8 LA FIN DE L’ÉCONOMIE ÉGALITARISTE
The Revolution in Earnings Capacity in a World Without Jobs
« On ne se moque pas de Dieu : ce que l’homme sème, il le récoltera aussi. » – GALATES 6:7
Les grands bouleversements dans les modes de production ou de défense dominants redéfinissent la structure de la société, ainsi que la répartition des richesses et du pouvoir en son sein. L’ère de l’information ne se limite pas à l’usage croissant d’ordinateurs puissants : elle annonce une véritable révolution des modes de vie, des institutions et de la répartition des ressources. Avec le déclin drastique du rôle de la violence dans le contrôle des ressources, une nouvelle configuration de la richesse émergera, échappant à la médiation coercitive de l’État qui a caractérisé le XXe siècle. De plus, à mesure que l’emplacement géographique perdra de son importance, les organisations dont le pouvoir est lié à un territoire verront leur influence s’éroder. Les politiciens, les syndicats, les professions réglementées, les lobbyistes et les gouvernements eux-mêmes perdront de leur influence. Dès lors que les faveurs et les barrières commerciales arrachées aux gouvernements perdront de leur valeur, moins de ressources seront gaspillées à les défendre ou à les combattre.
Ceux qui s’appuyaient sur la contrainte et leur ancrage territorial pour redistribuer les revenus perdront l’essentiel de leur pouvoir. Le contrôle des ressources s’en trouvera donc profondément transformé. Les richesses créées par le secteur privé, et jusqu’ici réquisitionnées par l’État-nation, demeureront entre les mains de ceux qui les génèrent. Des capitaux toujours plus considérables afflueront vers les entrepreneurs et les investisseurs en capital-risque les plus talentueux du monde. La mondialisation, ainsi que d’autres facteurs propres à l’économie de l’information, contribuera à augmenter les revenus des individus les plus compétents dans chaque domaine. Compte tenu de l’importante valeur marginale générée par les performances d’exception, la répartition des gains à l’échelle mondiale tendra à ressembler à celle que l’on observe déjà dans les secteurs où la performance est reine, comme le sport de haut niveau ou l’art lyrique.
8.1 UNE AMPLEUR AU-DELÀ DE LA LOI DE PARETO
La loi de Pareto stipule que 80 % des bénéfices proviennent de 20 % des acteurs impliqués. C’est à peu près exact. Fait plus frappant encore, 1 % de la population des États-Unis paie à lui seul 28,7 % de l’impôt sur le revenu, ce qui suggère qu’à mesure que les sociétés entrent dans l’ère de l’information, elles sont susceptibles de connaître une répartition des revenus et des compétences encore plus inégale que celle observée par Vilfredo Pareto à la fin du XIXe siècle. Les gens sont déjà assez habitués à des inégalités de richesse substantielles. En 1828, on estimait que 4 % des New-Yorkais possédaient 62 % de la richesse de la ville. En 1845, ce même groupe en contrôlait environ 81 %, par le biais d’entreprises ou de biens personnels. Plus globalement, 10 % de la population américaine possédait environ 40 % de la richesse pour l’ensemble des États-Unis en 1860. En 1890, certains documents indiquent que les 12 % les plus fortunés détenaient alors près de 86 % de la richesse de l’Amérique1.
1 Benjamin Schwarz, « American Inequality: Its History and Scary Future », New York Times, 19 décembre 1995, p. A25.
Les chiffres de 1890 correspondent assez bien aux observations de Pareto. S’ils s’écartent de son ratio de 80/20, c’est principalement en raison de l’arrivée massive d’immigrants sans ressources à la fin du XIXe siècle : leur part de richesse étant insignifiante, leur présence a mécaniquement accru les inégalités dans la répartition globale. Cela illustre parfaitement que tout essor des opportunités entraîne presque inévitablement, du moins temporairement, une flambée des inégalités. Vers 1890, les immigrants représentaient environ 15 % de la population totale des États-Unis, et plus de 40 % dans certains États du nord-est, région où se concentraient une bonne partie des revenus et de la richesse[^271]. En tenant compte de cette vague migratoire, on constate que l’Amérique de la fin du XIXe siècle correspondait plutôt bien à la formule de Pareto, tout comme la Suisse où il résidait à la même époque.
