doit verser en moyenne un homme d’affaires américain. »16

15 Viamo, op. cit., p. 49.

16 Garfinkel et Skaperdas, op. cit., p. 2.

17 Fiorentini et Peltzman, op. cit., p. 15.

18 Ibid.

En 1993, la Russie a officiellement recensé 355 500 crimes de racket, dont près de « 30 000 meurtres prémédités », s’inscrivant pour la plupart dans le cadre de guerres de gangs menées contre des hommes d’affaires. Selon l’ex-ministre de l’Intérieur, le général Viktor Iérine, « la plupart étaient des assassinats commandités, résultant de conflits dans la sphère commerciale et financière ». Dans la majorité des cas, les autorités « ont fermé les yeux ». Comme l’écrivent les économistes Gianluca Fiorentini et Sam Peltzman dans The Economics of Organized Crime, les organisations criminelles jouent un rôle déterminant dans la vie économique « en contrôlant la coercition et en la reliant à la corruption ».17 En théorie, cette influence peut s’avérer bénéfique : en faisant pression contre une éventuelle sur-règlementation, elle peut inciter les gouvernements à mieux garantir les biens publics. La présence d’une mafia puissante « remet en cause le monopole de l’autorité gouvernementale ».18 En effet, les gouvernements dont les territoires sont infiltrés par de puissants réseaux criminels se retrouvent souvent incapables d’appliquer les politiques auxquelles ces mafias s’opposent.

Collusion

Dans les faits, la plupart des gouvernements évitent l’affrontement direct avec les mafias, qui sont pourtant leurs principales rivales dans l’usage organisé de la violence. D’un point de vue strictement économique, cette approche se comprend aisément. Pour les « élus de l’appareil d’administration publique », la collusion avec le crime organisé représente l’arrangement le plus profitable. Fiorentini et Peltzman soulignent qu’« il existe des preuves d’accords de grande ampleur où la mafia assure le soutien électoral à des groupes de candidats, que ces derniers rétribuent par une attribution avantageuse de marchés publics, de certains services ou même de subventions ».19

19 Ibid., p. 16.

20 Ibid.

Contrairement à l’image véhiculée par Hollywood, il semble que la fraude au détriment des pouvoirs publics soit devenue l’une des activités majeures d’organisations criminelles telles que la mafia sicilienne. « La plupart des spécialistes estiment qu’à ce jour, la principale activité de la mafia sicilienne consiste précisément à détourner les fonds publics et à organiser des escroqueries visant les systèmes de subvention locaux, nationaux et communautaires ».20

Narco-républiques

Comme nous le pressentions dans The Great Reckoning, de nombreux États sont aujourd’hui gangrenés par la corruption des barons de la drogue. Le Mexique en est un exemple irréfutable. L’ex-procureur général adjoint du Mexique, Eduardo Valle Espinosa, a décrit le système en ces termes lors de sa démission : « Personne ne peut définir un projet politique dont les chefs de la drogue et leurs bailleurs de fonds soient exclus. Car si vous osez, vous mourez. » Valle a également révélé que les pots-de-vin versés à un chef de la police sont si conséquents que les candidats au poste sont prêts à débourser jusqu’à 2 millions de dollars pour leur nomination. Un tel poste devient ainsi un investissement particulièrement lucratif. Les cartels de la drogue versent des fortunes aux fonctionnaires de police, s’assurant ainsi leur indulgence face à leurs activités criminelles. La Colombie est un autre pays dont les plus hautes sphères du pouvoir sont contrôlées par les mafias de la drogue. Les autorités américaines ont récemment révoqué le visa du président colombien Ernesto Samper, l’accusant d’avoir sciemment accepté des dons de narcotrafiquants pour financer sa campagne, en échange de faveurs.

C’est l’hôpital qui se moque de la charité

Quiconque a suivi les publications de Strategic Investment dans les années 1990 reconnaîtra l’ironie que recèle la posture du gouvernement Clinton à l’égard de Samper. Des indices crédibles montrent que le président américain Bill Clinton s’est rendu coupable des mêmes faits que ceux reprochés à Samper, et de bien pires encore. Et si notre parole ne vous suffit pas, le passé de Clinton est abondamment détaillé dans deux enquêtes sérieuses, rédigées par des auteurs d’allégeances politiques opposées.

Roger Morris, d’orientation plutôt « de gauche », a travaillé pour la sécurité nationale sous l’administration Nixon et a été le conseiller de Dean Acheson, Lyndon Johnson et Walter Mondale. Morris, docteur de Harvard, dresse dans Partners in Power un portrait sordide de Clinton, qui ferait passer Samper pour un enfant de chœur.

Morris retrace l’enfance de Clinton, orphelin de père, à Hot Springs, en Arkansas, haut lieu du jeu, de la prostitution et du crime organisé, auquel sa famille était liée à plus d’un titre. Raymond Clinton, l’oncle par alliance de Bill Clinton – que ce dernier considérait comme une « figure paternelle » –, aurait été l’un des chefs de la mafia régionale « Dixie ». Morris affirme que Bill Clinton aurait été recruté par la CIA et aurait mis à profit ses années d’étudiant à Oxford pour surveiller les militants pacifistes opposés à la guerre du Viêt Nam. Demeuré agent de la CIA jusqu’à son mandat de gouverneur, Clinton aurait facilité un trafic d’armes et de drogue à Mena, en Arkansas, une opération supervisée par l’Agence. Selon Morris, la CIA tout entière serait impliquée dans ce trafic, mais de notre point de vue, il est plus probable que Clinton ait simplement rejoint une faction corrompue de l’Agence. Quoi qu’il en soit, l’une ou l’autre interprétation laisse fortement entendre qu’une branche de la CIA, la principale agence de renseignement américaine, participe directement ou indirectement à un trafic de drogue à grande échelle. Si la CIA n’est pas une filiale du crime organisé, elle en est certainement très proche.21

21 Pour une analyse plus détaillée de la complicité de la CIA dans le trafic de drogue, voir Michael Levine, The Big White Lie: The Deep Cover Operation That Exposed the CIA Sabotage of the Drug War (New York : Thunder’s Mouth Press, 1994).

Une chance sur 250 000 000

Partners in Power fourmille de détails qui éclaireront quiconque s’intéresse à la corruption de la politique américaine moderne, et l’auteur ne se contente pas de viser Bill Clinton. Son épouse y est également passée au crible. Son commerce miraculeux de matières premières en est un exemple frappant : « En 1995, des économistes des universités d’Auburn et de North Florida ont développé un modèle statistique informatique pour analyser les transactions de la Première Dame, en se basant sur l’ensemble des données disponibles et sur les cours du Wall Street Journal. Ils ont estimé que la probabilité qu’Hillary Rodham ait réalisé ses opérations en toute légalité était inférieure à une sur 250 000 000. »22

22 Roger Morris, Partners in Power (New York : Henry Holt, 1996), p. 233.

23 Ibid., p. 393.

24 Ibid., p. 411.

Morris accumule les détails accablants sur le trafic de drogue et le blanchiment d’argent qui auraient prospéré en Arkansas du temps où Clinton était gouverneur. « Rien que par l’ampleur du trafic aérien et des flux financiers qu’il générait, la petite bourgade de Mena, en Arkansas, est devenue dans les années 1980 l’une des plaques tournantes mondiales du narcotrafic. »23 Selon un témoin proche, Clinton était au courant de cette contrebande de cocaïne. Il aurait d’ailleurs confié à L.D. Brown – un de ses anciens gardes du corps, devenu agent de la CIA grâce à son aide – que ce trafic n’était pas une opération de l’Agence : « Ah non, aurait dit Clinton, c’est le business de Lasater. »24

Dan Lasater, condamné pour trafic de cocaïne, comptait parmi les principaux bailleurs de fonds de Clinton et aurait amassé des millions de dollars grâce à des contrats passés avec l’État de l’Arkansas. Il aurait un jour donné 300 000 $ en liquide, dans un sac en papier, à John Y. Brown, alors gouverneur du Kentucky. D’après Morris, « Lasater n’était pas un grand donateur comme les autres, mais un intime extraordinaire que Clinton allait voir régulièrement à son bureau de courtage et qui se rendait au manoir [du gouverneur] comme bon lui semblait ».25 Morris ajoute que le chauffeur de Lasater, souvent envoyé au manoir, « était un meurtrier condamné qui se promenait armé et faisait ouvertement commerce de drogue ».26 Au vu du récit de Morris, le président des États-Unis de l’époque aurait entretenu des liens plus étroits avec un trafiquant de drogue que ceux reprochés à Ernesto Samper avec le cartel de Cali.

25 Ibid., p. 418.

26 Ibid.

« Ouh ! Bob révèle des choses sur Bill Clinton qu’Hillary elle-même n’oserait pas dire. » – P.J. O’ROURKE

R. Emmett Tyrell Jr., rédacteur en chef de The American Spectator, n’est pas un libéral de gauche comme Morris. Pourtant, dans son livre Boy Clinton, il corrobore de nombreux éléments rapportés par Morris et brosse à son tour le portrait d’un politicien corrompu, étroitement associé à des criminels. Son prologue cite L. D. Brown, ex-garde du corps de Clinton, qui affirme que ce dernier aurait trempé dans des opérations d’escadron de la mort visant à éliminer des témoins qui en savaient trop sur le trafic de drogue à Mena.

Plus précisément, Brown raconte qu’on l’aurait envoyé à Puerto Vallarta, au Mexique, le 18 juin 1986, armé d’une carabine automatique F.A.L. belge et sous une fausse identité. Sa mission : abattre Terry Reed.

