7  TRANSCENDER LE LIEU

The Emergence of the Cybereconomy

« Le véritable enjeu, c’est le contrôle. Internet est trop étendu pour qu’un seul gouvernement puisse facilement le dominer. En créant une zone économique mondiale harmonieuse, affranchie de toute souveraineté et impossible à réglementer, Internet remet en question la notion même d’État-nation. »1 — John Perry Barlow

1 Perry Barlow, « Thinking Locally, Acting Globally », Time, 15 janvier 1996, p. 57.

L’autoroute de l’information est devenue l’une des métaphores les plus familières des débuts de l’ère numérique. Ce qui frappe, ce n’est pas tant sa popularité que la méprise qu’elle révèle sur la véritable nature de la cyberéconomie. Une autoroute, après tout, est une version industrielle du sentier, un réseau dédié au transport physique de personnes et de biens. Or, l’économie de l’information n’est ni une autoroute, ni un chemin de fer, ni un pipeline. Elle ne « transporte » pas l’information d’un point à un autre, comme la Transcanadienne achemine des poids lourds de l’Alberta au Nouveau-Brunswick. Ce que le monde appelle « l’autoroute de l’information » n’est pas seulement un canal de transit. C’est la destination.

Le cyberespace transcende la notion de lieu. Il ne s’agit de rien de moins que du partage instantané de données, présentes à la fois partout et nulle part. La nouvelle économie de l’information repose sur l’interconnexion permanente de millions d’ordinateurs, qui relie des millions d’utilisateurs. Son essence réside dans les possibilités inédites qu’offrent ces liens. Comme l’a formulé John Perry Barlow : « Ce que le Net propose, c’est la promesse d’un nouvel espace social, à la fois mondial et affranchi de toute souveraineté, où chacun, où qu’il soit, peut exprimer librement ses croyances à l’humanité entière. Ces nouveaux médias laissent entrevoir une liberté intellectuelle et économique capable de renverser tous les pouvoirs autoritaires de la planète. »2

2 Ibid.

Le cyberespace, tel le royaume imaginaire des dieux d’Homère, forme un univers distinct du monde terrestre familier des fermes et des usines. Ses conséquences, pourtant, ne seront pas imaginaires, mais bien réelles. Bien plus qu’on ne le soupçonne, l’échange instantané d’informations agira comme un solvant qui dissoudra de grandes institutions. Il ne se contentera pas d’altérer la logique de la violence, comme nous l’avons vu ; il modifiera radicalement les coûts de l’information et des transactions, qui déterminent la structure même des entreprises et le fonctionnement de l’économie. Nous pensons que la micro-informatique est sur le point de transformer l’organisation économique du monde.

« Aujourd’hui, il est possible, plus qu’à n’importe quelle autre époque de l’histoire, pour une entreprise de s’implanter n’importe où, de puiser ses ressources à n’importe quel endroit, pour fabriquer un produit qui peut être vendu partout. » — MILTON FRIEDMAN

7.1 LA TYRANNIE DU LIEU

Le fait que les premières tentatives de l’ère industrielle pour concevoir l’économie de l’information l’aient décrite comme un gigantesque projet de travaux publics témoigne de la force des paradigmes passés. Cela revient à entendre un fermier de la fin du XVIIIe siècle qualifier une usine de « ferme pourvue d’un toit ». Mais la métaphore de l’« autoroute de l’information » est encore plus éloquente. Elle trahit notre asservissement à la tyrannie du lieu. Même si la technologie nous affranchit des contraintes géographiques, l’outil même de cette libération porte un nom qui évoque un itinéraire reliant un point à un autre. Tels des saumons que l’instinct ramène à leurs origines, notre conscience reste profondément marquée par la notion de localité.

Depuis toujours, les économies sont ancrées dans un territoire. Avant le XXe siècle, la plupart des gens vivaient de facto en résidence surveillée, s’aventurant rarement au-delà de quelques jours de marche de leur lieu de naissance. Un voyage au long cours relevait de l’épopée, un événement si exceptionnel qu’il marquait les esprits sur plusieurs générations. Seules des crises majeures — guerres, épidémies, changements climatiques — pouvaient déclencher des migrations de grande ampleur. Il ne fallait rien de moins qu’un événement spectaculaire et impérieux pour pousser les gens à tout quitter et à partir en quête d’une vie meilleure.

Jusqu’à une époque récente, ceux qui s’aventuraient loin de leur terre natale étaient si rares que leur nom est souvent parvenu jusqu’à nous. Ainsi, Marco Polo reste célèbre pour avoir traversé le continent eurasien jusqu’à la cour du Grand Khan. Il faisait figure d’exception en son temps. Rares sont, d’ailleurs, les récits de voyage antérieurs à l’ère moderne qui ont survécu. Parmi les plus lus, Les Voyages de Mandeville, rédigé en français en 1357, se distingue par une singularité : son auteur n’a probablement jamais quitté l’Europe. Mandeville y relate des détails savoureux et souvent fantaisistes sur la vie aux quatre coins du globe, comme cette idée selon laquelle de nombreux Éthiopiens ne posséderaient qu’un seul pied : « [P]ied si grand qu’il peut abriter tout le corps du soleil quand ils veulent s’allonger pour se reposer. »3 De toute évidence, parmi les contemporains de Mandeville qui dévoraient son récit à succès, bien peu pouvaient savoir que cet « Éthiopien au pied géant » n’existait pas.

3 M. C. Seymour, éd., Mandeville’s Travels (Oxford : Oxford University Press, 1968), p. 122.

Ce n’est qu’avec les grandes explorations de la fin du XVe siècle que des contacts réguliers s’établirent entre les continents. Des capitaines intrépides comme Christophe Colomb ou Vasco de Gama, partis à la conquête du commerce des épices, étaient des figures si exceptionnelles que leur souvenir s’est transmis dans les foyers lettrés pendant cinq siècles.

Depuis l’aube de l’agriculture jusqu’à une époque récente, l’immobilité a été le lot commun de l’humanité. On l’oublie presque aujourd’hui, surtout dans les sociétés issues de la colonisation européenne du « Nouveau Monde », où la mobilité est plus grande et où l’on a tendance à voir le monde à travers le prisme de l’immigration. Dès l’école primaire, en Amérique du Nord, on enseigne que les premiers colons sont venus d’Europe en quête de liberté et de meilleures opportunités — ce qui est vrai. Ce que l’on omet souvent de préciser, en revanche, c’est à quel point la plupart d’entre eux redoutaient ce voyage, même pour fuir la misère de leur pays. Ceux qui finissaient par émigrer devaient endurer des épreuves aujourd’hui inimaginables. Seuls les plus entreprenants, ou les plus désespérés, franchissaient le pas. Au milieu du XVIIᵉ siècle, les détenus de Bridewell, la sinistre maison de correction de Londres, se révoltèrent en clamant « qu’ils ne voulaient pas être envoyés en Virginie ».4 En 1720, des émeutes éclatèrent dans les rues de Paris pour tenter de libérer mendiants, voleurs et meurtriers promis à la déportation en Louisiane.

4 R. C. Johnson, « The Transportation of Vagrant Children from London to Virginia, 1618-1622 », dans H. S. Reinmuth, éd., Early Stuart Studies (Minneapolis : University of Minnesota Press, 1970), pp. 143-144, cité dans Jutte, op. cit., p. 168.

Des horizons limités

Les obstacles matériels au transport et à la communication, souvent aggravés par un manque généralisé de compétences linguistiques, ont longtemps confiné les hommes à un horizon local. Au début du XXᵉ siècle encore, il n’était pas rare de trouver, même sur le littoral chinois, des villages distants de moins de huit kilomètres où l’on parlait des dialectes mutuellement inintelligibles. L’organisation purement locale de la quasi-totalité des économies avait pour corollaire des marchés étroits et des occasions manquées. En l’absence d’une large concurrence, les facteurs de production demeuraient coûteux. L’accès aux compétences spécialisées était infime. Avec des revenus si bas qu’ils frôlaient la misère, et sans accès à des capitaux extérieurs ni à des marchés d’assurance efficaces, les petits agriculteurs de nombreuses régions du monde se retrouvaient prisonniers de la pauvreté. Nous avons déjà évoqué certaines des difficultés auxquelles les paysans étaient confrontés au sein de communautés villageoises repliées sur elles-mêmes. Aujourd’hui encore, au moment où nous écrivons ces lignes, au moins un milliard de personnes, principalement en Asie et en Afrique, luttent pour survivre avec moins d’un dollar par jour.