L’ère de l’information a déjà modifié la répartition des richesses, notamment aux États-Unis, alimentant la virulence qui caractérise la politique américaine contemporaine — un aspect que nous analyserons plus en détail au chapitre suivant. Pour réussir dans l’économie de l’information, il est indispensable de maîtriser la lecture, l’écriture et les mathématiques à un niveau élevé. Une vaste enquête du ministère américain de l’Éducation, intitulée Adult Literacy in America, révèle que pas moins de 90 millions d’Américains de plus de quinze ans accusent des lacunes dramatiques dans ces domaines. Ou, pour reprendre l’expression plus imagée de l’écrivain américain Bill Bryson, « Ils sont aussi stupides que de la bave de porc »[^272]. Plus précisément, 90 millions d’adultes aux États-Unis sont incapables d’écrire une lettre, de comprendre un horaire de bus ou d’effectuer une addition et une soustraction, même avec une calculatrice. Ceux qui ne parviennent pas à déchiffrer un horaire de bus ont peu de chances de comprendre quoi que ce soit à l’« autoroute de l’information ». Au sein de ce tiers de la population américaine, mal préparé à l’ère du numérique, une « sous-classe » en colère est en train d’émerger. Au sommet de la pyramide sociale se trouve un petit groupe, environ 5 %, d’actifs hautement qualifiés ou de détenteurs de capitaux : l’équivalent, dans l’ère de l’information, de l’aristocratie terrienne de l’époque féodale — à la différence majeure que l’élite de l’ère de l’information est experte en production, et non en art de la guerre.
La mégapolitique de l’innovation
Pour des raisons qui demeurent peu convaincantes, la plupart des sociologues du XXe siècle ont considéré que le progrès technologique tendait naturellement à produire des sociétés de plus en plus égalitaires. Il n’en fut pourtant rien avant 1750 environ. À partir de cette période, des technologies industrielles novatrices ont commencé à générer des emplois pour les non-qualifiés et à permettre aux entreprises de changer d’échelle. La technologie de l’usine a non seulement augmenté le revenu réel des plus démunis sans exiger de leur part de qualification particulière, mais elle a également contribué à renforcer les structures politiques, les rendant à la fois plus aptes à redistribuer les revenus et plus à même de contenir les troubles. Dans une perspective plus large, rien n’indique pourtant que la technologie conduise systématiquement à atténuer plutôt qu’à accentuer les différences de talents et de motivations entre les individus. Certaines techniques se sont avérées relativement égalitaires, faisant appel au concours de nombreux travailleurs autonomes dont la contribution était sensiblement la même ; d’autres ont conféré le pouvoir ou la richesse à une poignée de maîtres, tandis que la majorité se trouvait réduite à un statut proche de celui des serfs. L’histoire et la technologie ont façonné chaque nation différemment. L’ère de l’usine a imposé un modèle particulier ; l’ère de l’information en engendre un autre, moins violent, plus élitiste et moins égalitaire que celui auquel elle succède.
8.3 Moins de personnes, plus de travail
Appliquons l’analogie du lancer de quatre dés aux capacités humaines. Imaginons qu’à l’ère industrielle, un score total de 8 (soit une moyenne de 2 par dé) suffisait pour être « employable ». Un tel seuil concernerait plus de 95 % de la population, un chiffre cohérent avec la notion de « plein emploi » (3 % de chômage) des années 1940-1950. Imaginons à présent qu’à l’ère de l’information, le score minimal requis grimpe à 12 (soit une moyenne de 3 par dé). Selon ce nouveau critère, près de 24 % de la population deviendrait « inemployable ».
Un phénomène analogue s’observerait au sommet de l’échelle. À l’ère industrielle, un score de 16 (soit une moyenne de 4 par dé) ouvrait l’accès aux fonctions supérieures ; à l’ère de l’information, ce seuil s’élèverait à 20 (soit une moyenne de 5 par dé). Par conséquent, la proportion de personnes suffisamment compétentes pour pourvoir les postes les plus élevés et les mieux rémunérés chuterait de 34 % à 5 %.