Terry Reed s’est fait connaître du grand public en 1994 en tant que co-auteur de Compromised: Clinton, Bush and the CIA. La thèse de l’ouvrage est que la CIA « a coopté la présidence » et que ses « opérations clandestines se sont répandues comme un cancer dans les organes du gouvernement ». Selon les auteurs, Clinton et Bush auraient été étroitement impliqués dans des activités illicites en Arkansas, notamment le trafic de drogue.

Brown n’a pas assassiné Reed comme il en avait reçu l’ordre, et ni l’un ni l’autre n’a été réduit au silence. Un miracle, au vu du sort réservé à d’autres personnes de l’entourage de Clinton. Ce fut le cas de Jerry Parks, chef de la sécurité au quartier général de la campagne Clinton-Gore en 1992, criblé de balles dans une exécution de type mafieux en septembre 1993. Dans un rebondissement digne d’un roman noir, le Sunday Telegraph a révélé, sur la foi d’entretiens avec la veuve de Parks, que ce dernier avait été engagé par feu Vincent Foster pour espionner Bill Clinton.

On ignore pourquoi Foster voulait établir un dossier compromettant sur Clinton (il prétendait obéir à Hillary). Cet épisode vient toutefois contredire la thèse officielle d’un Foster candide, provincial désemparé qui se serait suicidé en découvrant la brutalité de la vie politique à Washington. Déjà peu crédible, cette version s’effrite un peu plus à chaque nouvelle révélation.27

27 Pour un examen détaillé de l’affaire Foster, voir Christopher Ruddy, Vincent Foster: The Ruddy Investigation, disponible pour 19,95 $ en composant le 1-800-711-1968.

Le président de la mafia

Si beaucoup refusent de l’admettre, les faits suggèrent pourtant une conclusion alarmante : le président des États-Unis serait lié au crime organisé. Morris cite un ancien procureur américain spécialisé dans la lutte contre la mafia, selon qui l’élection de Clinton comme gouverneur en 1984 « a été le moment où la mafia a véritablement intégré la politique de l’Arkansas ; elle est arrivée avec l’industrie du cynodrome, de l’hippodrome, et tous les trafics… c’était bien au-delà de notre petite Dixie Mafia. Là, c’était la mafia de la côte Est et de la côte Ouest, qui a flairé l’occasion, tout comme les grandes entreprises. »28

28 Morris, op. cit., p. 331.

29 Voir Jeffrey Goldberg, « Some of the President’s New Union Pals Seem to Have Some Suspicious Pals of Their Own », New York, 9 juillet 1996, p. 17.

30 Ibid., p. 19.

31 Ibid.

32 Hirshleifer, op. cit., p. 173.

De toute évidence, des individus du même acabit ont continué de flairer les bonnes affaires aux côtés de Clinton. Le magazine New York, reprenant un article du Reader’s Digest, rapporte que « les alliés clés du président dans le mouvement syndical sont aussi des hommes affiliés à ce qui apparaît comme certaines des unions syndicales les plus pourries, les plus mafieuses de toute l’histoire américaine »29. Parmi ces alliances, on trouve celle nouée par Clinton avec Arthur Coia. L’un des principaux « collecteurs de fonds » du président, Coia dirige la Labourers’ International Union of North America – « l’un des syndicats les plus manifestement corrompus de toute l’histoire syndicale ».30 Le Département de la Justice du gouvernement Clinton aurait conclu avec Coia un « accord follement généreux » lui permettant de conserver son poste… alors même que ce département disposait de « preuves solides » de sa grande proximité avec la mafia.31 Sans aller jusqu’à donner raison à Terry Reed lorsqu’il affirme que « la CIA a coopté la présidence », il apparaît néanmoins que certains de ses membres cèdent facilement à la tentation d’employer, comme le souligne Hirshleifer, des « méthodes illégales d’acquisition de ressources » à des fins personnelles. Compte tenu des mutations technologiques qui réduisent l’influence de la force militaire de masse, il faut s’attendre à une corruption accrue, voire à la prise de contrôle pure et simple de gouvernements par des syndicats du crime organisé. Nous rejoignons Hirshleifer lorsqu’il souligne à juste titre que « les institutions de l’économie politique ne sauraient être assez parfaites pour évincer totalement […] les réalités sous-jacentes de l’économie naturelle »32. Dans cette « économie naturelle », le pouvoir se décentralise, ce qui laisse entrevoir d’importantes recompositions des rapports de force au sein de nos sociétés.

Vito Tanzi l’a judicieusement perçu : un gouvernement gangréné par la corruption équivaut à une privatisation détournée de l’État, dans laquelle « son pouvoir n’est pas transmis au marché, comme la privatisation le laisserait entendre, mais aux fonctionnaires et aux bureaucrates eux-mêmes ».33 C’est au fond ce qui s’est produit au sein du FBI et d’autres services de police sous l’administration Clinton. L’« État de droit » se résume alors à ce que Clinton et son entourage décident. Pourtant, rien n’indique à ce jour que le moindre scandale, aussi médiatisé soit-il, suffise à faire basculer l’opinion des électeurs. Au contraire, l’apathie semble régner face à la possibilité que le président des États-Unis ait été complice d’un trafic de drogue, de blanchiment d’argent, voire de crimes plus graves encore.

33 Tanzi, op. cit., p. 167, 170.

34 Walter Lippmann, The Public Philosophy (New Brunswick, N.J. : Transaction Publishers, 1989), p. 14.

Ce constat fait écho aux craintes du regretté Walter Lippmann, pour qui le peuple n’a pas l’acuité nécessaire pour déceler ce qu’il nommait les « personnalités fictives ». Selon lui, les citoyens « sont mal servis par la flatterie et l’adulation. Ils se sentent floués par l’hypocrisie rampante qui leur suggère que vrai ou faux, juste ou injuste, tout peut dépendre de leur suffrage ».34

Lippmann percevait un « dérèglement de l’ordre constitutionnel » susceptible de « causer la dégradation rapide et catastrophique de la société occidentale. Nous avons chuté vertigineusement en peu de temps… Ce que nous voyons n’est pas seulement la décadence – même si une grande partie de l’édifice ancien se dissout – mais ce qui peut être décrit comme une catastrophe historique. »35

35 Ibid., p. 15.

36 Paul Roazen, « Introduction », dans Lippmann, op. cit., p. xv.

Le problème est que le jugement politique semble moins se fonder sur la réalité que sur une pseudo-réalité que le grand public se forge à propos de sujets qui échappent à son expérience directe.36 Dès lors, si l’on refuse de se laisser abuser par cet aveuglement collectif, il convient de mesurer la portée des liens unissant la Maison-Blanche à une organisation criminelle.

À long terme, l’existence d’une corruption au plus haut sommet de l’État réduit à néant la croyance habituelle en la capacité du pouvoir démocratique à résoudre les problèmes publics. À l’ère de l’information, la taille ou la puissance du gouvernement importeront bien moins que son honnêteté. En effet, la plupart des missions historiquement assumées par les États seront transférées au secteur privé au cours du prochain millénaire. Or, au vu de la situation mondiale, il serait insensé de faire confiance à un système gangrené à sa tête pour assurer la sécurité de vos biens et de votre famille.

Comme l’écrit Morris, « [L]es Clinton n’en sont pas seulement un symptôme : ils incarnent au contraire tout un grand système bipartite parvenu à l’impasse de fin de siècle ».37 Vito Tanzi, dans son essai, montre que « la seule façon de décourager la corruption est de réduire notablement l’envergure de l’intervention publique ».38 Or, la révolution de l’information devrait précisément réduire cette « ampleur de l’intervention publique », ce qui pourrait favoriser la renaissance d’une certaine probité. La révolution de l’information a un autre corollaire moral : la vulnérabilité accrue qu’entraînent le cybercommerce et les sociétés virtuelles communiquant via des systèmes de cryptage inviolables. Il deviendra plus difficile de démasquer les voleurs au sein d’une organisation, même virtuelle, et presque impossible de récupérer les fonds détournés ou perçus en échange de la vente de secrets industriels, de brevets ou d’autres actifs de valeur.

37 Morris, op. cit., p. 469.

38 Fiorentini et Peltzman, op. cit., p. 16.

Le crime rapporte, et beaucoup seront tentés de combiner une activité légale et productive avec une prédation illégale. Contrairement à ce qui a prévalu dans les sociétés occidentales durant la majeure partie des deux derniers siècles, les criminels ne sont pas forcément des marginaux en quête de reconnaissance. Quand le crime s’avère payant, il attire une classe plus établie, car le milieu n’est guère stigmatisant. La mafia sicilienne, par exemple, ou les nombreux trafiquants de drogue qui emploient la main-d’œuvre locale à des salaires élevés, jouissent ainsi du respect et du soutien de la population dans leur fief.

11.3 L’ordre moral et ses ennemis

Toute société puissante repose sur un socle moral solide. L’histoire du développement économique révèle les liens étroits entre facteurs moraux et économiques. Les pays et les groupes qui connaissent un essor durable le doivent en partie à une éthique qui encourage les vertus cardinales de l’économie : l’autonomie, l’ardeur au travail, le sens de la famille et de la responsabilité sociale, une épargne conséquente et l’honnêteté. Cela vaut aussi pour des sous-groupes. La réussite professionnelle des Juifs – en particulier religieux –, des Puritains de Nouvelle-Angleterre, des Quakers dans l’Angleterre des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, ou encore des Mormons dans l’Amérique d’aujourd’hui, témoigne des avantages économiques d’une culture imprégnée de fortes valeurs morales.