7.2 « TOUTE POLITIQUE EST LOCALE »

L’ancrage géographique des individus et de leurs biens a façonné notre vision du monde, bien plus qu’on ne l’admet souvent. Même ceux qui reconnaissent que les distances se sont considérablement réduites à la fin du XXe siècle restent prisonniers de schémas de pensée hérités de la politique traditionnelle de l’ère industrielle. Ce mode de pensée s’illustre parfaitement par le slogan écologiste populaire dans les années 1980 : « Penser globalement, agir localement ». Cette injonction reflète la logique même de la politique, qui a toujours reposé sur l’exercice du pouvoir à l’échelle locale. Cette habitude de raisonner localement est dictée par la mégapolitique qui a régi toutes les sociétés passées. Les caractéristiques topographiques — qui entravent ou facilitent l’exercice de la force — sont par essence locales. Chaque fleuve, chaque montagne, chaque île appartient à un contexte géographique précis ; il en va de même pour le climat. La température, les précipitations et les conditions de croissance varient à mesure que l’on gravit ou que l’on franchit une montagne. Un microbe se propage dans un lieu donné, et non partout à la fois. Il n’est donc pas surprenant que cette tyrannie du lieu imprègne notre conception même de l’organisation sociale. Les rapports de force avantageux, qui permettaient à un groupe de détenir le monopole local de la violence, ont toujours émergé dans un espace circonscrit avant de s’estomper aux périphéries mégapolitiques, là même où se dessinent les frontières. C’est la raison pour laquelle il n’a jamais existé de gouvernement mondial. Bien que l’importance du lieu dans l’exercice du pouvoir ait rarement été formulée de manière explicite, certains partisans de la redistribution coercitive des richesses en ont pressenti le déclin dès les années 1930. À leurs yeux, les transports modernes créaient un clivage qui scindait la société en deux : les nantis et les démunis. John Dos Passos illustre parfaitement cette crainte dans The Big Money : « Le vagabond est assis au bord de l’autoroute, épuisé, affamé. Dans le ciel, un avion transcontinental vole, rempli de cadres grassement rémunérés. La classe supérieure a pris l’air, la basse classe la route : il n’y a plus de lien entre elles, ce sont deux nations. »5: Autrement dit, l’amélioration des transports limite les possibilités d’extorsion en multipliant les lieux où les plus aisés peuvent s’établir. De fait, le vagabond au bord de la route n’avait guère de moyens de soutirer de l’argent à ceux qui le survolaient. Cette tendance, observée par Dos Passos il y a plus de soixante ans, n’a fait que s’accentuer depuis.

5 John Dos Passos, The Big Money (New York : Harcourt, Brace & Co., 1936).

Le transport de masse

Chaque jour en 1995, un million de personnes franchissaient une frontière de par le monde. Il s’agit d’un changement spectaculaire par rapport au passé. Avant le XXᵉ siècle, les voyages étaient si peu fréquents que la plupart des frontières n’étaient que des zones de démarcation, et non de véritables obstacles. Les passeports n’existaient pas. L’arrivée des paquebots, des trains et d’autres moyens de transport modernes a démultiplié les déplacements. Toutefois, ces derniers ont été de plus en plus encadrés par les États, dont le pouvoir s’est accru grâce aux progrès mêmes qui rendaient les voyages moins coûteux et plus accessibles. L’avènement du cinéma et, surtout, de la télévision a également grandement contribué à ouvrir les horizons et à encourager les voyages et l’immigration. Néanmoins, jusqu’à présent, l’organisation sociale et économique est restée fondamentalement ancrée dans un cadre local.

« … pour éviter cette Perte de Courage à laquelle l’histoire impose une sanction si impitoyable. Nous devons avoir le courage de poursuivre toutes les extrapolations techniques jusqu’à leur conclusion logique. »6 — ARTHUR C. CLARKE 7: Arthur C. Clarke, Profiles of the Future : An Inquiry into the Limits of the Possible (Londres : Gollancz, 1962), p. 14.

6 Clarke, op. cit., p. 29.

7 Clarke, op. cit., p. 29.

7.3 L’ERREUR DES FAIBLES ATTENTES

L’ancrage géographique de l’imagination est si tenace que certains experts, en se penchant sur Internet en 1995, ont conclu à son faible potentiel commercial et à son importance quasi nulle, le réduisant à un simple canal électronique de bavardage ou de pornographie. Les nombreux sceptiques quant à la portée économique du cyberespace sont les colonels Blimp de l’ère de l’information. Leur sérénité n’a d’égale que celle de l’establishment britannique face au déclin de l’Empire dans les années 1930. Lorsque les élites se sentent menacées, leur première réaction est le déni. Cette attitude transparaît dans l’espoir que l’Internet ne prendra jamais d’importance, un vœu pieux parfois partagé par des autorités qui devraient pourtant être mieux avisées. Nous avons évoqué plus haut l’ouvrage de David Kline et Daniel Burstein, Road Warriors: Dreams and Nightmares Along the Information Highway. Leur rejet du potentiel économique du Net confirme une fois de plus qu’une solide expertise technique ne garantit pas la lucidité quant aux bouleversements qu’une technologie peut engendrer8.

8 Cité dans Kline et Burstein, op. cit., p. 205.

9 Clarke, op. cit., p. 20.

10 Ibid.

11 Ibid., p. 21.

Par le passé, même les observateurs les plus avertis sur le plan technique n’ont pas toujours su mesurer la portée des nouvelles technologies. Une commission parlementaire britannique, réunie en 1878 pour examiner l’ampoule à incandescence de Thomas Edison, la jugea « assez bonne pour nos amis d’outre-Atlantique, … mais indigne de l’attention d’hommes pratiques ou scientifiques ».9 Thomas Edison lui-même, pourtant si visionnaire, estimait que son invention, le phonographe, trouverait sa principale utilité dans la dictée professionnelle. Peu avant que les frères Wright ne prouvent qu’un aéronef pouvait voler, l’éminent astronome américain Simon Newcomb avait pourtant démontré de manière convaincante que le vol d’un appareil plus lourd que l’air était impossible. Il conclut : « La démonstration qu’il est impossible de combiner, de manière pratique, des substances, des types de machines et des forces connues pour permettre à l’homme de voler sur de longues distances dans les airs semble à l’auteur aussi irréfutable que peut l’être la démonstration d’un fait physique. »10 Peu après les premiers vols réussis, un autre astronome de renom, William H. Pickering, expliqua au public pourquoi le transport aérien commercial ne décollerait jamais : « L’imaginaire populaire se figure souvent d’immenses machines volantes traversant l’Atlantique, transportant un grand nombre de passagers comme nos grands bateaux à vapeur modernes. … [I]l est évident qu’avec nos dispositifs actuels, il est inutile d’espérer concurrencer en termes de vitesse nos locomotives ou nos automobiles. »11 Nous avons déjà évoqué une autre prédiction spectaculairement erronée : celle des fabricants de Mercedes qui, au début du XXᵉ siècle, affirmaient qu’il ne pourrait jamais y avoir plus d’un million d’automobiles dans le monde. Certes, ils comptaient parmi les plus grands experts de l’automobile, mais il était difficile de se tromper plus lourdement quant à son impact sur la société.

À l’instar de ces erreurs de jugement passées, il n’est donc pas surprenant que de nombreux observateurs peinent encore à saisir la principale répercussion de la technologie de l’information : sa capacité à nous affranchir de la tyrannie du lieu. Pour la première fois, elle crée un champ d’action infini et dématérialisé où peuvent se déployer les activités économiques. Elle permet d’explorer de nouveaux espaces dans la cyberéconomie et de « penser globalement pour agir globalement ». Nous expliquerons pourquoi dans ce chapitre.

7.4 Au-delà de la localisation

Le traitement et l’exploitation de l’information remplacent ou transforment en profondeur les produits matériels pour devenir la principale source de profit. Les conséquences de cette mutation sont considérables. En effet, la technologie de l’information dissocie le potentiel de revenus de l’ancrage en un lieu géographique donné. À mesure que la valeur des produits et des services reposera sur l’apport d’idées et de savoir, la part de la valeur ajoutée susceptible d’être captée par les juridictions locales diminuera. Or, les idées peuvent naître n’importe où et voyager à la vitesse de la lumière. Il s’ensuit inéluctablement que l’économie de l’information fonctionnera selon des principes très différents de ceux de l’ère industrielle.

Les détracteurs pourront objecter que la liste des opérations réalisables sur Internet en 1996 paraissait bien banale. En effet, quoi de révolutionnaire à lire un article de jardinage en ligne ou à commander une caisse de vin à distance ? Pourtant, juger du potentiel de la cyberéconomie à l’aune de ses premiers balbutiements serait aussi superficiel que d’avoir tenté de prédire, vers 1900, l’impact de l’automobile sur la société en se fondant sur les modèles de l’époque. Nous sommes convaincus que la cyberéconomie se développera par étapes.

À ses débuts, l’ère de l’information se manifeste par l’usage d’Internet comme simple support pour des transactions tout à fait classiques de l’ère industrielle. À ce stade, Internet n’est guère plus qu’un moyen original de diffuser des catalogues. Par exemple, Virtual Vineyards, l’un des pionniers du commerce en ligne, se contentait de vendre du vin sur sa page Web. De telles transactions ne remettent pas encore directement en cause les institutions établies. Elles utilisent la monnaie de l’ère industrielle et se déroulent dans le cadre d’une juridiction identifiable. Ces usages d’Internet n’ont pas encore d’impact mégapolitique majeur.

La deuxième étape consiste à employer les technologies de l’information pour des applications autrefois impossibles, comme la comptabilité à distance ou le diagnostic médical en ligne. Nous détaillerons plus loin d’autres exemples de ces nouvelles applications, rendues possibles par les progrès de l’informatique. À ce deuxième stade, le commerce en ligne reste ancré dans la structure institutionnelle traditionnelle : il utilise les monnaies nationales et se soumet à l’autorité des États-nations. Les vendeurs y génèrent des revenus, mais leurs bénéfices sont encore gérés au sein du système traditionnel. Les profits issus des transactions sur Internet restent donc soumis à l’impôt.