Bien entendu, ces chiffres sont purement hypothétiques. Nous ignorons l’ampleur exacte de la hausse du niveau de compétence requis — qu’elle soit achevée ou en cours — mais nous savons qu’elle est bien réelle. En raison de la distribution en forme de « navet », une augmentation, même modeste, du seuil de compétence nécessaire pour jouer un rôle économique significatif suffit à exclure une grande partie de la population. Inversement, la moindre hausse des exigences pour les meilleurs emplois réduirait drastiquement le nombre de candidats au sommet. Ce phénomène est déjà à l’œuvre, même si son ampleur future nous échappe encore.
Pourtant, de nombreuses preuves politiques et sociales confirment qu’une telle mutation touche déjà toutes les sociétés industrielles avancées, que son rythme s’accélère et que ses effets sont considérables. Les compétences rares sont récompensées par des primes de plus en plus élevées, au grand dam des observateurs conventionnels. C’est ce que démontrent Robert H. Frank et Philip J. Cook dans leur ouvrage The Winner-Take-All Society2. Ils y analysent l’essor d’une tendance particulière aux États-Unis : dans de nombreux domaines, les plus talentueux perçoivent des revenus très élevés. Parallèlement, les perspectives de réussite pour les qualifications moyennes s’amenuisent ; un grand nombre de compétences de base ne permettent plus d’accéder à un revenu décent, même si elles trouvent encore leur place dans des services de proximité à petite échelle.
2 Robert H. Frank et Philip J. Cook, The Winner-Take-All Society (New York : The Free Press, 1995).
Alors que l’ère de l’information accentue la polarisation des compétences, tous, à l’exception de l’élite constituant 5 % de la population, se retrouveront relativement désavantagés. Ce groupe restreint, lui, profitera massivement de la situation. Ses membres récolteront non seulement une plus large part du revenu total, mais ils en conserveront aussi la plus grande fraction. En même temps, ils fourniront une part du travail mondial plus importante que jamais. Une part significative d’entre eux deviendra ce que nous appelons les « individus souverains » (Sovereign Individuals). À l’ère de l’information, la répartition des revenus, en forme de navet, ressemblera davantage à celle de 1750 qu’à celle de 1950.
Les sociétés habituées à valoriser l’égalité des revenus et à garantir un niveau de consommation élevé, même pour les personnes aux compétences modestes, seront confrontées au découragement et à l’inquiétude. À mesure que leurs économies intégreront en profondeur les technologies de l’information, de nombreux États verront apparaître — comme c’est déjà le cas en Amérique du Nord — une sous-classe presque inemployable. Tout cela risque de provoquer un rejet nationaliste et technophobe, comme nous le détaillerons dans le prochain chapitre.
Rétrospectivement, l’ère de l’usine pourrait apparaître comme une période unique, où des machines imparfaites laissaient une place importante à la main-d’œuvre peu qualifiée. Maintenant que les machines se passent de nous, l’ère de l’information déverse ses bienfaits sur les 5 % les plus talentueux du « navet » d’Otto Ammon. Elle se révèle déjà très avantageuse pour les 10 % supérieurs, la fameuse « élite cognitive ». Elle sera encore plus profitable pour le décile supérieur de ce groupe, c’est-à-dire l’élite « deux fois supérieure ». À l’époque féodale, il fallait une centaine de paysans pour entretenir un seigneur ou un chevalier, expert dans l’art de la guerre. Les « individus souverains » de l’économie de l’information ne seront pas des seigneurs de guerre, mais des experts dotés de compétences pointues, notamment dans l’entrepreneuriat et l’investissement. Pourtant, la proportion médiévale d’environ cent pour un semble appelée à se rétablir. Pour le meilleur ou pour le pire, les sociétés du XXIe siècle risquent donc d’être encore plus inégalitaires que celles du XXe.
8.4 La plupart des gens bénéficieront de la mort de la politique
Il est peu probable que l’économie égalitariste, et les nations qui en dépendent, disparaissent sans une crise. Si celle-ci est par définition de courte durée, le choc provoqué par la fin des nations pourrait néanmoins se faire sentir pendant plusieurs années. Il convient toutefois de rappeler que, dans de nombreuses régions du monde, la transition vers l’économie de l’information se traduira par une forte croissance de la production et, par conséquent, par des revenus plus élevés pour tous. De fait, dans les régions qui n’ont jamais profité pleinement de l’ère industrielle mais qui s’ouvrent désormais au libre marché, les revenus de toutes les classes sociales sont déjà en hausse ou le seront bientôt.