Prenons l’exemple des Quakers, qui ont prospéré en affaires, notamment dans la banque, pour plusieurs raisons. Ils s’imposaient une fiabilité à toute épreuve. S’ils refusaient de prêter serment, chaque engagement commercial avait pour eux force de serment. « Ma parole est mon engagement » était leur principe intangible. Ils menaient une vie discrète, respectable et frugale. Par devoir religieux, ils rejetaient les frivolités du monde. Ils abhorraient les querelles et considéraient la guerre comme un péché. Ils jugeaient que l’homme d’affaires avait l’obligation morale de fournir un produit de juste valeur et, en tant que marchands, pratiquaient des prix modérés pour une qualité élevée. L’idée même de caveat emptor – que l’acheteur soit vigilant – leur était inacceptable. À une époque où la plupart des commerçants appliquaient une politique de marges et de prix élevés, la morale quaker les conduisait naturellement à une stratégie inverse : marges faibles et volumes importants. Comme Henry Ford le démontrera plus tard, cette approche peut se révéler bien plus rentable. Leur ligne de conduite commerciale découlait d’un impératif moral : ne jamais léser le client. Or, ce principe s’est avéré être la stratégie la plus efficace pour conquérir des parts de marché. Les Quakers étaient des partenaires commerciaux fiables : leurs clients leur restaient fidèles, car chacun y trouvait son compte. Enfin, en tant que communauté frugale et scrupuleuse dans ses engagements, ils possédaient des atouts de taille pour se lancer dans la banque. L’appartenance même à leur communauté était un gage de probité.

Cependant, un tel avantage commercial peut s’éroder sous l’effet même du succès. Les nations suivent un cycle, déjà théorisé au XVIIIe siècle par le sociologue Adam Ferguson : la pauvreté et le labeur engendrent la richesse, qui mène au luxe, puis à la décadence et enfin au déclin. Les Romains de l’Antiquité idéalisaient l’austérité de l’époque républicaine, fondatrice de l’Empire, et dénonçaient le luxe et l’oisiveté qu’ils considéraient comme la cause de leur agonie. L’aisance ronge les vertus laborieuses qui ont présidé à l’essor initial. Deux générations ont suffi pour que les Allemands, autrefois si acharnés à rebâtir un pays dévasté en 1945, deviennent bien moins travailleurs et moins enclins à accepter de bas salaires. Aujourd’hui, ils perçoivent des salaires parmi les plus élevés au monde et bénéficient du système social le plus onéreux. En octobre 1995, seize associations patronales allemandes ont signé la « Déclaration de Petersberg », un catalogue de griefs au bien-fondé évident :

La charge fiscale a atteint un niveau record en 1995, notamment en raison de la surtaxe de solidarité et des cotisations à l’assurance dépendance. Avec un taux d’imposition global pour les entreprises supérieur à 60 %, l’Allemagne dépasse nettement la fourchette internationale de 35 à 40 %. Les pratiques de la fonction publique – promotions automatiques, fonctionnariat à vie et retraites avantageuses – doivent être remplacées par des principes de concurrence, de mérite et de performance. Alors que l’Allemagne détient le coût du travail le plus élevé au monde, la politique salariale doit contribuer à réduire le chômage en allégeant les charges qui pèsent sur les entreprises… Les augmentations de salaire doivent être ajustées en fonction de la compétitivité et de la productivité… C’est le comportement des syndicats qui doit changer : le rituel annuel des revendications, menaces, grèves et avertissements cause un tort considérable.

Le chancelier Kohl lui-même s’inquiétait que la jeune génération allemande, n’ayant connu que la prospérité, ait perdu le sens de l’effort.

Chez Volkswagen, le contrat actuel place les ouvriers au plus haut niveau de rémunération mondial, charges sociales comprises, pour une semaine de 28 heures, soit quatre journées de sept heures. En conséquence, l’Allemagne d’après-guerre délocalise massivement ses emplois. Considérés comme la nation industrielle la plus redoutable au milieu du XIXe siècle, les Britanniques virent leur réputation s’étioler considérablement un siècle plus tard. Le cycle de la prospérité finit par miner les vertus d’abnégation et de labeur qui caractérisent la première phase du développement industriel. Les nations semblent incapables de préserver ces vertus initiales, de la même manière qu’un individu peut céder à la paresse et à la facilité lorsque le succès vient trop aisément.

De toute évidence, l’investissement international récompense ces vertus laborieuses et sanctionne, à juste titre, ceux qui cèdent à la paresse et à la cupidité. On pourrait même soutenir qu’un placement judicieux exige aujourd’hui une analyse autant morale que financière. Au XVIIIe siècle, les Anglais qui investissaient dans une banque quaker avaient de fortes chances de réaliser un excellent placement. Un siècle plus tard, par conviction antialcoolique, les Quakers se tournèrent vers les chocolateries… et miser sur Fry’s ou Cadbury’s s’avéra tout aussi fructueux. Les investisseurs avisés sauront donc repérer le moment où s’amorce la décadence. Même si l’Allemagne demeure une puissance économique majeure sur le marché européen, forte de compétences industrielles reconnues, ses coûts salariaux exorbitants et ses horaires de travail réduits ont déjà commencé à saper son potentiel.

La morale collective et le succès économique sont indissociables. Mais qu’est-ce qui nourrit cette morale, ou au contraire la sape ? Au début du XXᵉ siècle, le grand historien Arnold Toynbee a théorisé le concept de « défi-réponse » : les sociétés puisent leur dynamisme dans les épreuves qu’elles surmontent, développant ainsi une force morale insoupçonnée.

On a toujours pensé que les temps durs forgeaient un caractère plus sain que les périodes de confort absolu. Dans nos vies, nous aspirons tous à une certaine aisance matérielle : une belle maison, une situation professionnelle stable, une épargne confortable. La poursuite de ces objectifs nous motive à étudier et à travailler. Pourtant, une fois ces buts atteints, beaucoup découvrent un piège : l’effort se révèle plus gratifiant que le résultat.

Le psychiatre suisse Carl Jung illustre ce paradoxe avec le cas d’un de ses patients, un homme d’affaires américain qui s’était fixé pour ambition de bâtir une entreprise florissante afin de prendre sa retraite à quarante ans. Il y parvint : il épousa une femme belle et jeune, construisit une maison somptueuse, fonda une famille et, l’âge venu, vendit son affaire avec un immense profit, devenant ainsi un homme riche et libre. Au début, il savoura sa liberté, entreprenant enfin les voyages et les visites culturelles qu’il s’était longtemps promis. Mais peu à peu, une étrange nostalgie s’empara de lui : il regrettait l’époque où il croulait sous le travail et les soucis. Il sombra dans une dépression si profonde que son épouse le conduisit chez Jung. Le diagnostic du psychiatre fut sans appel : privée d’exutoire, l’énergie créatrice de cet homme s’était retournée contre lui. Malgré la pertinence de l’analyse, le patient ne guérit jamais.

Pour l’être humain, la vraie source de sens réside davantage dans la lutte que dans l’accomplissement. Nous sommes faits pour l’action, et la réussite, même totale, se révèle souvent décevante. Le poète anglais Arthur Hugh Clough l’a magnifiquement exprimé dans un poème qui redonna du courage à beaucoup durant la Seconde Guerre mondiale, soulignant que la conquête est plus exaltante que son aboutissement. C’est d’ailleurs un fait notable : durant cette période, l’effort de guerre fit chuter les taux de suicide, tant chez les Alliés que dans les rangs ennemis. Même le combat peut s’avérer plus épanouissant qu’une paix morne et inactive.

Ne dis pas : « Le combat est peine perdue, Les plaies et le labeur sont vains, L’ennemi n’est ni las, ni abattu, Et rien ne change, tout reste vain. »

Car si l’espoir s’éteint, la peur nous leurre ; Peut-être, masqués par la fumée, Tes frères pourchassent déjà les fuyards, Et, sans toi, auraient déjà conquis la place.

Et si les vagues, sans cesse brisées, Semblent à peine gagner un pouce, Sache qu’au loin, elles gagnent sur la terre, Et que la marée, muette et inexorable, monte.

Non, les fenêtres tournées vers l’est Ne sont pas seules à recevoir la lumière du jour ; Le soleil monte, certes, mais lentement, Mais au couchant, regarde : la terre s’illumine.

Cet esprit combatif séduit encore aujourd’hui. En effet, la plupart d’entre nous vivons dans un monde qui exige un effort constant pour saisir les occasions qui se présentent dans un contexte souvent hostile. En règle générale, nous préférons prendre part à la compétition plutôt que de nous en retirer. Certaines natures, plus contemplatives ou spirituelles, constituent des exceptions. Le philosophe américain William James a décrit cette éthique dynamique, faite d’effort et d’accomplissement, dans une allocution adressée au Yale Philosophical Club en 1891 : > La distinction pratique la plus profonde dans la vie morale est celle qui sépare l’esprit complaisant de l’esprit combatif. L’esprit complaisant est dominé par la crainte du mal présent. À l’inverse, l’esprit combatif se montre indifférent au mal actuel, du moment que l’idéal supérieur peut être atteint. Nous portons tous en nous la capacité de cet esprit combatif, mais il s’éveille plus ou moins aisément selon les individus. Les passions fortes le stimulent, tout comme les grandes peurs, l’amour ou l’indignation, ou encore le puissant appel des grandes fidélités que sont la justice, la vérité ou la liberté. Sa vision exige un clivage net ; un monde où toutes les montagnes seraient abaissées et toutes les vallées comblées ne saurait lui convenir. C’est pourquoi, chez un penseur isolé, cet élan peut sommeiller indéfiniment. Car il n’accorde à ses idéaux qu’une valeur personnelle, et peut donc jouer librement avec eux. C’est aussi pourquoi, dans un monde purement humain et sans Dieu, l’appel à notre énergie morale reste inabouti. La vie y constitue certes une authentique symphonie éthique, mais elle se limite à deux octaves à peine, privée de l’échelle infinie des valeurs. James estimait que cette morale active — qui consiste à agir et non pas seulement à s’abstenir — pouvait également s’étendre à la sphère religieuse. On observe également une continuité entre la valorisation de la compétition et de la survie chez Adam Smith (1776) et les idées développées plus tard par Malthus (1798) et William James. L’éthique dominante de l’ordre économique mondial actuel, souvent inspirée d’Adam Smith, occupant une place centrale, il est essentiel de l’examiner.