L’étape suivante, plus avancée, marquera la transition vers un véritable cybercommerce. Non seulement les transactions se dérouleront en ligne, mais elles migreront hors du ressort des États-nations. Le règlement s’effectuera en cybermonnaie. Les bénéfices seront versés sur des comptes en ligne, ouverts auprès de cyberbanques. Les investissements transiteront par des cybercourtiers. De nombreuses transactions échapperont ainsi à l’impôt. C’est à ce stade que le cybercommerce commencera à avoir des répercussions mégapolitiques majeures, telles que nous les avons décrites précédemment. La nouvelle logique d’Internet transformera le pouvoir des gouvernements sur les secteurs économiques traditionnels. Le pouvoir extraterritorial de réglementation s’effondrera. Le concept même de juridiction se délitera, tandis que la structure des entreprises, la nature de l’emploi et du travail se modifieront en profondeur. Ce schéma des phases de la révolution de l’information n’est qu’une ébauche de ce qui s’annonce comme la transformation économique la plus radicale de notre temps.

7.5 LA MONDIALISATION DU COMMERCE

À l’ère de l’information, les progrès technologiques éroderont rapidement la plupart des avantages actuellement liés aux juridictions. De nouveaux types d’avantages émergeront. La chute spectaculaire des coûts de communication a déjà considérablement réduit la nécessité de la proximité. En 1946, un investisseur londonien pouvait, en théorie, passer un ordre à un courtier new-yorkais, mais seules des transactions d’envergure justifiaient un tel coût : trois minutes de conversation téléphonique entre New York et Londres coûtaient 650 $. Aujourd’hui, ces trois minutes ne reviennent qu’à 0,91 $. Le coût d’un appel téléphonique intercontinental a donc chuté de plus de 99 % en un demi-siècle.

La convergence des communications

Bientôt, la distinction entre un appel intercontinental et un appel local deviendra négligeable. De même, les frontières entre votre téléphone, votre ordinateur et votre télévision s’estomperont. Tous deviendront des appareils de communication interactifs, qui se distingueront davantage par leur ergonomie que par leur fonction. Vous pourrez converser sur Internet grâce au micro et aux haut-parleurs de votre ordinateur, ou encore y regarder un film. Il sera possible d’interagir avec votre téléviseur et de transmettre d’importants volumes de données par les réseaux de télédiffusion. À mesure que les divisions héritées de l’ère industrielle entre les modes de communication s’effaceront et que les coûts chuteront, la facturation se basera de plus en plus sur la durée d’utilisation et non sur la destination des messages. Communiquer ou transférer des données à l’autre bout du monde coûtera à peine plus cher qu’un appel local dans la plupart des juridictions en 1985.

L’Internet sans fil

Des satellites en orbite basse et d’autres technologies de transmission sans fil achemineront les données directement vers vos appareils — récepteur de poche, ordinateur portable ou station de travail —, sans passer par les opérateurs téléphoniques locaux ni les réseaux câblés. En bref, l’Internet s’affranchira des fils. Les débuts seront forcément hésitants : la bande passante des premières liaisons sera limitée, et les signaux provenant d’appareils mobiles sur batterie, souvent en déplacement, seront difficiles à « entendre ». Néanmoins, ces défis techniques seront surmontés.

L’entreprise sans frontières

L’augmentation continue de la puissance de calcul optimisera la compression des données, accélérant encore davantage la circulation de l’information. La généralisation des algorithmes de chiffrement, reposant sur la cryptographie à clé publique/privée, permettra aux fournisseurs de services, tels que les opérateurs de satellites, d’intégrer directement la facturation au service, réduisant ainsi les coûts. Parallèlement, les vendeurs pourront débiter instantanément des comptes-clients hébergés sur des ordinateurs personnels, d’une manière similaire à celle dont France Télécom débitait les cartes à puce dans les cabines téléphoniques parisiennes.

Le téléphone devient une banque

La différence, c’est que dans un avenir très proche, vous pourrez alimenter ces comptes avec le fruit de transactions diverses, tout en transportant votre « cabine téléphonique » partout avec vous. Votre ordinateur personnel deviendra à la fois votre agence bancaire, votre courtier en devises et l’équivalent du kiosque parisien où l’on achetait autrefois des cartes téléphoniques anonymes. Et, tout comme une cabine à carte à puce devient inutile à quiconque la forcerait au pied-de-biche, votre ordinateur ne sera accessible qu’à celui qui saura déjouer un code de sécurité sophistiqué. De quoi mettre hors-jeu la plupart des malfrats plus à l’aise avec un pied-de-biche qu’avec un clavier. Grâce à un chiffrement bien conçu, aucune information stockée sur votre ordinateur ne pourra être déchiffrée ou détournée à votre insu.

Aux alentours de l’an 2000, il sera possible de réaliser des transactions commerciales presque partout, hormis en Antarctique. Partout où l’on disposera d’un téléphone, qu’il soit filaire ou cellulaire. Partout où existeront des réseaux de télévision interactifs. Partout où un satellite survolera une région ou fonctionneront d’autres modes de télécommunication sans fil. Vous pourrez parler, transférer des données et voyager virtuellement au-delà des frontières, à votre guise. Les numéros de téléphone, qui identifient l’appelant par un indicatif géographique, céderont sans doute la place à des numéros d’accès universels permettant de joindre un correspondant n’importe où sur la planète.

Comprendre le chinois

Non seulement vous pourrez téléphoner et envoyer des fax, mais vous pourrez, à terme, vous dispenser de longues années d’apprentissage pour converser en chinois avec un contremaître dans une usine de Shanghai. Peu importera que vous ne maîtrisiez ni sa langue ni son dialecte. Ses propos, tenus en chinois, vous parviendront instantanément traduits, même de façon approximative, en français. Inversement, votre interlocuteur vous entendra en chinois. Cette technologie de traduction instantanée favorisera la compétitivité de régions jusqu’ici freinées par les barrières linguistiques et culturelles. Le moment venu, l’éventuelle désapprobation du gouvernement chinois concernant votre appel n’aura plus aucune importance.

Des médias personnalisés

À mesure que le monde s’interconnectera, vous serez en mesure de façonner votre propre univers à votre image. Vous choisirez jusqu’aux informations que vous recevrez, l’ère des médias de masse cédant la place à celle des médias personnalisés. Que vous soyez passionné d’échecs ou de chats, vous pourrez configurer votre journal télévisé pour qu’il soit entièrement consacré à votre sujet de prédilection. Vous ne dépendrez plus de Dan Rather ou de la BBC pour vous tenir informé. Vous pourrez sélectionner un bulletin d’information compilé et édité sur mesure, selon vos propres directives.

De la production de masse à la production sur mesure

L’actualité vous laisse de marbre ? Vous pourrez alors consulter un catalogue virtuel sur le Web. Si vous y repérez un pantalon qui vous plaît presque, quelques clics suffiront pour en ajuster les moindres détails, comme la largeur du revers, avant de valider votre commande. Le vêtement sera ensuite coupé et cousu sur mesure par des robots en Malaisie, d’après vos mensurations, préalablement scannées et transmises par Internet.

Cybercourtage

Grâce à la cybermonnaie, vous pourrez non seulement régler vos achats, mais aussi investir. Si vous résidez dans une juridiction comme les États-Unis, où les possibilités d’investissement sont étroitement encadrées, vous aurez la liberté de domicilier vos opérations dans un territoire plus souple, vous donnant ainsi accès à une gamme complète de placements. Que vous soyez à Cleveland ou à Belo Horizonte, il vous suffira de domicilier vos investissements aux Bermudes, aux îles Caïmans, à Rio ou encore à Buenos Aires. Où que vous vous trouviez, l’accès à ces ressources numériques se développera au même rythme que la cyberéconomie. Vous pourrez faire appel à des systèmes experts pour sélectionner vos placements, ainsi qu’à des cybercomptables et des cybergestionnaires pour suivre en continu l’état de vos avoirs.

Culture virtuelle

Entre deux consultations de vos comptes, pourquoi ne pas vous offrir une visite virtuelle du Louvre ? Il vous faudra peut-être verser une somme dérisoire, de l’ordre d’une fraction de centime, à Bill Gates ou à un autre visionnaire qui aura acquis les droits de visite virtuelle du musée. Tandis que vous vous interrogerez sur les éventuels problèmes dentaires de la Joconde, votre ordinateur pourra télécharger la traduction de La Romance de la chambre de l’Ouest par S. I. Hsiung. À votre guise, vous pourrez demander à votre appareil de vous en faire la lecture, à la manière d’un ménestrel. La fonction multitâche vous permettra, en parallèle, d’accomplir de nombreuses autres actions.