Le déclin de la contrainte économique permettra aux producteurs de conserver les capitaux qui étaient jusqu’alors saisis pour être redistribués. Cette redistribution se traduit presque toujours par une réaffectation des actifs vers des usages moins rentables, ce qui finit par réduire la productivité globale du capital. Les richesses, soustraites à ceux qui savent le mieux les investir, sont le plus souvent réallouées, par le biais de politiques publiques, à des individus moins compétents en la matière. Dans la plupart des cas, ces avoirs redistribués alimentent des activités économiques de moindre valeur. Les modalités de cette libération des ressources hors du champ de la contrainte systémique varieront selon les juridictions. Cette nouvelle liberté entraînera la faillite des États-providence et mettra en lumière les déséconomies d’échelle qui fragilisent déjà les grands gouvernements ainsi que les institutions qu’ils subventionnent. Parallèlement, l’émergence de la cyberéconomie lèvera les obstacles économiques qui pèsent sur les populations dont les gouvernements pâtissent d’une incapacité chronique à exercer une coordination efficace à grande échelle.
« Si le monde fonctionne comme un grand marché unique, chaque employé doit rivaliser avec toute personne, partout dans le monde, qui peut faire le même travail. Ils sont innombrables et beaucoup ont faim. »3 — ANDREW S. GROVE, PRÉSIDENT D’INTEL CORP.
3 Clay Chandler, Buchanan’s Success Frightens Business, Washington Post, 22 février 1996, p. D12.
8.5 Le déplacement des atouts géographiques
Dès lors que les rendements croissants liés à la violence disparaîtront, il n’y aura plus d’avantage à vivre sous un gouvernement capable d’en tirer profit. Les gouvernements, autrefois vecteurs de prospérité, deviendront des obstacles au développement de la richesse. Une fiscalité élevée, un fardeau réglementaire écrasant et des dépenses de redistribution massives rendront ces territoires peu attractifs pour toute activité économique.
Ce sont les habitants des États demeurés pauvres ou sous-développés durant l’ère industrielle qui ont le plus à gagner de la libération de l’économie de son ancrage géographique. Ce constat va à l’encontre de l’opinion générale. Le débat sur l’avènement de l’économie de l’information et l’émergence des « individus souverains » se cristallisera autour de ses répercussions, prétendument néfastes, sur l’équité, engendrées par le déclin du politique. Il est indéniable que l’économie mondiale de l’information portera un coup fatal à la redistribution des revenus à grande échelle. Les principaux bénéficiaires de la redistribution à l’ère industrielle furent les habitants des pays riches, où le niveau de consommation dépasse de vingt fois la moyenne mondiale. Seules les nations de l’OCDE ont connu, grâce à la redistribution des richesses, une véritable revalorisation des bas salaires. Les plus grandes inégalités de revenus s’observent entre les différentes régions du monde, et non à l’intérieur d’un même pays. Or, la redistribution s’est avérée impuissante à les réduire. Nous pensons même que l’aide étrangère et les programmes de développement internationaux ont subventionné des gouvernements incompétents, contribuant ainsi, paradoxalement, à diminuer les revenus réels des plus démunis dans les pays pauvres. Nous reviendrons sur cette question, entre autres, en analysant l’impact de la révolution de l’information sur la morale.