Le principe fondamental du darwinisme est que les espèces survivent par leur capacité d’adaptation à leur environnement, et que la sélection naturelle façonne leurs caractéristiques. Chez les animaux, ce phénomène découle de mutations génétiques aléatoires (dont Darwin n’avait qu’une vague intuition). Pour l’homme, en revanche, la survie dépend d’une adaptation culturelle, fruit de son intelligence. La culture tient lieu de

Dès la fin du XVIIIe siècle, à l’époque d’Adam Smith et de Malthus, on avait déjà conscience du caractère dynamique de l’évolution du monde, une réalité qui, en vérité, a toujours prévalu. À l’instar des autres espèces, l’humanité est engagée dans une compétition permanente, née de la contradiction entre sa capacité de reproduction quasi illimitée et ses moyens de subsistance limités. La survie des sociétés humaines, comme celle de toute espèce animale, repose sur une adaptation réussie à leur environnement. Une morale dynamique a donc pour objet de surmonter les défis de l’adaptation. Elle s’incarne de la manière la plus efficace chez les individus qui ajustent leurs actions aux occasions que leur offre l’environnement, tirant ainsi le meilleur parti des ressources de la société.

Conscient de l’impact révolutionnaire des idées d’Adam Smith, Malthus reconnaissait que son propre argument sur la population n’était pas entièrement nouveau, et il écrivait : « Les principes sur lesquels il repose ont été expliqués en partie par Hume, en partie par le Dr Adam Smith. » Il soulignait également que cette lutte perpétuelle pour l’existence était autant une question morale qu’un problème pratique. Le dernier paragraphe de son Essai de 1798 en témoigne :

Le mal existe dans le monde, non pour faire naître le désespoir, mais pour inciter à l’action. Nous ne devons pas nous y soumettre passivement, mais nous efforcer de l’éviter. Il est non seulement de l’intérêt, mais du devoir de chaque individu d’employer toute son énergie à écarter le mal de lui-même et du cercle le plus large sur lequel il peut exercer son influence ; et plus il s’acquitte de ce devoir avec ardeur, plus il oriente ses efforts avec sagesse, et plus ils se révèlent féconds, plus il est probable qu’il élèvera et ennobolira son esprit, et qu’il semblera ainsi réaliser la volonté de son Créateur.

Le résumé du chapitre 3 de son ouvrage révolutionnaire, De l’origine des espèces, publié en 1859, témoigne de l’importance que Darwin accordait à cet argument. Il intitula ce chapitre fondamental : « Lutte pour l’existence ». Les têtes de section en sont les suivantes : « Son influence sur la sélection naturelle — Le terme employé dans un sens large — Le taux géométrique d’accroissement — Accroissement rapide des animaux et des plantes naturalisés — Nature des obstacles à l’accroissement — Compétition universelle — Effets du climat — Protection assurée par le nombre d’individus — Rapports complexes de tous les animaux et de toutes les plantes entre eux — La lutte pour l’existence est des plus rigoureuses entre les individus et les variétés de la même espèce ; elle l’est souvent aussi entre les espèces du même genre — Les rapports d’organisme à organisme sont les plus importants de tous.

Depuis Malthus et son Essai de 1798, il est entendu que la survie d’une population dépend de sa réussite économique et politique à se nourrir, à maîtriser les épidémies et à se protéger en temps de guerre. Depuis Darwin et la parution de son œuvre en 1859, on sait que tout le règne du vivant — que ce soient les hommes, les animaux ou les plantes — est engagé dans une lutte acharnée pour l’existence, où les concurrents les plus proches sont souvent les plus redoutables. Cette lutte appelle une morale dynamique, qui permette d’anticiper ou de surmonter les difficultés.

Ces idées ont eu une telle portée qu’il est, aujourd’hui encore au XXIᵉ siècle, impossible d’aborder la condition humaine ou les questions éthiques sans s’y confronter. Karl Marx croyait autant que Darwin en la lutte pour la survie, mais y voyait une lutte entre les classes sociales, elles-mêmes forgées par des facteurs économiques. Adolf Hitler partageait cette vision résolument concurrentielle de la vie, qu’il a théorisée dans Mein Kampf. Les marxistes assimilent la lutte des classes à une confrontation entre espèces distinctes, tandis que les nazis considéraient les races comme des espèces rivales.

Toutefois, cette conception naturaliste augmente le risque que la « compétition d’interférence » prenne une forme purement destructrice. Marx, Lénine, Staline, Mao et Hitler ont tous cherché à résoudre la question de la survie en éliminant la concurrence. Ils ont envahi des territoires, fomenté des guerres civiles, exploité ou asservi des minorités et exterminé des peuples entiers. La Seconde Guerre mondiale fut la tentative avortée de Hitler d’assurer un avantage vital aux Allemands en éradiquant ceux qu’il considérait comme des rivaux, notamment les Slaves et les Juifs. Paradoxalement, l’échec de Hitler aura finalement mieux servi l’Allemagne que sa victoire n’aurait pu le faire.

À la concurrence destructrice (« interférence ») s’oppose la concurrence coopérative, un principe au cœur de la pensée d’Adam Smith, de Malthus et de William James. Le prototype de la concurrence destructrice est le conquérant : il élimine ses rivaux afin de s’emparer de leurs biens, de leurs terres, et parfois de les réduire en esclavage. Le prototype de la concurrence coopérative est le marchand : il a tout intérêt à satisfaire son client, car un client satisfait est un client fidèle. Il a même tout intérêt à la prospérité de son client, car un acheteur aisé peut consommer davantage et plus souvent. Là où la conquête implique de nuire à l’autre, le commerce repose sur le service et la satisfaction mutuelle. La technologie moderne ayant rendu la conquête trop périlleuse, le commerce s’impose comme la seule stratégie de survie viable.

Cette interdépendance est renforcée par un autre concept clé d’Adam Smith, bien que beaucoup plus ancien que lui : la division du travail. La Richesse des nations s’ouvre sur le célèbre exemple de la manufacture d’épingles, où « une tâche aussi simple est scindée en dix-huit opérations distinctes, confiées chacune à un ouvrier ». Plus la spécialisation est poussée, plus la production gagne en efficacité ; mais pour qu’un tel système perdure, la coopération est indispensable.

Une morale collective efficace doit donc remplir plusieurs critères. Elle doit être solide, car une morale faible serait sans effet. Elle doit favoriser la survie de la société et de ses membres, mais de manière coopérative plutôt que destructrice. Hitler professait certes une morale de domination vigoureuse, mais sa violence a failli anéantir son propre peuple. Elle doit être dynamique, afin de s’adapter au rythme effréné des changements de la modernité. Elle doit s’avérer économiquement efficiente, ce que le mélange d’autoritarisme et d’égalitarisme du léninisme n’a jamais réussi à être. Cependant, ce ne sont pas là les seules exigences : une morale collective doit également rendre la société agréable à vivre et garantir sa cohésion. Une morale trop rigide risque de se briser, perçue comme obsolète par la génération suivante. À l’inverse, un relativisme extrême cesse d’être une morale, car il ne fournit aucun code de conduite clair.

Commençons par situer la morale collective dans son contexte. Toute communauté, qu’elle soit réelle ou virtuelle, repose sur une large adhésion à ses principes moraux. Les périodes les plus prospères de l’histoire d’une société coïncident souvent avec les époques où sa morale est largement partagée. Cette morale ne se limite pas à des fonctions précises, comme la limitation de la criminalité ou la consolidation des liens familiaux : elle confère aux citoyens un sentiment général de cohérence et de finalité. Historiquement, cet accord moral s’appuie également sur l’existence d’une religion majoritaire, qu’il s’agisse du culte d’État dans la Rome antique, du judaïsme depuis l’époque biblique ou de l’islam. Ces trois piliers — le peuple, la religion, la morale — sont indissociables et se renforcent mutuellement.

Dans une telle société, l’individu évolue au sein d’un cadre solidaire qui lui permet de poursuivre ses propres objectifs. Il est vrai que le code moral peut paraître arbitraire vu de l’extérieur. Ainsi, le juif orthodoxe ne mange ni porc ni fruits de mer et ne travaille pas le Chabbat ; le catholique pratiquant proscrit la contraception artificielle et l’avortement ; le musulman s’abstient de consommer de l’alcool. Pourtant, pour chacun, ces contraintes sont le juste prix à payer pour bénéficier d’un sentiment d’ordre général. Un juif orthodoxe dira que la sanctification du Chabbat est un faible sacrifice au regard de la solidité que confèrent la Halakha et la famille juive. L’idéal libertaire de John Locke est celui d’une société tolérante, régie par une morale commune sur les questions fondamentales, mais garantissant de larges libertés individuelles pour le reste. S’il ne croyait pas qu’une société pût se passer de règles, il estimait que celles-ci devaient être fondées sur la raison et que la contrainte devait se limiter à l’essentiel. Il admettait néanmoins qu’une certaine contrainte demeurait inévitable pour protéger la vie et les biens, car il jugeait impossible pour une société de survivre sans un minimum de sécurité. Les différences religieuses spécifiques — le confucéen qui observe un deuil de quarante jours, le juif qui respecte les interdits alimentaires — pouvaient dès lors coexister pacifiquement.