Choisir sa juridiction sur le Net

Si l’envie vous en prend, inspiré par les classiques, vous pourriez créer une société virtuelle pour commercialiser des adaptations 3D de grandes œuvres littéraires. L’image serait alors projetée directement sur la rétine des spectateurs au moyen de lasers à faible énergie, oscillant cinquante mille fois par seconde, plutôt que dans l’air ambiant. Cette technologie, déjà en développement chez MicroVision à Seattle, permettra même à certaines personnes déclarées légalement aveugles de recouvrer partiellement la vue. Votre projet esquissé, il vous suffira de charger votre assistant numérique de comparer les régimes de protection proposés pour la production en Malaisie, en Chine, au Pérou, au Brésil et en Tchéquie. Vous ferez ensuite immatriculer votre société aux Bahamas en moins d’une heure, par l’intermédiaire de St. George’s Trust Company. Sur vos instructions, les actifs liquides de l’entreprise seront déposés sur un cybercompte, hébergé par une cyberbanque domiciliée simultanément à Terre-Neuve, aux îles Caïmans, en Uruguay, en Argentine et au Liechtenstein. Si les autorités de l’une de ces juridictions venaient à révoquer une licence d’exploitation ou à saisir les fonds, ceux-ci seraient instantanément transférés vers une autre, à la vitesse de la lumière.

7.6 AVANCÉES QUALITATIVES

Nombre des transactions que vous effectuerez bientôt dans le cyberespace auraient été inimaginables à l’ère industrielle, et pas uniquement pour des raisons de distance ou de langue. Par exemple, charger votre assistant numérique de dénicher des articles non traduits dans des revues scientifiques hongroises n’a rien de comparable avec le fait de solliciter un bibliothécaire. Assister, à cinq mille kilomètres de distance, à un cours à Oxford est une tout autre expérience que de s’y trouver physiquement, à quelques pas de Carfax. Jouer à la roulette au casino de l’Hôtel de Paris à Monte-Carlo, tout en étant virtuellement « invité » à une fête à Punta del Este, en Uruguay, relève d’une expérience d’un genre entièrement nouveau.

Une consultation numérique chez le médecin

Bientôt, et sans doute plus vite que ne l’imaginent la plupart des observateurs, de nouvelles combinaisons technologiques permettront à certaines activités de s’affranchir de la tyrannie du lieu et de la rigidité des institutions de l’ère industrielle. Imaginez : demain, si vous avez mal au ventre, vous consulterez un « médecin numérique », un système expert doté d’une connaissance encyclopédique des symptômes, des maladies et des remèdes. Celui-ci accédera (de manière chiffrée) à votre dossier médical et vous demandera si la douleur survient avant ou après les repas, si elle est aiguë ou diffuse, continue ou intermittente. L’IA de diagnostic vous posera les mêmes questions qu’un médecin classique. Son diagnostic sera peut-être que vous buvez trop de vin, ou pas assez. Elle vous orientera alors vers un « cyberspécialiste ». Si une intervention chirurgicale s’avère nécessaire, un « cyberchirurgien » exerçant depuis les Bermudes pourra réaliser l’opération à distance, au moyen d’un équipement de pointe autorisant des micro-incisions.

La gestion de la vie et de la mort par le traitement de l’information

Cela semble relever de la science-fiction. Pourtant, de nombreux éléments technologiques nécessaires à la « cyberchirurgie » existent déjà, et les autres le seront sans doute au moment où vous lirez ces lignes. General Electric a ainsi introduit une nouvelle machine de thérapie par résonance magnétique (MRT) dans une quinzaine d’hôpitaux. Son développement nécessitera une phase de R&D de trois ans avant qu’elle ne se généralise rapidement pour devenir la norme dans certains types d’interventions chirurgicales. C’est une parfaite illustration de la manière dont la technologie transforme la société.

Nous connaissons tous l’imagerie par résonance magnétique (IRM), un procédé qui emploie la résonance magnétique pour visualiser les tissus mous. Offrant un meilleur rendu que les rayons X ou les ultrasons, cette technique est devenue essentielle au diagnostic moderne, notamment en oncologie. Jusqu’à présent, l’IRM présentait toutefois deux limitations majeures : le patient était confiné dans un tube étroit et la puissance du champ magnétique demeurait modeste.

La chirurgie dans le cyberespace

General Electric a repensé la configuration de ses appareils à résonance magnétique pour en faire des outils à la fois diagnostiques et thérapeutiques. La puissance a été multipliée par cinq et le tube traditionnel a été scindé en deux anneaux, si bien que le patient se trouve désormais entre ces deux structures au lieu d’être enfermé dans un tunnel unique. Le chirurgien peut ainsi visualiser son intervention en temps réel, au lieu de se fonder sur un cliché pris au préalable. L’association de la MRT à des techniques de chirurgie non ou mini-invasive, reposant sur des équipements miniaturisés, remplacera le scalpel et les incisions profondes par des micro-sondes et des manipulations de haute précision. Le praticien suit l’opération sur un écran, sans plus avoir besoin d’un accès visuel direct à la zone traitée. De plus, ces sondes peuvent être pilotées à distance. Elles permettent de détruire les tumeurs au laser, par la chaleur (thermoablation) ou par le froid (cryoablation), avec une extrême précision.

Le MRT rendra possibles des opérations aujourd’hui irréalisables, notamment en neurochirurgie, où les tumeurs se développent parfois à proximité de zones cérébrales vitales. Il autorisera également des interventions multiples, là où une chirurgie traditionnelle ne pourrait être répétée sans risques graves. Certains chercheurs estiment même que l’intervention au bistouri sera perçue comme un archaïsme d’ici 2010. Si cette prédiction se confirme, le stress et la convalescence postopératoire seront considérablement réduits. C’est, bien sûr, une excellente nouvelle pour le patient. Des opérations qui duraient des heures et nécessitaient des jours, voire des semaines d’hospitalisation, ne prendront plus qu’une demi-heure et pourront souvent être pratiquées en ambulatoire. Le praticien et son patient n’auront peut-être même plus besoin de se trouver dans la même pièce. Quel en sera, dès lors, l’impact sur les hôpitaux et les chirurgiens ?

Moins de microchirurgiens pour plus d’opérations

La chirurgie est à l’aube d’une révolution. Actuellement, lors de leur formation, un tiers des jeunes chirurgiens n’acquiert pas les compétences requises pour la microchirurgie, un autre tiers y parvient avec difficulté, tandis que le dernier tiers y excelle. Des proportions similaires s’observent chez les chirurgiens confirmés en formation continue. À l’avenir, un nombre réduit de chirurgiens réalisera donc davantage d’opérations en moins de temps. Les compagnies d’assurance maladie, tout comme les patients, exigeront probablement des statistiques précises sur les performances des chirurgiens, qui révéleront d’importantes disparités. Logiquement, les patients se tourneront vers les praticiens affichant les meilleurs taux de réussite, surtout si leur pronostic vital est en jeu. Dans certains cas, le meilleur chirurgien pourra opérer à distance, depuis une juridiction offrant une fiscalité avantageuse et une protection contre les poursuites judiciaires aux indemnités exorbitantes.

Les avocats numériques

Avant de s’engager dans une opération complexe, un chirurgien d’élite pourrait faire appel à un « avocat numérique », un système d’extraction de données combiné à une intelligence artificielle (comme les réseaux neuronaux). Cet outil permettrait de rédiger instantanément un contrat sur mesure, délimitant sa responsabilité civile en fonction des particularités de la tumeur révélées par le MRT. Ainsi, pour les transactions importantes, le choix méticuleux du cocontractant ne suffira plus : il deviendra tout aussi essentiel de déterminer dans quelle juridiction l’acte sera formalisé.

Consultation d’urgence

Pour poursuivre l’exemple de la cyberchirurgie, soulignons que l’ère de l’information rendra la spécialisation chirurgicale encore plus précieuse, tout comme dans bien d’autres domaines. En cas d’urgence vitale, la recherche d’un expert se fera par l’intermédiaire d’assistants numériques : si vous devez subir une intervention dans les 24 heures, voire dans les 45 minutes, vous pourrez charger vos « agents » d’identifier les dix meilleurs chirurgiens disponibles au monde, de vérifier leurs taux de réussite pour des cas similaires et de négocier leurs honoraires avec les assistants de ces derniers. Le tout en quelques instants. Il en résultera une forte concentration de la demande au profit des 10 % de chirurgiens les plus talentueux, qui capteront une part bien plus importante du marché mondial. La combinaison de l’IRM et de la microchirurgie valorisera ces compétences d’élite. Quant aux chirurgiens moins performants, ils se contenteront d’opérer à l’échelle locale.

Cet exemple illustre le caractère révolutionnaire de l’émancipation de l’économie face à la tyrannie du lieu. On objectera que l’IRM de General Electric n’a pas été conçue pour la télémédecine. C’est possible, mais là n’est pas l’essentiel. Cet appareil, ou un dispositif comparable, le sera bientôt. Dès que l’on admettra qu’une intervention chirurgicale puisse se dérouler par écran interposé plutôt qu’au contact direct du patient, la distance perdra l’importance qu’on lui attribuait. Un nombre croissant de services seront réorganisés pour tirer parti des possibilités de collaboration planétaire offertes par les technologies de l’information, y compris dans le domaine chirurgical. Les secteurs qui exigent moins de précision ou qui présentent moins de risques basculeront d’autant plus vite dans la cyberéconomie.