Un siècle de montée des inégalités
Durant l’ère industrielle, le principal facteur qui déterminait le revenu d’un individu tout au long de sa vie était le pays où il naissait. Contrairement à une idée répandue dans les pays développés, les inégalités se sont creusées à un rythme accéléré tout au long de l’ère industrielle. D’après une estimation citée par la Banque mondiale, le revenu moyen par habitant dans les pays les plus riches est passé d’environ onze fois celui des pays les plus pauvres en 1870, à cinquante-deux fois en 19854. Tandis que les inégalités mondiales augmentaient de façon spectaculaire, elles paraissaient diminuer au sein d’une partie du monde : les pays industriels les plus prospères. L’écart se creusait en réalité entre États, plus qu’en leur sein. Pour des raisons déjà exposées, la technologie industrielle tendait en elle-même à réduire les écarts de revenus au sein des nations où les gouvernements exerçaient un pouvoir centralisé et relativement bien organisé. À une époque où les rendements de la violence étaient croissants – l’ère industrielle –, les grands appareils étatiques finissaient généralement par être contrôlés par leurs propres agents. Il devenait alors quasi impossible de limiter la part des ressources et des richesses que ces derniers administraient. Cet accès illimité aux ressources constituait un avantage militaire majeur, tant que la puissance brute primait sur l’efficacité dans l’usage de la force. Une autre conséquence notable de ce contrôle de l’État par sa propre bureaucratie fut l’accélération sensible de la redistribution des revenus. Presque toutes les sociétés pratiquent une forme de redistribution, ne serait-ce que de manière temporaire en situation exceptionnelle. Toutefois, un examen attentif de l’histoire de l’aide sociale montre que les prestations s’avèrent généralement plus généreuses lorsque la pauvreté est marginale. Lorsque le revenu global de la population se dégrade, les aides ont tendance à diminuer. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les conditions propres aux nations industrialisées riches étaient quasi idéales pour développer la redistribution des revenus, ce qui a conduit à de meilleures rémunérations pour les emplois non qualifiés. À terme, ce système a même garanti un niveau de consommation élevé à ceux qui ne participaient aucunement à la vie active.
4 Stephanie Flanders et Martin Wolfe, Haunted by the Trade Spectre, Financial Times, 24 juillet 1995, p. 11. Les auteurs citent le rapport de la Banque mondiale sur les travailleurs dans une économie mondiale de plus en plus intégrée.
Le paradoxe de la richesse industrielle
Paradoxalement, c’est dans ces mêmes juridictions qu’un plus grand nombre de personnes se sont enrichies. Cette situation s’explique pourtant logiquement par la dynamique de la mégapolitique, décrite dans les chapitres précédents. Les principaux secteurs de l’économie industrielle ne pouvaient prospérer qu’à la condition de bénéficier d’un ordre imposé à grande échelle. Cela les rendait hautement vulnérables à l’extorsion par les syndicats et par les gouvernements, toujours enclins à maximiser le nombre d’individus dépendant d’eux. Toutefois, la redistribution des revenus à grande échelle n’a pas freiné la progression de l’économie industrielle. Quiconque avait la chance de naître en Europe de l’Ouest, dans les anciennes colonies anglo-saxonnes ou au Japon durant l’apogée de l’industrialisation était alors très probablement plus riche qu’un individu de mêmes compétences installé en Amérique du Sud, en Europe de l’Est, dans l’URSS finissante, en Afrique ou en Asie continentale. La diffusion des technologies de l’information contribuera à lever de nombreuses barrières au développement qui, durant une grande partie de l’ère moderne, ont empêché la majorité de la population mondiale de profiter, ne serait-ce qu’en partie, des marchés libres.
« Les caractéristiques intrinsèques des pays pauvres ne sont guère propices à une organisation de grande envergure, et particulièrement à l’organisation à large rayon d’action qui définit la gouvernance. »5 — MANCUR OLSON
5 Voir Mancur Olson, Diseconomies of Scale and Development, Cato Journal, vol. 7, n° 1 (printemps-été 1987).
8.6 Des déséconomies d’échelle et une croissance bloquée
Comme l’a démontré Mancur Olson, la pauvreté au XXe siècle ne découle pas d’un manque de capitaux ou de personnel qualifié. Dans « Diseconomies of Scale and Development », un article publié en 1987, deux ans avant la chute du mur de Berlin, Olson écrivait : « Si le capital avait été réellement en pénurie dans les pays sous-développés, sa “productivité marginale” et donc sa rentabilité auraient dû y être supérieures à celles qu’on observe dans les pays prospères. Le faible taux de croissance de nombreux pays ayant reçu une aide étrangère non négligeable, et la faible productivité de certaines usines construites dans ces contrées, ont encore affaibli la crédibilité de la thèse selon laquelle le sous-développement vient d’un manque de capitaux. »6 Si le facteur crucial avait été la pénurie de capitaux ou de savoir-faire, leur rendement se serait avéré plus élevé dans les pays pauvres que dans les pays développés. Ingénieurs et capitaux auraient afflué jusqu’à ce que les revenus s’équilibrent. La réalité a souvent été inverse : on a assisté à un important exode de personnes qualifiées quittant ces économies en retard. Et les rares qui parvenaient à accumuler un capital sur place cherchaient généralement à l’exporter au plus vite vers la Suisse ou d’autres pays développés.