Cette doctrine, qui allie une morale sociale sur les questions essentielles à une tolérance sur les décisions personnelles, distingue en réalité une norme morale fondamentale, qui doit être imposée à tous, d’une éthique personnelle que les citoyens adoptent individuellement ou en tant que membres de sous-groupes. Lorsqu’un moine bénédictin prononce des vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance, il le fait en tant que membre d’un tel sous-groupe. Il n’exige pas de tous les catholiques, et encore moins de tous ses concitoyens, qu’ils adoptent les mêmes vœux. Il obéit aux ordres de son abbé, mais ne s’attend pas à ce que quiconque en dehors de son abbaye s’y soumette. Si l’adhésion à ces aspects facultatifs de la morale peut varier, la morale fondamentale, elle, doit être partagée. Ceux qui la rejettent nuisent autant à la société qu’à eux-mêmes. Dans le cas extrême, une société envahie par des voleurs meurtriers, comme une grande partie de l’Europe après la chute de l’Empire romain, n’offre une vie satisfaisante à personne, pas même aux voleurs, constamment menacés par leurs pairs. On retrouve ce phénomène aujourd’hui dans certains quartiers défavorisés des États-Unis. L’anarchie n’est pas une société idéale, car sans ordre public, il n’y a pas de sécurité.

Lorsqu’on examine les forces hostiles à la morale sociale, c’est bien cette morale fondamentale — globalement similaire dans la plupart des systèmes de croyances religieuses modernes — qui est visée. Deux des Dix Commandements de l’Ancien Testament pour les chrétiens, ou de la Torah pour les juifs, peuvent être considérés comme universels à toute foi se définissant comme une religion : « Tu ne tueras point » et « Tu ne voleras point ». On peut même aller plus loin. Même la plupart des agnostiques convaincus considèrent le meurtre et le vol — la menace ultime pour la vie et les biens — comme des interdits, et reconnaissent le droit de la société à punir ceux qui les transgressent. Le débat porterait sur la nature de la sanction, non sur le droit de la société à punir en tant que tel.

La formule originelle de John Locke est bien celle-ci : chacun a droit à « la vie, la liberté et la propriété ». En 1776, Thomas Jefferson y substitua une autre formule de Locke : « la poursuite du bonheur ». Cette formule est aussi élégante qu’inspirante, mais l’expression « la vie, la liberté et la propriété » a une portée plus concrète. La société repose fondamentalement sur le droit à la vie et le droit à la propriété. L’histoire démontre que, dans la pratique, ces droits ne peuvent être protégés que par la liberté. En effet, un État tout-puissant devient le principal ennemi de la vie, par ses guerres d’agression, et de la propriété, en s’appropriant une part excessive de la richesse nationale pour servir ses propres fins, souvent contestables et toujours dispendieuses.

Cependant, la morale fondamentale des nations les plus avancées est ébranlée, en partie par les forces mêmes de la modernité qui leur confèrent leur avantage technique. Les États-Unis sont la première puissance technologique mondiale. Jusqu’au début des années 1960, beaucoup de gens, y compris la plupart des Américains, considéraient les États-Unis comme un modèle moral pour le reste du monde. Aujourd’hui, rares sont ceux qui expriment ce point de vue, même parmi les Américains fiers de leur pays. Personne, après avoir suivi comme le monde entier l’a fait le procès O.J. Simpson, ne pourrait encore considérer les États-Unis comme la simple République vertueuse de leurs débuts.

L’Amérique d’autrefois puisait ses valeurs dans les impératifs d’une société de la Frontière, lesquels imprégnaient l’attitude de ses citoyens, même dans les grandes villes. La Frontière est un lieu démocratique. On s’y sent l’égal des autres, et les premiers Américains se sont affranchis des hiérarchies sociales européennes. Même les travailleurs sous contrat, venus d’Angleterre comme prisonniers, devenaient artisans, fermiers ou travailleurs libres une fois leur période de servitude achevée. Les salaires y étaient plus élevés qu’en Europe et le coût des produits de première nécessité était faible, même si les biens manufacturés importés restaient onéreux. Sur la Frontière même, les gens dépendaient fortement les uns des autres et, malgré la rudesse de l’existence, le niveau de vie y était élevé au regard des normes européennes. Les immigrés pouvaient débuter comme ouvriers mal payés dans les bas-fonds de Boston ou de New York, mais ils s’en extirpaient généralement assez vite pour connaître, génération après génération, la prospérité. Après la guerre de Sécession, les Noirs se sont perçus comme un nouveau groupe d’immigrants, et nombre d’entre eux ont adopté ces valeurs et objectifs américains. C’est ainsi qu’a émergé une classe moyenne noire.

Cette aspiration, nourrie par la réalité de la vie sur la Frontière et par l’influence des Églises, tant protestantes que catholiques, façonnait le patriotisme américain. Ils avaient la conviction de vivre au « pays de Dieu », une nation singulièrement guidée par des idéaux démocratiques et la foi chrétienne, la première et la plus aboutie des démocraties du monde. Cette vision nous est familière : elle s’incarne dans l’image que nous avons presque tous d’Abraham Lincoln, bien qu’il se trouve encore quelques Sudistes pour voir en lui l’homme qui a déchaîné les horreurs de la première guerre moderne afin d’empêcher les États libres de quitter une Union en laquelle ils n’avaient plus confiance.

L’image de Lincoln — sévère, simple, honnête et éloquent — demeure néanmoins l’incarnation suprême de l’Amérique, une image essentiellement morale. De nombreux Américains perçoivent encore ce contraste originel et saisissant entre l’énergie démocratique du Nouveau Monde et les hiérarchies obsolètes de l’Europe. Cet idéal d’une méritocratie foncièrement dynamique est difficile à discerner pour un étranger dans le Los Angeles, le New York, le Houston ou le Washington d’aujourd’hui, bien que des vestiges — et même plus que des vestiges — en subsistent dans les grandes banlieues et les zones rurales. L’éthique puritaine américaine, malgré son importance historique, survit principalement au nord de la Snow Belt, mais le dynamisme entrepreneurial, lui, est plus largement répandu.

Les Américains désigneraient la décadence des grandes villes, devenues des foyers de criminalité — en particulier le narcotrafic —, comme le pire symptôme du déclin du sens moral collectif. La plupart des Américains reconnaissent également l’existence d’un conflit entre plusieurs cultures morales distinctes, qui s’opposent par leurs revendications et leur autorité. La culture du « politiquement correct » rejette de nombreux principes moraux — mais pas tous — qui sous-tendaient la culture d’antan. Elle met l’accent avec véhémence sur le rôle et les droits des groupes jugés historiquement exploités par une culture blanche et masculine dominante, et récuse cette dernière, bien qu’elle soit la culture fondatrice des États-Unis.

La culture masculine dominante de la première moitié du XXe siècle reposait sur la préservation de la famille nucléaire. Le mari et père y exerçait une autorité au moins nominale, même si, en pratique, le foyer était souvent gouverné par l’épouse et mère, avec le consentement plus ou moins tacite du maître des lieux. Cette configuration conférait à l’homme un pouvoir bien réel dans la sphère professionnelle, un pouvoir que le mouvement féministe a depuis contesté, sans toutefois l’abolir. Au nom de l’intérêt familial et de l’enseignement chrétien, l’avortement était proscrit. La morale d’autrefois le considérait comme un homicide et ne l’autorisait sous aucun prétexte, une position que ses partisans défendent encore aujourd’hui. Ceux de la nouvelle morale pensent le contraire. Dans l’affaire Roe v. Wade, la Cour suprême a établi le droit constitutionnel à l’avortement — une compétence qui relevait jusqu’alors de chaque État — en s’appuyant sur la notion du droit à la vie privée, une doctrine pourtant absente de la Constitution et de ses amendements. Le droit à la vie privée d’une femme incluait celui de choisir d’avoir ou non des enfants, sans égard pour les conséquences sur l’embryon. La Cour suprême n’a pas reconnu de droits constitutionnels à l’embryon, le considérant, au XXe siècle, comme une entité aussi dépourvue de statut constitutionnel que l’étaient les esclaves dans la première moitié du XIXe. Les principes de « la vie, la liberté et la poursuite du bonheur » ne s’appliquaient pas aux esclaves, et les juges de l’affaire Roe v. Wade n’ont pas étendu le langage de la Déclaration d’indépendance aux embryons. Le débat sur l’avortement illustre de manière extrême le conflit entre l’ancienne et la nouvelle morale, mais des tensions tout aussi fortes existent dans d’autres domaines où l’ordre social et les valeurs traditionnelles sont remis en cause. La morale chrétienne, tant protestante que catholique, imposait une définition stricte des rôles sexuels : pas de relations hétérosexuelles en dehors ou avant le mariage, pas de relations homosexuelles. Le lesbianisme, lui, était à peine évoqué, la société niant presque son existence — au point que la reine Victoria, dit-on, refusa de croire que de telles pratiques puissent exister entre femmes. Le politiquement correct, pour sa part, se présente comme la morale de groupes se considérant comme opprimés. Les homosexuels revendiquent la légitimité de leur mode de vie et contestent le rejet traditionnel de leur sexualité. L’« homophobie » est perçue comme un préjugé aussi condamnable que la discrimination raciale. Aux yeux de cette nouvelle morale, critiquer les homosexuels est aussi inacceptable que de s’en prendre aux Noirs, aux Juifs ou aux femmes. Parallèlement, d’autres tabous sexuels s’érodaient ou disparaissaient. Les années 1960 virent l’émergence d’une nouvelle vague d’amour libre, encouragée par la sécurité qu’offrait la pilule contraceptive, ainsi que par les substances psychotropes et la musique pop. La cohabitation hors mariage se généralisa. Dans les années 1990, il paraissait tout à fait normal en Grande-Bretagne — société pourtant légèrement plus conservatrice que les États-Unis — que le prince Edward vive ouvertement avec sa petite amie au palais de Buckingham, officialisant une pratique amorcée par les étudiants dans les années 1960. Rares furent ceux qui s’étonnèrent que la reine Élisabeth II, chef de l’Église d’Angleterre, consente à cette situation, alors même que les mariages de ses trois enfants aînés avaient déjà volé en éclats. Ceux qui s’en offusquaient passaient pour d’incorrigibles moralisateurs démodés. Pourtant, nombreux étaient ceux qui continuaient de juger la morale traditionnelle préférable, sans pour autant la suivre eux-mêmes, ni vraiment espérer que leurs enfants s’y conforment en grandissant. Le mouvement du politiquement correct a révélé sa facette puritaine. Parce qu’il prétendait défendre les intérêts des femmes, perçues comme le plus grand groupe opprimé, il a manifesté une certaine hostilité envers la sexualité masculine, tant dans ses formes agressives que dans celles jugées autrefois inoffensives. Certaines en vinrent à considérer que tout homme était un violeur en puissance, et l’horreur légitime du viol déboucha sur une condamnation générale du genre masculin. D’autres se sont focalisées sur le harcèlement sexuel, une plainte légitime — l’approche de nombreux hommes en la matière étant d’une grande grossièreté — qui a parfois pris des proportions ridicules dans des cas insignifiants. Des accusations de harcèlement ont même été portées pour de simples regards, sans qu’un mot ait été prononcé ou qu’un contact physique ait eu lieu. Cette nouvelle morale pouvait donc se montrer très répressive. Des Blancs pouvaient être accusés de racisme non pour leurs opinions, mais simplement parce qu’ils étaient blancs. Des hommes pouvaient être accusés de harcèlement sexuel si leur regard trahissait leur attirance pour une femme, ce qui, une génération plus tôt, aurait été perçu comme un compliment et non comme une insulte.