« La politique financière de l’État-providence suppose qu’il n’existe aucun moyen pour les détenteurs de richesses de se protéger. » — ALAN GREENSPAN

7.7 LA DÉVALORISATION DE LA CONTRAINTE

Dans la plupart des secteurs concurrentiels, y compris sur le gigantesque marché des investissements internationaux qui pèse plusieurs milliers de milliards de dollars, les transactions migreront vers le cyberespace, mues par une logique quasi mécanique : la volonté d’échapper à une fiscalité prédatrice, à commencer par l’inflation, véritable impôt frappant quiconque détient son patrimoine en monnaie nationale.

S’évader du racket de la protection

Il suffit d’analyser la mégapolitique de l’ère de l’information pour comprendre qu’il deviendra bientôt absurde de maintenir l’impôt sur le revenu à ses taux actuels ou de recourir à l’inflation, deux leviers que les États industrialisés utilisent pour ponctionner leurs citoyens. Au-delà du nouveau millénaire, ceux qui continueront à subir de tels prélèvements le feront par choix. Comme l’a souligné l’historien Frederic C. Lane, l’histoire nous apprend qu’« aux frontières et sur les mers, là où personne ne détenait un monopole durable de la violence, les commerçants refusaient de payer des taxes si élevées que la protection pouvait s’obtenir à meilleur marché par d’autres moyens ».12

12 Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », op. cit., p. 404.

La cyberéconomie offre précisément cette échappatoire. Aucun gouvernement ne peut la monopoliser. De surcroît, les technologies de l’information sur lesquelles elle repose garantiront une protection du patrimoine financier à la fois plus efficace et moins onéreuse que celle jamais offerte par la plupart des gouvernements.

La magie noire des intérêts composés

Gardez à l’esprit qu’un impôt forfaitaire de 5 000 $ par an, versé pendant quarante ans, ampute votre patrimoine de 2,2 millions de dollars, sur la base d’un rendement annuel de 10 %. Avec un rendement de 20 %, cette perte s’élève à près de 44 millions. Pour les grandes fortunes soumises à une fiscalité élevée, le fardeau fiscal cumulé sur une vie entière devient colossal. Au final, la plupart des contribuables perdent bien plus que ce qu’ils n’ont jamais réellement possédé.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’arithmétique est implacable. Une simple calculatrice suffit pour s’en convaincre. Aux États-Unis, le 1 % des foyers les plus imposés verse en moyenne plus de 125 000 $ d’impôt fédéral sur le revenu chaque année. Pour moins de 45 000 $ par an, la Suisse vous accueillerait volontiers dans le cadre d’un accord fiscal individuel. Cette somme suffit pour vivre sous la protection de ce qui est sans doute le système policier et judiciaire le plus intègre au monde. Sous cet angle, les 80 000 $ supplémentaires versés aux États-Unis s’apparentent plus ou moins à une rançon. Pourtant, 45 000 $ représentent déjà une contribution substantielle pour le maintien de l’ordre public, censé être un « bien commun ». Or, en théorie, ce type de bien peut être étendu à de nouveaux usagers pour un coût marginal quasi nul. Les Suisses ont donc tout intérêt à ce que chaque millionnaire leur verse un impôt négocié de 45 000 $, car il s’agit pour eux d’un gain net.

Comparé aux 125 000 $ d’impôts payés aux États-Unis, le forfait suisse permet d’éviter une perte de 705 millions de dollars sur toute une vie, avec un rendement annuel de 20 %. Si vous optez pour un paradis fiscal comme les Bermudes, où l’impôt sur le revenu est inexistant, le manque à gagner par rapport à la situation américaine grimpe à 1,1 milliard de dollars.

Certes, un taux de rendement de 20 % peut sembler très élevé. L’objection est légitime. Pourtant, en Asie, de nombreux investisseurs ont obtenu des résultats égaux, voire supérieurs. Sur plusieurs décennies, l’immobilier à Hong Kong a généré plus de 20 % de rendement annuel. Même des pays moins réputés pour leur prospérité ont offert des opportunités très rentables. Un dépôt en dollars américains dans une banque paraguayenne, par exemple, a rapporté plus de 30 % par an en termes réels, en moyenne, au cours des trente dernières années. Les investisseurs avisés peuvent donc tout à fait atteindre 20 % ou plus durant les années fastes, sans pour autant égaler les performances d’un George Soros ou d’un Warren Buffett.

De fait, plus le rendement de votre capital est élevé, plus le coût d’opportunité que représentent l’impôt sur le revenu et les plus-values augmente. Même avec des ambitions modestes, n’oubliez pas que certains fonds communs de placement domiciliés aux États-Unis affichent une croissance annuelle de plus de 10 % depuis plus d’un demi-siècle. Sur la base d’un rendement de 10 % seulement, et en supposant que vous fassiez partie du 1 % des Américains les plus aisés, l’impôt excédant les 45 000 $ du forfait suisse vous priverait tout de même d’un patrimoine de 33 millions de dollars sur une vie. Par rapport à un territoire sans impôt sur le revenu, ce manque à gagner s’élèverait à 55 millions de dollars.

55 millions de dollars contre 55 dollars

Si l’on admet le principe économique de l’acteur rationnel cherchant à maximiser ses profits, on peut parier sans risque que la plupart des gens s’empresseront de mettre à l’abri ces 55 millions de dollars s’ils en ont la possibilité. C’est, à notre avis, ce qui se produira. Lorsque les plus fortunés auront saisi la « magie noire » des intérêts composés, ils compareront les juridictions fiscales comme ils le font aujourd’hui pour les marques de voitures ou les primes d’assurance. Pour s’en convaincre, il suffit d’interroger un passant à New York ou à Toronto : accepterait-il de déménager aux Bermudes pour 55 millions de dollars ? La réponse est évidente. La situation rappelle cette anecdote où Mark Twain devait choisir entre passer la nuit nu avec Lillian Russell ou en grand uniforme avec le général Grant. Son choix fut vite fait. Les citoyens des États-providence, y compris aux États-Unis, tarderont peut-être à réagir, car ils ignorent encore qu’une telle option s’offre à eux. Mais dès qu’ils en prendront conscience, ils agiront en conséquence. Tout individu soucieux d’améliorer son sort comprendra vite l’intérêt de freiner l’hémorragie fiscale. Pour ce faire, il suffira d’effectuer ses transactions dans le cyberespace. Cette pratique sera, bien entendu, illégale dans de nombreux États. Mais les vieilles lois ont toujours peiné à résister aux nouvelles technologies. Dans les années 1980, le fax était en principe illégal aux États-Unis : l’US Postal Service considérait qu’un fax constituait un courrier de première classe, dont il s’arrogeait le monopole séculaire. Une ordonnance stipulait même que chaque fax devait transiter par le bureau de poste le plus proche pour y être traité et distribué avec le courrier. Plusieurs milliards de fax plus tard, on ignore si quiconque s’est jamais conformé à cette règle. Et si ce fut le cas, ce fut bref. Les avantages de la nouvelle cyberéconomie sont encore plus flagrants que ceux qu’offrait le fax pour contourner la poste.

L’usage généralisé d’algorithmes de cryptographie à clé publique/clé privée permettra bientôt de réaliser de nombreuses opérations économiques depuis n’importe où. Comme l’écrit James Bennet, chroniqueur technologique pour Strategic Investment :

« L’application des lois, et notamment de la législation fiscale, repose en grande partie sur la surveillance des communications et des transactions. Inévitablement, lorsque les banques offshore proposeront une messagerie électronique chiffrée par RSA et des numéros de compte générés par des systèmes à clé publique, les opérations financières deviendront presque impossibles à tracer, que ce soit au sein des banques ou durant leur transit. Même si elles parvenaient à infiltrer une banque offshore ou à dérober ses registres, les autorités fiscales ne pourraient pas identifier les déposants. »13:

13 James Bennet, « The Information Revolution and the Demise of the Income Tax », Strategic Investment, novembre 1994, pp. 11-12.

Chacun pourra choisir, avec une liberté sans précédent, où domicilier ses affaires et, par conséquent, le montant de l’impôt sur le revenu qu’il entend payer. De nombreuses activités de l’ère de l’information n’auront même plus à relever de la juridiction d’un État. Quant à celles qui y seront encore soumises, elles seront délocalisées dans des territoires comme les Bermudes, les îles Caïmans, l’Uruguay ou d’autres pays similaires, où ni l’impôt sur le revenu ni d’autres entraves fiscales coûteuses ne freinent le commerce.