6 Ibid.
L’impossible importation d’une bonne gouvernance
Selon Olson, et nous partageons son avis, le principal obstacle au développement des pays les moins avancés résidait dans le seul facteur de production qu’il était impossible d’emprunter ou d’importer : la gouvernance. Ce problème s’est accentué au XXe siècle. En 1900, le Royaume-Uni, la France et quelques autres puissances européennes exportaient encore une forme de gouvernance jugée « compétente » vers des régions où les autorités locales se montraient incapables d’instaurer un ordre efficace à grande échelle. Cependant, l’évolution des conditions mégapolitiques au cours du XXe siècle a rendu cette domination plus coûteuse et moins rentable. Le colonialisme, qualifié d’« impérialisme » par ses détracteurs, a cessé d’être financièrement rentable. Les progrès technologiques ont augmenté le coût de la projection de la force depuis le centre vers la périphérie, tout en réduisant les dépenses nécessaires à l’organisation d’une résistance locale redoutable. Par conséquent, les puissances coloniales se sont retirées, ou n’ont conservé que de rares enclaves, comme les Bermudes ou les îles Caïmans.
« Si l’État-nation postcolonial était devenu un carcan pour le progrès, comme l’admettaient de plus en plus certains critiques africains vers la fin des années 1980, le principal responsable ne faisait guère de doute. L’État ne libérait ni ne protégeait ses citoyens, quels que fussent ses discours. Au contraire, il les étouffait et les exploitait, ou se révélait tout simplement incapable de fonctionner. »7 — BASIL DAVIDSON
7 Basil Davidson, The Black Man’s Burden : Africa and the Curse of the Nation-State (New York : Times Books, 1992), p. 290.
Dans les pays où la colonisation de peuplement européen fut limitée, les gouvernements qui ont succédé à la domination coloniale ont puisé leurs dirigeants et fonctionnaires au sein de populations peu rompues à la gestion de grandes structures, et donc souvent dépourvues des compétences ou de l’expérience nécessaires. Dans de nombreux cas, notamment en Afrique, les infrastructures héritées des anciennes puissances coloniales ont été rapidement pillées, dégradées ou laissées à l’abandon. Des lignes téléphoniques ont été arrachées par des pilleurs avant d’être martelées en bracelets. Les routes n’ont pas été entretenues. Le réseau ferroviaire est devenu impraticable, à mesure que les voies se délabraient et que les locomotives tombaient en panne. Au Zaïre, l’immense réseau de transport mis en place par les Belges était pratiquement hors d’usage en 1990. Il ne subsistait qu’une poignée de vieux bateaux fluviaux, dont l’un servait de palais flottant au dictateur.
Cette difficulté à entretenir les réseaux de transport et de communication témoigne de l’incapacité des États les moins avancés à garantir un ordre minimal. Cette situation a maintenu des prix élevés et privé l’immense majorité de la population mondiale de nombreuses opportunités. Comme le rappelle Olson :
« D’abord, la précarité des transports et des communications contraint souvent une entreprise à n’utiliser que des ressources locales. Pour accroître sa production, elle doit s’approvisionner plus loin, et plus les réseaux sont défaillants, plus les coûts de cette expansion augmentent rapidement. Ensuite, et surtout, la faiblesse de ces infrastructures nuit considérablement à la coordination qu’exige une production à grande échelle. »8
8 Olson, op. cit.
Alléger le fardeau d’une mauvaise gouvernance
Les pauvres ambitieux du globe, plus que quiconque, profiteront de l’autonomie qu’apporte la technologie de l’information, car elle leur permet de percevoir un revenu indépendamment de leur lieu de résidence. Les nouveaux outils, comme le téléphone cellulaire, permettent de communiquer sans dépendre des lignes terrestres, que la police locale est bien souvent incapable de protéger contre le vol de cuivre. L’essor de la télécopie et d’Internet sans fil contourne également le problème du vol de courrier par des employés postaux démunis : plus besoin de craindre que son courrier soit ouvert et son timbre dérobé.