Bien que les partisans du politiquement correct et les chrétiens fondamentalistes se critiquent avec amertume, ils présentent des similitudes frappantes dans le monde contemporain. Les uns comme les autres s’arrogent l’autorité d’une doctrine morale particulière en la présentant comme universelle, même si leurs préceptes diffèrent. En réalité, tous deux peuvent être critiqués pour le même défaut : un moralisme dogmatique et excessif, dépourvu de profondeur, de sens historique ou de tolérance. On leur reproche souvent leur ressemblance avec le puritanisme du XVIIe siècle, incarné par des moralisateurs péremptoires comme Oliver Cromwell en Angleterre — qui faillit d’ailleurs émigrer en Nouvelle-Angleterre — ou les chasseurs de sorcières de Salem. Ni le mouvement féministe, dans sa forme la plus dogmatique, ni les prédicateurs conservateurs de la « Bible Belt » ne peuvent être accusés de manquer de morale, mais bien plutôt d’en faire un usage excessif et rigide. Le cœur de ces morales semble parfois s’être pétrifié. Ce type de sclérose morale est aussi préjudiciable à la morale consensuelle de la société que l’anarchie du « tout est permis » qu’elle prétend dénoncer.

Le pharisaïsme, cette conviction de se croire supérieur en vertu, est aussi ancien que l’humanité et offusquait tout particulièrement Jésus-Christ. L’érosion de la morale, cette croyance qui réduit les choix éthiques à de simples préférences personnelles, au même titre que le choix d’un vêtement, est un phénomène plus récent. Elle témoigne de l’absence de toute morale partagée et porte à un niveau inédit la doctrine classique de la liberté, transformant « la poursuite du bonheur », telle que l’entendaient à l’origine John Locke et Jefferson en 1776, en un hédonisme insouciant de ses conséquences.

L’expression « la poursuite du bonheur » est tirée de l’Essai sur l’entendement humain (1691) de John Locke : « La plus haute perfection de la nature intellectuelle réside dans une poursuite attentive et constante d’un bonheur vrai et solide ; ainsi le soin que nous devons avoir de nous-mêmes pour ne pas prendre un bonheur imaginaire pour un bonheur réel est le fondement nécessaire de notre liberté. » Il ajoute que « les hommes ne placent pas tous leur bonheur dans la même chose […] l’esprit a des goûts aussi différents que le palais […]. Ils peuvent choisir des choses différentes et pourtant tous choisir correctement ; en supposant qu’ils ne sont qu’un ensemble de pauvres insectes dont certains sont des abeilles, charmées par les fleurs et leur douceur, tandis que d’autres sont des scarabées, qui se délectent d’aliments d’une tout autre nature. » Il soutient néanmoins que préférer le vice à la vertu est « manifestement un mauvais jugement ». Il insiste sur l’argument religieux, mais considère aussi que « les méchants sont les plus mal lotis ici-bas ». Il est convaincu que « la morale, établie sur ses véritables fondements, ne peut qu’orienter le choix de toute personne qui y réfléchit ».

La doctrine lockéenne de la liberté accorde sans aucun doute une plus grande place aux préférences individuelles que les systèmes moraux plus autoritaires, qui cherchent à traiter tout le monde de la même manière et à imposer une conduite uniforme. Pourtant, la doctrine classique de la liberté reconnaît la nécessité d’impératifs moraux collectifs, notamment le respect d’autrui au sein de la société, et plus particulièrement le respect de la vie et de la jouissance paisible des biens sous l’autorité de la loi. Une érosion généralisée de la morale collective menace la liberté, à la fois directement, en introduisant un élément d’anarchie, et indirectement, en encourageant les forces les plus autoritaires de la société. L’histoire de la morale publique peut être perçue comme un cycle oscillant entre désordre et autoritarisme ; ainsi, les morales autoritaires contemporaines, tant le féminisme que le fondamentalisme, sont apparues comme une réaction cyclique à l’hédonisme des années 1960.

Nous avons déjà esquissé certains attributs du monde de demain. Il sera façonné par deux forces principales : d’une part, l’ouverture des économies asiatiques, favorisée par le changement technologique, et d’autre part, les nouvelles communications électroniques mondiales, qui rendent le citoyen progressivement moins dépendant de son gouvernement national. Si les nouvelles technologies ont remplacé, ou remplacent déjà, de nombreuses qualifications intermédiaires — l’ouvrier à la chaîne, l’employé de bureau et, de plus en plus, le cadre moyen —, elles ont en revanche récompensé les compétences les plus rares. Elles ont ainsi créé une élite cognitive internationale, composée d’individus hautement qualifiés pour qui les nouvelles communications ouvrent le plus vaste marché possible à leurs talents. Comme la plupart des élites, celle-ci a tendance à se croire supérieure, faisant preuve d’une certaine arrogance et estimant pouvoir fixer ses propres normes. Elle finit ainsi par se couper du reste de la société.

Au cours de la première moitié du siècle à venir, un transfert massif de richesses s’opérera de l’Ancien Ouest vers le Nouvel Est. Les échecs politiques – et la Chine accuse toujours un retard dans ce domaine – pourront certes ralentir ce transfert de richesse et de pouvoir, mais il est fort improbable qu’ils y fassent obstacle. Ils ne sauraient l’enrayer.

Ce processus exercera inévitablement une pression considérable sur les pays de l’hémisphère Nord à majorité blanche, c’est-à-dire l’Europe et l’Amérique du Nord. Aujourd’hui, environ 750 millions de personnes vivent dans les pays développés de cette zone. Jusqu’à une date récente, le Japon était le seul pays asiatique à avoir atteint le niveau de vie euro-américain, bien que des populations d’origine européenne existent en Nouvelle-Zélande, en Australie et parmi la population blanche d’Afrique australe. Même en 1990, la population totale des pays industriels avancés ne représentait qu’environ 15 % des cinq milliards d’habitants de la planète. La répartition de la richesse mondiale était alors de 15 % de riches pour 85 % de pauvres, une proportion très semblable à celle des revenus dans les sociétés industrielles avancées un siècle plus tôt. Dans un processus qui ne cesse de s’accélérer, les économies avancées devraient regrouper, d’ici 2050, près de trois milliards de personnes sur une population mondiale qui pourrait atteindre sept milliards, soit une répartition de 40 % de riches et 60 % de pauvres. D’ici la fin du siècle, ces chiffres pourraient bien s’inverser pour atteindre 60 % de riches et 40 % de pauvres, la pauvreté se concentrant alors principalement en Afrique. Ce transfert favorisera une plus grande égalité de richesse entre les nations, mais accentuera probablement les inégalités au sein de celles-ci. Ceux qui sauront mobiliser efficacement talents et capitaux disposeront d’un avantage décisif sur les individus aux compétences moyennes ou disposant de peu de capital. Cette richesse sera extrêmement mobile. Les pauvres du monde développé ne pourront plus taxer les riches comme au XXe siècle ; les pays qui tenteront de le faire perdront du terrain dans cette course effrénée à la compétitivité.

Bien entendu, la productivité globale de l’économie mondiale devrait continuer de croître, de l’ordre de 3 % en moyenne à l’échelle mondiale, en l’absence de nouvelle guerre d’envergure. Si cette hypothèse se confirme, la production mondiale totale doublera tous les vingt-cinq ans, ce qui la rendrait plus de quatre fois supérieure à ce qu’elle est aujourd’hui d’ici 2050, et de seize à vingt fois supérieure d’ici 2100. Même si la population mondiale atteignait huit milliards d’individus d’ici 2100, le PIB mondial par habitant serait alors dix fois supérieur à son niveau actuel d’ici la fin du siècle. Une telle croissance de la richesse permettra d’absorber l’essor des nouvelles sociétés industrielles, ainsi que les revenus de plusieurs millions de dollars de l’élite cognitive, tout en maintenant un niveau de vie décent et en progression pour le reste de la population active des pays avancés. Mais les écarts seront très différents de ceux du XXe siècle. À l’échelle mondiale, les revenus des pays pauvres augmenteront bien plus vite que ceux des pays riches ; au niveau national, à l’image de l’Amérique des années 1990, les revenus des plus riches croîtront bien plus rapidement que ceux des classes moyennes ou modestes. Au cours du siècle prochain, nous assisterons à l’émergence d’une superclasse mondiale, composée peut-être de 500 millions d’individus très riches, dont 100 millions seraient suffisamment fortunés pour s’affirmer en tant qu’Individus Souverains.