Du monopole à la concurrence

Les États ont pris l’habitude de vendre leurs « services de protection » (pour reprendre l’expression de Frederic C. Lane) « de mauvaise qualité et à un prix exorbitant ».14: Des siècles de monopole ont forgé cette habitude de taxer quiconque était à leur portée. Dans la plupart des cas, les gouvernements ont détenu un monopole, ou du moins un quasi-monopole. Cette tradition va se heurter frontalement aux nouvelles perspectives qu’offre le cybercommerce. Le chiffrement, en effet, permet de protéger efficacement les transactions dans le cyberespace. Installer PGP, un outil de cryptographie efficace, coûte à peine plus que la commission d’un courtier traditionnel sur un lot de cent actions. Grâce à lui, la quasi-totalité des transactions est mise à l’abri des États comme des voleurs, et ce pour de longues années. À l’ère de l’information, il devient possible de protéger efficacement ses actifs numériques pour un coût presque négligeable. Pour 55 dollars, et non 55 millions, les acteurs de la cyberéconomie obtiennent une sécurité supérieure à celle offerte par les gouvernements de l’ère industrielle et tous les régimes antérieurs. Les algorithmes de cryptographie, simples d’utilisation, et la possibilité de choisir sa juridiction de domiciliation mettront la cyberpropriété à l’abri des exactions du principal prédateur historique : l’État. Cela ne veut pas dire que les pouvoirs en place se rendront sans broncher. Ils pourront encore recourir au chantage contre les personnes physiquement présentes pour extorquer un impôt de capitation, voire organiser de véritables enlèvements avec rançon contre les plus riches. Ils pourront aussi percevoir des taxes sur la consommation. Malgré tout, la protection — principal « service » fourni par les gouvernements — sera bel et bien mise en concurrence. La part des revenus des producteurs que les politiciens pourront confisquer pour la redistribuer s’en trouvera fortement réduite. Les innovations technologiques placeront une fraction croissante du patrimoine mondial hors de portée des États. Il en résultera une réduction des risques commerciaux et, par conséquent, une diminution des coûts liés au transit, aux « tributs » ou à l’extorsion.15 Dans l’histoire, les périodes où la concurrence a réellement limité le pouvoir des États ont toujours été rarissimes. Lorsqu’un tel scénario se produisait, les gouvernements étaient faibles et la technologie similaire d’un territoire à l’autre. Comme le souligne Lane, le facteur déterminant de la rentabilité économique dans un tel contexte — si tant est qu’on puisse en isoler un — réside souvent dans les écarts de frais de protection supportés par les entrepreneurs. Au Moyen Âge, s’acquitter de vingt péages au lieu de quatre suffisait à se voir évincé de la compétition. Un tel contexte s’annonce à nouveau avec l’ère de l’information. La capacité à minimiser les frais de protection conditionnera une fois de plus la rentabilité.

14 Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », op. cit., p. 404.

15 Abu-Lughod, op. cit., p. 177.

Cette dynamique entre en conflit direct avec la prétention historique des États à imposer un « prix de monopole » pour la protection qu’ils assurent. Quoi qu’il en soit, ce système deviendra obsolète dans l’environnement concurrentiel de l’ère de l’information. Les gouvernements qui maintiendront une fiscalité excessive pousseront les talents et les capitaux à s’expatrier. Ainsi, l’incapacité des États-providence à abaisser durablement leurs impôts causera à terme leur propre chute. Les juridictions trop gourmandes rendront la vie sur leur sol économiquement insoutenable.

« … comme le roi, par sa prérogative, peut frapper monnaie de la matière ou de la forme qui lui plaît et en établir la norme, il peut aussi transformer sa monnaie, et en accroître ou réduire la valeur, ou encore la déclarer entièrement nulle et non avenue. »16 — Extrait d’un arrêt de justice anglaise, 1604

16 Cité dans Henry Mark Holzer, Governments’ Money Monopoly (New York : Books in Focus, 1981), p. 4.

7.8 LA MORT DU SEIGNEURIAGE

Les États ne perdront pas seulement leur capacité à prélever l’impôt sur la plupart des revenus et des capitaux ; ils risquent aussi de voir leur monopole monétaire s’effriter. Rappelons que les transitions mégapolitiques du passé se sont toujours accompagnées de transformations dans la nature même de la monnaie.

  • L’introduction de la monnaie frappée (les pièces) a contribué au cycle d’expansion de cinq siècles dans l’Antiquité, qui s’est achevé autour de la naissance du Christ, au moment où les taux d’intérêt atteignaient leur plus bas niveau avant l’ère moderne.
  • L’apparition du « Moyen Âge sombre » coïncide avec l’arrêt quasi total de la frappe monétaire. Bien que les pièces romaines aient continué de circuler, leur quantité a diminué en même temps que le volume des échanges, entraînant l’économie dans une spirale descendante.
  • La révolution féodale s’est accompagnée de la réintroduction de la monnaie, des lettres de change et d’autres instruments de transaction. L’exploitation de nouveaux gisements d’argent en Europe (Rammelsberg, Allemagne) a notamment permis d’accroître la frappe monétaire, favorisant ainsi l’essor du commerce.
  • Avant l’ère de l’information, la plus grande révolution monétaire fut celle qui accompagna l’industrialisation. L’État moderne, tirant sa puissance de la révolution de la poudre à canon, s’est imposé et a pris le contrôle de la monnaie. Il a exploité massivement la grande invention de l’ère industrielle, l’imprimerie, pour émettre la monnaie papier.

La monnaie-papier est indissociable de l’ère industrielle. Avant l’invention de l’imprimerie, il était impensable d’utiliser des certificats produits en série comme moyen d’échange. On n’allait évidemment pas mobiliser un scribe pour calligraphier à la main ne serait-ce qu’une poignée de billets. Or, la monnaie-papier a considérablement renforcé le pouvoir de l’État, non seulement en lui permettant de s’enrichir par la dépréciation monétaire, mais aussi en lui conférant le contrôle sur l’accumulation des richesses. Comme l’explique Janet Abu-Lughod, « quand l’argent papier soutenu par l’État est érigé en principal moyen de paiement, les possibilités d’accumuler du capital en marge ou en opposition devenaient presque nulles ».[^260]

7.9 La cybermonnaie

Désormais, l’avènement de l’ère de l’information annonce une nouvelle révolution dans la nature même de la monnaie. Avec l’émergence du commerce en ligne, l’apparition de la « cybermonnaie » est inéluctable. Cette nouvelle forme de monnaie sapera la capacité des États à déterminer qui pourra accéder au statut de Sovereign Individual. Ce changement s’explique en grande partie par le rôle de la technologie de l’information, qui affranchira les détenteurs de patrimoine de la confiscation déguisée que constitue l’inflation. Dès lors, ils n’auront plus aucune raison de tolérer la dépréciation constante de leur monnaie nationale. Bientôt, chaque achat en ligne sera réglé instantanément à l’aide de cette monnaie numérique.

Cette monnaie cryptée est appelée à jouer un rôle central dans le cybercommerce. Elle se présentera sous la forme de suites de nombres premiers de plusieurs centaines de chiffres. Uniques, anonymes et vérifiables, ces jetons numériques pourront être utilisés pour les transactions les plus importantes, mais aussi être fractionnés à l’infini pour régler des montants microscopiques. Ils s’échangeront instantanément et sans aucune restriction sur un marché mondial pesant plusieurs milliers de milliards de dollars.

Composer sans dollars

Inévitablement, la cybermonnaie s’affranchira des devises nationales. Lorsque les Individus Souverains pourront effectuer des transactions sans frontières dans le cyberespace, rien ne les obligera plus à subir l’inflation que les États imposent à leur monnaie. Pourquoi l’accepteraient-ils ? Le contrôle monétaire échappera aux gouvernements au profit du marché mondial. Toute personne disposant d’un accès à Internet pourra aisément se détourner de n’importe quelle devise susceptible de se déprécier. Nul besoin, dès lors, de se plier au « cours légal » imposé. D’ailleurs, quand une transaction devient planétaire, il est tout naturel qu’au moins l’une des parties n’utilise pas sa devise nationale.

Réduction des inconvénients du troc

Chacun pourra choisir en ligne la monnaie qu’il utilisera. Comme le soulignait le lauréat du prix Nobel d’économie, F. A. Hayek, « il n’y a pas de frontière nette entre ce qui est monnaie et ce qui ne l’est pas ». Il ajoutait : « même si l’on a tendance à établir une séparation binaire entre la monnaie et ce qui ne l’est pas — et la loi elle-même tente de le faire —, au fond, la monnaie et les actifs s’en rapprochant forment un continuum où chaque élément possède un certain degré de liquidité ou une valeur qui fluctue librement par rapport aux autres. »[^261] Dans l’environnement numérique, ce « continuum » d’actifs liquides s’élargira, à l’exception de la monnaie étatique. Le troc, en particulier, deviendra bien plus viable. Le réseau mondial verra fleurir les offres simultanées d’échange de biens et de services, ce qui améliorera considérablement la liquidité de ce type de transactions.

Le troc a toujours souffert d’un obstacle majeur : la difficulté de trouver, sur un marché local, une parfaite coïncidence des besoins entre deux personnes. L’usage de la monnaie lève cette contrainte, et conservera cet avantage pour la majorité des transactions. Toutefois, la puissance de calcul, alliée au maillage mondial du commerce en ligne, réduit considérablement les inconvénients du troc. Les chances de trouver un partenaire dont l’offre et la demande correspondent parfaitement aux siennes sont bien plus grandes lorsque la recherche s’effectue instantanément à l’échelle planétaire, et non plus dans un périmètre restreint.

Résistante à la contrefaçon

Tandis que la monnaie fiduciaire sera reléguée aux transactions modestes et aux personnes les moins familiarisées avec l’informatique, la véritable monnaie des échanges d’envergure se privatisera. La cybermonnaie ne sera plus, comme la monnaie papier de l’ère industrielle, exclusivement étalonnée sur les unités nationales. Elle sera probablement indexée sur l’or, en grammes ou en onces, et tout aussi divisible, ou encore adossée à d’autres réserves de valeur réelles. Même si d’autres systèmes d’évaluation entrent en concurrence ou si certaines transactions demeurent libellées en monnaies nationales, la cybermonnaie se révélera bien plus avantageuse pour les consommateurs que ne l’a jamais été la monnaie émise par l’État. La puissance de calcul croissante aplanira la plupart des difficultés de conversion. Chaque échange reposera sur le transfert de suites cryptées de nombres premiers de plusieurs centaines de chiffres. À la différence des billets de banque traditionnels, ni l’État ni les faussaires ne pourront en générer de faux. Il sera mathématiquement quasi impossible de factoriser ces nombres premiers colossaux. Par conséquent, chaque justificatif de transaction sera vérifiable et unique.