Ce processus aura une conséquence inévitable : les sociétés perdront en homogénéité, l’État-nation s’affaiblira ou s’effondrera, et l’élite cognitive se percevra comme cosmopolite. Déjà, les individus occupant des professions à dimension internationale partagent une culture bien plus proche de celle de leurs homologues d’autres régions du monde que de celle de leurs concitoyens au sein des anciens États-nations. Un banquier d’affaires londonien se sentira probablement plus en phase avec Séoul qu’avec Glasgow ; un haut fonctionnaire de Washington se sentira plus proche d’un homologue de Bonn que des habitants des quartiers défavorisés de sa propre ville. L’effet de fragmentation que ce processus engendre sur les valeurs morales est déjà perceptible. La morale d’un individu découle en partie de son éducation et de ce qu’il a appris dans son enfance ; elle est aussi tributaire de son expérience de vie. L’éducation comme l’expérience de l’élite cognitive seront toutes deux cosmopolites et tendront à éloigner ces individus de leurs communautés d’origine.

À l’aube du siècle prochain, une large part des membres de cette élite cognitive grandissante n’auront reçu qu’une éducation morale ou religieuse sommaire au sein de leur famille. La conviction la plus répandue au sein de l’élite est un humanisme agnostique. De nombreuses familles sont elles-mêmes fragmentées par les divorces, les remariages et d’éventuelles troisièmes unions. Le modèle conjugal hollywoodien n’est certes pas la norme aux États-Unis, mais le taux de divorce au sein de l’élite cognitive en Euro-Amérique reste élevé, atteignant probablement un tiers, voire plus. Les enfants de ces parents divorcés reçoivent rarement une éducation religieuse fondamentale et sont confrontés aux divergences de valeurs morales entre parents, beaux-parents et demi-frères ou sœurs. En comparaison, l’éducation dispensée dans un village irlandais ou polonais fournit un cadre religieux et moral manifestement plus structuré. Une élite riche, déracinée et sans Dieu a peu de chances d’être heureuse ou aimée.

Cette lacune dans l’éducation morale initiale du groupe appelé à dominer l’économie du siècle prochain risque fort d’être accentuée par leur expérience de vie. Pour assumer leur rôle de chefs de file du nouvel univers numérique, ces individus auront reçu une formation technique avancée et rigoureuse. Ils n’en tireront cependant que des enseignements moraux partiels, loin de ceux qui, au fil de l’histoire, ont façonné la conduite humaine. À l’aune des critères de Confucius, de Bouddha, de Platon (500 av. J.-C.), de saint Paul (50 apr. J.-C.) ou de Mahomet (600 apr. J.-C.), ils pourraient être qualifiés d’illettrés sur le plan moral. On leur aura inculqué les principes de l’efficacité économique, de l’optimisation des ressources et de la quête du profit, mais non les vertus telles que l’humilité ou le sacrifice, pour ne rien dire de la chasteté. Fondamentalement, la plupart auront reçu une éducation païenne, avec un système de valeurs plus proche de celui de la fin de la République romaine que du christianisme. Qui plus est, ces valeurs seront profondément individualistes plutôt que collectives. Or, comme nous l’avons déjà souligné, les sociétés ne peuvent être fortes que si des valeurs morales fondamentales sont largement partagées. Les nations avancées s’orientent déjà vers une situation où beaucoup de gens n’auront que des valeurs morales fragiles ou relatives, où d’autres compenseront par une adhésion farouche à des croyances irrationnelles, et où bien peu de valeurs seront communes à l’ensemble de la société. Sans doute, certains « clubs territoriaux compétitifs » mentionnés plus tôt imposeront-ils des normes morales exigeantes à leurs résidents.

Historiquement, les écarts de richesse n’ont pas, en eux-mêmes, engendré de différences fondamentales dans les valeurs religieuses. Dans des sociétés denses et stables, dotées de traditions fortes et d’une structure hiérarchique bien établie, où chacun, du « riche dans son château au pauvre à sa porte », connaissait sa place, on pouvait trouver des valeurs qui traversaient les classes sociales. Mais cela dépendait de la force du sentiment communautaire, tant chez les riches que chez les pauvres, et de la vitalité des traditions. Aucune de ces conditions n’est plus réunie aujourd’hui, et tant le sentiment d’appartenance que la tradition s’affaiblissent sous l’effet de la révolution économique et technologique en cours. Les modes de vie des uns et des autres divergent de plus en plus. La révolution technologique s’est accomplie en s’affranchissant des anciennes méthodes de travail. Dans tous les domaines, c’est le penseur radical qui a triomphé, tandis que celui qui s’en tenait au conventionnel s’est retrouvé à la traîne, complètement dépassé. Notre politique est peut-être menée par des personnalités conventionnelles – Bill Clinton, Helmut Kohl, John Major –, mais nos entreprises les plus performantes sont dirigées par des esprits radicaux qui comprennent le nouveau monde technologique, l’archétype en étant Bill Gates. La pensée conventionnelle a été discréditée par son incapacité à maîtriser la rapidité et la puissance du changement.

Pourtant, il en va tout autrement de la morale. Si l’on considère la science du temps de Moïse, aux alentours de 1000 av. J.-C., elle n’a que peu de choses à nous dire. Le récit de la création dans le Livre de la Genèse peut bien contenir une vérité théologique – Dieu a créé l’univers et l’humanité –, mais il ne fournit aucune explication scientifique sur le développement réel des structures physiques. En revanche, si nous considérons la morale de Moïse – les Dix Commandements –, elle a, quant à elle, beaucoup à nous apprendre.

Le respect des parents et la fidélité conjugale sont les meilleurs garants de la vie de famille ; et la vie de famille est le meilleur cadre pour élever des enfants moralement équilibrés. Le vol nuit tant au voleur qu’à la personne volée, et il décourage le travail et l’épargne. L’ordre social dépend de la véracité des témoins. Il est mal de tuer, et ainsi de suite.

En science, trois mille ans ont totalement transformé l’état des connaissances humaines ; en morale, nous avons peut-être régressé. Le psychothérapeute moyen dispense probablement à ses patients des conseils moraux moins avisés sur la conduite de leur vie que ceux qu’un Juif de l’époque de Moïse aurait reçus de son maître. Bien sûr, le christianisme reste accessible, mais il n’est plus, pour l’essentiel, qu’un pâle reflet de ce qu’il fut jadis dans une grande partie du monde. Rares sont ceux qui possèdent la foi des époques antérieures, ou même celle de communautés moins sophistiquées ; on ne cherche pas des saints sur Park Avenue.

Le progrès scientifique a eu pour condition la destruction de la tradition. Si nous croyions encore que le Soleil tournait autour de la Terre, nous n’aurions pu développer les communications par satellite. En effet, ce que nous appelons la science n’est qu’une série d’hypothèses, d’explications imparfaites destinées à être remplacées par d’autres, plus solides mais toujours imparfaites. Pourtant, l’effondrement de la tradition fut un désastre pour l’ordre moral du monde.

Confucius enseignait que nous devrions toujours agir avec modération (il nommait cela la « Voie du Milieu », chum yum, du moins dans la traduction qu’en firent les érudits du XVIIe siècle). Il enseignait aussi le respect de l’autorité et la nécessité de traiter les autres comme nous voudrions être traités. Cet enseignement est vieux de deux mille cinq cents ans. En tant que tradition, il a durablement influencé la Chine, mais le confucianisme paraît aujourd’hui dépassé aux yeux de nombreux Chinois modernes : ils ne prisent guère la modération, respectent la force plus que l’autorité et, manifestement, ne traitent pas les autres comme ils aimeraient être traités. Avec la perte de la tradition, les sociétés risquent de perdre le vocabulaire même de leur consensus moral. Malgré sa puissance croissante, la Chine est aujourd’hui un pays moralement à la traîne par rapport au Tibet, en dépit de la pauvreté et de l’oppression que subissent les Tibétains.

Une saine morale sociale doit présenter certaines caractéristiques. Elle doit contribuer à la survie de la société et des individus, de manière dynamique et non statique. Elle doit prôner la tolérance et se garder de toute autosatisfaction. Elle doit être d’essence religieuse, et non simplement agnostique. Elle ne doit pas prétendre statuer sur des questions d’ordre scientifique. Elle ne doit être ni anarchique ni autoritaire. Elle doit être largement partagée et profondément enracinée. Une telle morale est particulièrement importante pour la famille et l’éducation d’enfants indépendants et responsables. Elle constitue la pierre angulaire d’une société saine.

Nous constatons qu’une telle morale, bien que soutenue par la logique d’interdépendance issue du commerce et de l’empathie, est menacée par les assauts d’un scientisme superficiel, par l’aliénation d’une superclasse et d’une sous-classe, et par la perte de l’ancrage territorial des anciennes économies. Une réaction contre ces tendances est possible. Il faut reconnaître le danger extrême qu’elles représentent pour les sociétés du siècle à venir.