Le nom de monnaies anciennes, telles que la « livre » ou le « peso », rappelle qu’elles correspondaient à l’origine à des unités de poids d’or ou d’argent. En Occident, la monnaie papier trouve son origine dans les reçus d’entrepôt ou de coffre-fort qui attestaient d’un dépôt de lingots. Les gouvernements, en tant qu’émetteurs de ces reçus, comprirent vite qu’ils pouvaient en imprimer bien plus qu’ils ne possédaient d’or en réserve… Comme personne ne pouvait distinguer les faux certificats des vrais, et tant que la « confiance » régnait, la voie vers l’inflation était toute tracée.

La cybermonnaie, en revanche, sera infalsifiable, que les tentatives de duplication émanent de l’État ou d’officines clandestines. Sa validité numérique liera de manière indissociable l’instrument de paiement à la réserve qu’il représente. Le subterfuge classique, qui consiste à émettre plus de reçus que de métal détenu en réserve, deviendra donc impossible.

Le coût d’une monnaie « gratuite »

De fait, l’essor de la cybermonnaie vous affranchira en grande partie du pouvoir de l’État. Comme nous l’avons vu, le bilan des États en matière de stabilité monétaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale est loin d’être exemplaire. Entre janvier 1949 et fin juin 1995, la valeur du mark allemand, pourtant la devise la mieux préservée, a chuté de 71 %. Durant la même période, la monnaie de référence mondiale, le dollar américain, a vu son pouvoir d’achat s’effondrer de 84 %.[^262]: C’est autant de richesse que les gouvernements ont pu soustraire aux citoyens en vertu de leur monopole monétaire.

Retenons qu’une monnaie n’est pas intrinsèquement vouée à se déprécier, ni le coût de la vie à grimper chaque année. Bien au contraire. Sur le plan technique, préserver le pouvoir d’achat de l’épargne est tout à fait réalisable, comme en témoigne la stabilité de l’or sur le long terme. Entre janvier 1949 et fin juin 1995, alors que la plus solide des monnaies nationales, sous l’emprise de l’inflation, perdait plus des deux tiers de sa valeur, l’once d’or voyait son pouvoir d’achat s’accroître. Comme l’a démontré Roy W. Jastrom dans The Golden Constant, l’or a conservé son pouvoir d’achat, avec de légères fluctuations, aussi loin que les archives fiables sur les prix nous permettent de remonter (jusqu’en 1560 pour l’Angleterre). Dès lors qu’une monnaie est liée à l’or, même imparfaitement, elle conserve son pouvoir d’achat tant que le pays n’est pas en guerre et que ses réserves ne sont pas ponctionnées. Au cours du paisible XIXᵉ siècle, alors que la livre sterling n’était que partiellement adossée à l’or, sa valeur s’est même appréciée. Or, les nouvelles conditions mégapolitiques de l’ère de l’information rendent possible un arrimage bien plus solide qu’autrefois, car le citoyen-consommateur, doté d’une puissance de calcul sans précédent, prendra le pas sur le contrôle traditionnel des gouvernements.

« Le risque de perdre instantanément toute sa clientèle en cas de non-respect des attentes (et on imagine aisément les tentations de manipulation qu’aurait un monopole d’État sur le prix des matières premières !) serait une garantie bien plus forte que n’importe lequel des garde-fous dont pourrait se doter un monopole public. »[^263] — FRIEDRICH A. VON HAYEK

Vers une monnaie privatisée

Friedrich von Hayek soutenait, en 1976, que l’usage simultané de monnaies privées concurrentes mettrait fin à l’inflation.[^264]: En l’absence de contrainte obligeant à accepter la monnaie nationale sur un territoire, une concurrence loyale imposerait en effet aux émetteurs de préserver leur valeur. Quiconque ne s’y conformerait pas perdrait ses clients. À mesure que l’usage de la monnaie cryptée se répandra, le raisonnement d’Hayek se concrétisera.

La théorie du « free banking », ou banque libre, n’est pas qu’une spéculation universitaire. L’Écosse n’avait pas de banque centrale entre le début du XVIIIᵉ siècle et 1844. Une réglementation allégée y facilitait la création de banques. Celles-ci collectaient l’épargne et émettaient leurs propres billets privés, adossés à l’or. Comme l’a montré le professeur Lawrence White, ce système s’est avéré fonctionnel, plus stable et moins inflationniste qu’en Angleterre à la même époque, où l’État imposait davantage de contrôles.17: Michael Prowse, du Financial Times, l’a résumé ainsi : « Il y avait peu de fraudes. Nul signe de surémission de billets. Les banques ne maintenaient ni trop ni trop peu de réserves. Les paniques bancaires étaient rares et ne se propageaient pas. Le public avait confiance dans les “free banks” et elles ont constitué un socle fiable pour la croissance économique, dépassant souvent celle de l’Angleterre durant cette période. »18:

17 Voir Lawrence White, Free Banking in Britain (Londres : Institute of Economic Affairs, 1995).

18 Michael Prowse, « Bring Back Gold », Financial Times, 5 février 1996, p. 12.

Ce qui fonctionnait avec la technologie des XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles marchera d’autant mieux avec la puissance informatique du XXIᵉ. Un organisme privé réputé, tel un grand groupe minier ou la Société de Banque Suisse, pourrait émettre des « reçus » chiffrés en contrepartie d’une quantité définie d’or, ou même de lingots spécifiquement identifiés (par signature moléculaire et, peut-être, marquage holographique). Ces reçus se négocieraient alors comme de la monnaie, avec un risque de contrefaçon quasi nul grâce à un chiffrement reposant sur de très grands nombres premiers.

La monnaie numérique adossée à l’or résoudra de nombreux problèmes pratiques qui freinaient jusqu’alors l’usage direct du métal précieux. Plus besoin de transporter de lourds lingots, avec la crainte constante de se faire agresser. Fini également le casse-tête du rendu de monnaie en or. Les reçus virtuels n’auront ni poids ni volume. En outre, leur divisibilité en fractions infimes permettra des paiements inférieurs au centime. Dans le système scriptural classique, manipuler de telles subdivisions serait trop complexe ; un ordinateur, lui, distingue instantanément l’équivalent d’un louveteau (pour un mince trouvère…) d’un rhinocéros (pour une caravane, disons).

La possibilité de réaliser facilement des « micropaiements » dynamisera l’émergence de nouveaux modèles économiques autrefois irréalisables, notamment pour la collecte et la distribution d’informations de faible valeur unitaire. Les producteurs de contenu pourront recevoir un paiement direct, ou un micro-prélèvement, dès qu’un utilisateur ouvrira le document. Jusqu’alors, les coûts de facturation dépassaient la valeur transactionnelle. La cybermonnaie autorise une facturation instantanée, le débit s’effectuant au moment même de l’utilisation du service. Nous avons imaginé plus haut que vous paieriez un tiers de centime à Bill Gates pour une visite virtuelle du Louvre. Les applications de la réalité virtuelle créeront d’innombrables opportunités de micro-redevances. Un jour, vous pourrez revivre le troisième match des World Series 1969, en payant des micro-sommes aux joueurs dont les images numériques serviront à recréer l’expérience.

7.10 Éradiquer l’inflation

La conséquence la plus décisive de cette monnaie numérique sera la fin de l’inflation et la réduction du levier financier. Les répercussions économiques sont immenses. L’essor de l’inflation au XXᵉ siècle, comme nous l’avions prédit dans Blood in the Streets et The Great Reckoning, était indissociable du renforcement du pouvoir mondial. Les gains exponentiels dans l’art de la guerre imposaient des budgets militaires toujours plus lourds, d’où la nécessité de mobiliser des sommes de plus en plus importantes. Les États ont découvert qu’ils pouvaient prélever un impôt annuel sur la richesse détenue en monnaie — une sorte de taxe sur la détention de liquidités. Celle-ci s’apparente à un coût de transaction pour l’usage d’une monnaie que l’État met à disposition.19

19 L’inflation présentait un autre avantage à l’ère industrielle, où les prix et les salaires étaient rigides à la baisse. Une inflation modérée stimulait l’activité en réduisant la valeur réelle des salaires et des prix.

Penser l’inflation en ces termes, comme une commission prélevée pour l’usage de la monnaie, est inhabituel, mais l’analogie est pertinente. Durant l’ère industrielle, nous nous sommes habitués à considérer la monnaie comme un service « gratuit » fourni par l’État. En réalité, les États en ont fait payer l’usage très cher par le biais de l’inflation. Selon les époques et les pays, cette ponction annuelle sur la seule détention de liquidités a pu varier de 2,7 % à 99 %. À l’échelle macroéconomique, il s’agit d’un véritable tribut imposé à l’ensemble du système national.