Alors que s’achève ce qu’Isaiah Berlin nomma « le siècle le plus terrible de l’histoire occidentale », l’ère du gigantisme des structures sociales touche également à sa fin. Les derniers jours du XXe siècle seront une période de contraction, de dévolution et de réorganisation. Ce sera l’époque des dinosaures sociaux piégés dans une mare de goudron. Et celle des charognards. Les oiseaux viendront picorer leurs ossements. Gouvernements, entreprises et syndicats seront contraints de s’adapter, malgré leurs réticences, aux nouvelles conditions « méta-constitutionnelles » nées de l’avènement de la microtechnologie. Celle-ci a profondément modifié les frontières où s’exerce la violence. Le monde d’aujourd’hui a déjà plus changé que nous ne le réalisons, plus que ce que CNN et les journaux nous en disent. Et il a changé précisément dans le sens indiqué par l’étude des conditions « mégapolitiques ». Comme nous l’avons soutenu dans Blood in the Streets puis dans The Great Reckoning, lorsqu’un changement survient dans la technologie ou dans d’autres facteurs définissant les limites de la violence, la nature de la société se transforme inévitablement. Tout ce qui touche aux interactions humaines, y compris la morale et la manière même dont nous percevons le monde, est appelé à évoluer. Après une période de relâchement moral, signe de la fin d’une ère, nous assisterons à l’émergence d’une morale plus sévère, plus exigeante, afin de répondre aux impératifs d’un monde de souverainetés concurrentielles.

On peut d’ores et déjà anticiper plusieurs caractéristiques de cette nouvelle morale. Tout d’abord, elle valorisera la productivité et le principe juste selon lequel les revenus doivent revenir à ceux qui les génèrent. Corollairement, elle insistera sur l’efficacité des investissements. La morale de l’ère de l’Information prônera l’efficacité et reconnaîtra le bien-fondé d’allouer les ressources à leurs applications les plus rentables. En d’autres termes, la morale de l’ère de l’Information sera celle du marché. Comme le soutient James Bennett, la morale de l’ère de l’Information sera également une morale de la confiance. La cyberéconomie se constituera en une communauté fondée sur un niveau de confiance élevé. Dans un contexte où un chiffrement inviolable permettrait à un fraudeur ou à un voleur de mettre le fruit de ses méfaits à l’abri de toute récupération, chacun sera fortement incité à éviter les pertes en ne traitant pas, dès le départ, avec des individus malhonnêtes. À l’instar des Quakers évoqués précédemment, une réputation d’honnêteté constituera un atout majeur dans la cyberéconomie. Dans l’anonymat du cyberespace, cette réputation ne s’attachera pas forcément à une personne physique, mais pourra être vérifiée de manière fiable grâce à l’identification de clés cryptographiques. Le risque de défaillances en cascade, si le système de chiffrement ou de certification des identités numériques venait à être corrompu par des criminels, sera une menace suffisamment sérieuse pour dissuader quiconque d’employer une personne au comportement peu fiable. Bennett envisage « un club de gentlemen du cyberespace », des zones protégées qui exigeraient des mesures de sécurité renforcées pour y participer, « utilisant peut-être une validation biométrique comme l’identification par empreinte vocale. Les propriétaires assumeraient la responsabilité de garantir l’identité des participants et, dans une certaine mesure, leur fiabilité, réalisant un “club de gentlemen dans le cyberespace” (même si, de nos jours, les dames y seraient les bienvenues). Dans ces espaces, les gens pourraient effectuer des transactions avec une plus grande sécurité et une plus grande confiance que dans le domaine général du cyberespace. Ainsi, le XXIe siècle pourrait marquer un retour à une insistance de type victorien sur la fiabilité et le caractère, dans un environnement qu’aucun victorien n’aurait pu imaginer. »

Les zones protégées du cyberespace pourront également offrir des garanties pour réduire les risques, à l’image des sauf-conduits qu’offraient les comtes de Champagne pour protéger les marchands se rendant aux foires de Champagne. D’autres juridictions allaient jusqu’à « garantir » les marchands itinérants en les indemnisant pour toute perte subie sur leur territoire.

Les « gardes des foires », initialement nommés par les comtes, assuraient la sécurité et rendaient la justice pour les marchands. Ils finirent par évoluer en entités plus autonomes, dotées de leur propre sceau, qui authentifiaient les contrats et en assuraient l’exécution. Ils avaient le pouvoir de « bannir des foires futures tout commerçant reconnu coupable de ne pas payer ses dettes ou de ne pas honorer ses promesses contractuelles. C’était manifestement une sanction si sévère que peu de gens osaient courir le risque de perdre l’accès à ces occasions de profit ultérieur. Hormis cette sanction, cependant, les gardes pouvaient saisir les marchandises d’un débiteur défaillant et les vendre au profit de ses créanciers. » 39

39 James Bennett, « Cyberspace and the Return of Trust », Strategic Investment, octobre 1996.

Le recours à l’ostracisme comme moyen de faire respecter les contrats a perdu de son importance avec la multiplication des marchés alternatifs. Cependant, grâce aux nouvelles technologies de l’information, l’ostracisme des fraudeurs pourrait redevenir un puissant mécanisme d’application, dans le contexte de la fragmentation des souverainetés qui caractérisera la prochaine étape de la société. Des réseaux informatiques pourront surveiller le cyberespace en fournissant des informations infalsifiables sur le crédit et la réputation. Le monde devenant à cet égard un « village planétaire », les fraudeurs et les escrocs seront d’autant plus découragés.

Enfin, en plus de valoriser les revenus, l’efficacité, le caractère et la fiabilité, cette nouvelle morale insistera sur le caractère condamnable de la violence, en particulier l’enlèvement et le racket. Ces pratiques deviendront en effet les principaux moyens d’extorquer des fonds à des individus dont les richesses, autrement, seraient inaccessibles.

La fin des aides sociales et de la redistribution des revenus constituera probablement un autre facteur favorisant une morale plus stricte. Lorsque l’aide aux plus démunis dépendra principalement de la générosité d’individus et d’organismes caritatifs privés, il sera bien plus crucial qu’au XXe siècle que les bénéficiaires apparaissent moralement méritants aux yeux de leurs bienfaiteurs.

« Les subventions, les gains inattendus et la perspective d’opportunités économiques suppriment l’urgence de devoir conserver. Les mantras de la démocratie, de la redistribution et du développement économique font naître des attentes et des taux de fécondité, favorisant la croissance démographique et accentuant ainsi la spirale descendante sur les plans environnemental et économique. »40 – VIRGINIA ABERNATHY

40 Virginia Abernethy, « Optimism and Overpopulation », Atlantic Monthly, décembre 1994, p. 88.

À certains égards, le monde de l’information sera plus propice à une réflexion morale rigoureuse. Les promesses de redistribution des richesses, qui ont fait naître d’immenses espoirs chez les plus défavorisés aux États-Unis, au Canada et en Europe de l’Ouest, ont aussi engendré un effet pervers à l’échelle internationale. Tout porte à croire que l’aide étrangère et les promesses d’intervention pour prévenir la famine et améliorer le niveau de vie ont été des moteurs essentiels d’une croissance démographique dépassant les capacités des économies les moins avancées. L’augmentation spectaculaire de la population mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale, avec son impact souvent destructeur sur les forêts, les sols et les ressources en eau, peut être attribuée à cette intervention généralisée. Celle-ci a rompu les mécanismes de régulation naturelle qui, pendant longtemps, maintenaient l’équilibre entre les populations locales et les ressources disponibles.

Naturellement, de nombreuses populations vivant dans des régions aux ressources limitées et à la croissance faible ou nulle se sont réjouies de la promesse que les contraintes qui pesaient sur leur existence pouvaient être levées. Elles ont accueilli avec enthousiasme le message optimiste porté par les humanitaires, les volontaires du Peace Corps, les révolutionnaires locaux et les idéologues rivaux de la Guerre froide, qui assuraient à qui voulait l’entendre qu’un avenir meilleur était à leur portée. C’était précisément le message qu’il ne fallait pas faire passer.

Une conséquence majeure de cette redistribution interculturelle fut de créer l’illusion que les populations des sociétés non industrielles, avec leurs valeurs traditionnelles, pouvaient rivaliser sur la scène mondiale. L’aide internationale, les programmes de lutte contre la famine et les épidémies, ainsi que les interventions techniques ont laissé croire à de nombreuses personnes que leurs perspectives de vie s’étaient considérablement améliorées, sans qu’il soit nécessaire pour elles d’adapter leurs valeurs ou de modifier en profondeur leur comportement.

La redistribution internationale des revenus a non seulement favorisé une croissance démographique mondiale insoutenable, mais elle a aussi engendré un relativisme culturel et une confusion généralisée quant au rôle essentiel de la culture dans la prospérité des peuples au sein de leur environnement. De nos jours, beaucoup tendent à considérer les cultures comme une simple affaire de goût plutôt que comme des guides pour l’action, que ceux-ci nous égarent ou nous éclairent. Nous sommes trop prompts à croire que toutes les cultures s’équivalent et trop lents à reconnaître les impasses de celles qui se révèlent contre-productives. Ce constat s’applique particulièrement aux cultures hybrides qui ont germé ce siècle, sous la serre des subventions et de l’interventionnisme, dans de nombreuses régions du monde. À l’image de la sous-culture criminelle des quartiers défavorisés américains, elles mêlent des fragments incohérents de cultures héritées d’anciens stades de développement à des valeurs censées orienter les comportements à l’ère de l’Information.

Par conséquent, la révolution de l’information ne libérera pas seulement le génie, elle déchaînera aussi Némésis. Au cours du prochain millénaire, ils s’affronteront comme jamais auparavant.

Le passage de la société industrielle à la société de l’information sera un bouleversement spectaculaire. La transition d’une ère économique à l’autre s’est toujours accompagnée d’une révolution. Or, nous pensons que la révolution de l’information sera sans doute la plus radicale de toutes. Elle réorganisera la vie plus profondément que ne l’ont fait les révolutions agricole ou industrielle. Et son impact se fera sentir en un temps record. Attachez vos ceintures.