Pourtant, la dépréciation monétaire ou la hausse durable des prix n’avaient rien d’une fatalité. Aujourd’hui encore, le contrôle de la masse monétaire est une tâche aisée lorsqu’on laisse agir les forces du marché. L’Argentine illustre parfaitement la transition qui attend probablement de nombreux États-nations : l’hyperinflation y a sonné le glas de l’autorité monétaire, et le pays a été contraint d’adopter un currency board. D’autres pays risquent d’emprunter la même voie du surendettement et de l’hyperinflation, jusqu’à ce que leurs citoyens se détournent de leurs billets de banque au profit de la cybermonnaie.

Contraction du crédit

Non seulement la monnaie numérique mettra un terme définitif à l’inflation, mais elle entraînera également la disparition du crédit à effet de levier, propre aux systèmes bancaires traditionnels. Les agents économiques pourront court-circuiter les banques locales via Internet, une tendance que les gouvernements seront impuissants à endiguer. Lorsqu’il deviendra impossible ou trop coûteux pour les États de créer de la monnaie ou d’orienter l’offre de crédit par l’intermédiaire de banques soumises à leur autorité, ils perdront un important levier de contrôle.

Des taux d’intérêt plus élevés

La plupart des gouvernements occidentaux se trouveront alors confrontés à un dilemme. Leurs recettes fiscales chuteront, en même temps que s’évanouira le levier que leur offrait le système monétaire. Parallèlement, ils devront toujours honorer les engagements non financés et les promesses sociales héritées de l’ère industrielle. La conséquence la plus probable sera une crise budgétaire aiguë, accompagnée de répercussions sociales douloureuses que nous aborderons plus loin. D’un point de vue strictement économique, cette crise de transition devrait entraîner une forte hausse des taux d’intérêt réels. Les débiteurs subiront une pression accrue, à mesure que le crédit « subventionné » et d’autres avantages acquis s’amenuiseront.

Transformation via la concurrence

Face à la concurrence des cybermonnaies, les autorités monétaires nationales pourraient répliquer en resserrant le crédit et en offrant de meilleurs rendements réels sur l’épargne pour inciter à la détention de leur devise. Certaines envisageront même de « remonétiser » l’or dans le but de rivaliser avec les monnaies privées, partant du principe qu’un quasi-étalon-or séduirait davantage d’utilisateurs qu’une simple monnaie fiduciaire. On peut également imaginer des gouvernements persistant dans la voie de l’hyperinflation au début de l’ère numérique, afin de ponctionner ceux qui n’ont pas accès à Internet ou n’en maîtrisent pas l’usage. Ces derniers pourraient alors emprunter en cybermonnaie sur les marchés, tout en continuant de faire tourner la planche à billets « à l’ancienne » sur leur territoire.

D’autres gouvernements miseront plutôt sur un cadre juridique favorable à la monnaie numérique. Ceux qui reconnaîtront rapidement la légitimité des signatures numériques et garantiront la protection des créanciers en cas de défaut de paiement attireront d’importants flux de capitaux à long terme. À l’inverse, dans les juridictions où les tribunaux imposeront des contraintes ou refuseront de faire appliquer les contrats numériques, le crédit en cybermonnaie ne pourra pas se développer.

Un écart de rendement

Dans un premier temps, la coexistence de la cybermonnaie et des monnaies nationales donnera lieu à un « dédoublement du système ». On peut s’attendre à ce que la cybermonnaie se caractérise par des taux d’intérêt plus faibles, mais aussi par des frais de transaction explicites. En contrepartie, elle offrira une protection contre la fiscalité confiscatoire et l’inflation. De plus, un éventuel arrimage à l’or lui permettrait de profiter de la hausse anticipée du cours du métal jaune. En effet, l’or, valeur refuge par excellence, a tendance à s’apprécier en période de déflation, lorsque la monnaie se raréfie.

La déflation de l’ère industrielle

Des taux d’intérêt réels plus élevés favoriseront l’assainissement des secteurs de production aux coûts excessifs et entraîneront une baisse temporaire de la consommation. Nous avons déjà analysé ce phénomène (cycle du crédit et liquidation) dans Blood in the Streets et The Great Reckoning, il est donc inutile d’y revenir. Retenons simplement que durant cette phase déflationniste, les économies à coûts de production élevés, comme celles d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale, souffriront davantage que celles d’Asie et d’Amérique latine, où la main-d’œuvre est plus abordable.

Taux plus bas sur le long terme

À plus long terme, cependant, la tendance devrait s’inverser. Une fois passé le choc initial qui fera grimper les taux d’intérêt, les rendements nets de l’épargne augmenteront, car une part croissante du capital échappera aux politiques confiscatoires de l’État. Les gains d’efficacité dans la gestion des ressources, ainsi que la migration des capitaux vers les régions les plus rentables du globe, devraient rapidement compenser la stagnation de la production causée par la crise de transition.

Pouvoir accru des investisseurs sur le capital

Selon une analyse conventionnelle, la fin de la redistribution étatique dans les pays clés entraînerait l’effondrement de l’économie mondiale. Nous ne partageons pas ce point de vue. Nous concédons qu’une crise de transition est probable, mais l’idée que seul l’État, par une redistribution massive, puisse garantir le bon fonctionnement de l’économie relève d’un dogme dépassé. Elle rappelle la croyance médiévale selon laquelle le jeûne et la flagellation collective pouvaient conjurer les épidémies. Rappelons que les gouvernements sont une source de gaspillage colossal. Or, le gaspillage appauvrit. Lorsque les décisions d’investissement sont confiées à des acteurs compétents plutôt qu’à l’appareil politique, il est logique de s’attendre à une productivité accrue.

Des dizaines, puis des centaines de milliards de dollars passeront sous le contrôle d’un nombre croissant d’individus souverains. Ces nouveaux dépositaires de la richesse mondiale s’avéreront a priori plus compétents que les politiciens pour optimiser l’allocation des ressources. Pour la première fois dans l’histoire, les conditions mégapolitiques permettront aux individus et aux entrepreneurs talentueux, plutôt qu’aux spécialistes de la violence, d’avoir la haute main sur le capital. On peut s’attendre à des rendements économiques bien supérieurs — peut-être deux ou trois fois plus élevés — que les rendements dérisoires générés par l’investissement public à l’ère des États-nations. Qui plus est, dans la plupart des pays, les exemples frappants de gaspillage public ne manquent pas. Nous avons signalé dans l’édition de novembre 1992 de The Great Reckoning que selon les statistiques officielles russes, l’économie du pays « ne valait que 30 milliards de dollars, à peine un tiers de la valeur de ses intrants en matières premières. Autrement dit, la production russe vaudrait trois fois plus si l’on fermait toutes les usines de transformation. »20

20 Davidson et Rees-Mogg, op. cit., p. 203.

Bien qu’il s’agisse d’un cas extrême, le constat selon lequel la réduction du rôle de l’État améliore l’efficacité économique n’en est pas moins pertinent. Les chiffres rapportés par The Economist suggèrent que la croissance est intimement liée à la liberté économique : les nations les plus libres affichent également les taux de croissance les plus élevés. Or, le cyberespace sera l’économie la plus libre qui ait jamais existé. Logiquement, la cyberéconomie deviendra la plus dynamique du nouveau millénaire. De plus en plus de personnes, partout dans le monde, la rejoindront, tout comme la généralisation du fax avait créé un effet de réseau, attirant de nouveaux utilisateurs. Mais, plus encore, l’absence de prédation violente dans la cyberéconomie devrait permettre à ce secteur de dépasser, et de loin, la croissance des économies traditionnelles soumises à l’influence des États-nations.

L’impact économique de la disparition des monopoles de taxation et d’émission monétaire est peut-être le point le plus important à souligner. Si l’on met de côté les difficultés de la transition, qui pourrait durer plusieurs décennies, un horizon très positif se dessine pour l’économie mondiale. L’histoire montre que chaque fois que les coûts de la protection et de la violence baissent, l’activité économique connaît une croissance spectaculaire. Comme l’écrit Frederic C. Lane : « Je suggérerais volontiers que le facteur qui a peut-être le plus pesé dans la plupart des périodes de croissance a été la diminution de la proportion des ressources consacrées à la guerre et à la police. »21

21 Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », op. cit., p. 413.

L’allègement du tribut versé à la prédation pourrait bien conduire à un gain d’efficacité considérable. Si la protection pouvait être tarifée de manière concurrentielle, où chaque monopole local rivaliserait sur le rapport qualité-prix, le potentiel de gain d’efficacité serait immense. On peut s’attendre à une baisse drastique des charges fiscales et à une réduction des pertes de temps et de ressources consacrées à des intrigues politiques, devenues moins lucratives qu’auparavant.

Les électeurs qui renonceraient à ces avantages politiques ne seraient-ils pas les grands perdants ? En bref, la question ne se posera peut-être même pas. Personne ne manifeste contre la pluie ou la sécheresse, aussi nuisibles ou pénibles soient-elles. Aucun bandit n’exige de rançon d’un miséreux. Lorsque l’État ne pourra plus prélever les ressources qu’il redistribuait, la population, avec bon sens, pourrait simplement se détourner de la politique, de la même manière que les processions de flagellants ont disparu après le Moyen Âge.