Dans bien des cas, une communication efficace se substitue même au transport physique des biens et des services. L’optimisation des communications et la multiplication de la puissance de calcul facilitent la gestion d’activités complexes à moindre coût. Cette évolution réduit aussi les économies d’échelle et fragilise les grandes organisations. Autant de mutations qui allègent le fardeau des entraves imposées par des gouvernements incompétents, un frein historique à la croissance. La révolution de l’information rendra ainsi la compétence gouvernementale bien moins cruciale au développement, ce qui réduira d’autant l’obstacle que ces gouvernements représentaient jusqu’ici pour la prospérité de leurs populations.
Vers l’égalité des chances à l’ère de l’information
Avec l’avènement de l’ère de l’information, les avantages géographiques traditionnels seront rapidement estompés par les nouvelles technologies. Le potentiel de revenus des individus aux compétences équivalentes tendra à s’uniformiser à travers le monde, quelle que soit leur juridiction de résidence — un phénomène déjà observable. Parallèlement, à mesure que s’affaiblira la capacité des institutions à redistribuer les richesses par la contrainte et les avantages locaux, les inégalités au sein de chaque juridiction s’accentueront. La concurrence mondiale aura également pour effet d’augmenter la rémunération des individus les plus talentueux dans chaque domaine, où qu’ils se trouvent, à l’image de ce qui se passe déjà pour les athlètes de haut niveau. Dans un marché globalisé, la valeur marginale d’une performance exceptionnelle deviendra colossale.
Tandis que le débat public se focalisera sur le creusement des « inégalités » au sein des pays de l’OCDE, les perspectives d’évoluer dans un monde globalement plus équitable s’amélioreront pour chaque individu. Il ne sera plus indispensable de vivre dans une juridiction dotée d’une gouvernance efficace pour prospérer. Le talent et la détermination à le développer seront valorisés dans un cadre plus égalitaire que jamais. Les avantages géographiques, qui ont longtemps contribué à l’enrichissement de certains pays durant l’ère industrielle, seront donc profondément remis en question.
Des rendements plus élevés dans les pays pauvres
Les obstacles à la libre entreprise, érigés par les gouvernements des pays pauvres, perdront de leur efficacité à mesure que la cyberéconomie se développera. Par conséquent, les capitaux et les compétences, denrées rares dans ces régions, offriront des rendements bien supérieurs aux prévisions des théoriciens du développement des années 1950. À cela s’ajoute la facilité croissante avec laquelle il sera possible d’« importer » talents et ressources financières. Contrairement à l’ère industrielle, les économies émergentes ne dépendront plus exclusivement de leurs ressources et de leur main-d’œuvre locales. Leur capacité accrue à mobiliser des capitaux et des expertises externes stimulera leur croissance, même sans amélioration de leur gouvernance. Ainsi, même si ces États mal gérés ne deviennent ni plus honnêtes ni plus performants, ils perdront progressivement leur pouvoir d’empêcher par la force leurs populations de profiter de la liberté économique qu’offre le cyberespace, un territoire qui leur est inaccessible.
Boucles de renforcement positif
Dans la nouvelle cyberéconomie, l’extrême portabilité des technologies de l’information met fin au monopole sur de nombreux avantages géographiques caractéristiques de l’ère industrielle. La concurrence, de plus en plus vive entre les juridictions, se jouera désormais sur de nouveaux atouts locaux. La souveraineté adoptera un modèle commercial plutôt que prédateur. Sous la pression de cette compétition, les gouvernements devront s’adapter pour satisfaire les « clients » les plus productifs, et non plus ceux dont l’apport économique est neutre, voire négatif.
Ce changement marque une rupture radicale avec le XXe siècle. L’idéologie de l’État-nation reposait sur une gestion verticale de la société, qui consistait à subventionner les situations jugées « indésirables » et à pénaliser celles jugées « désirables ». Ainsi, la pauvreté, considérée comme indésirable, était subventionnée. À l’inverse, la richesse, pourtant perçue comme un objectif positif, était lourdement taxée au nom d’une plus grande « équité ».
Cette politique reposait sur un contexte mégapolitique si solide qu’il semblait immuable ; ses effets pervers — notamment l’incitation à des comportements improductifs — étaient jugés négligeables. La quantité d’efforts, de compétences ou d’ingéniosité déployée pour créer de la richesse importait peu. Le débat se cristallisait autour des notions de droits et d’« acquis sociaux ». Dans la vision politique du XXe siècle, un résultat n’était « juste » que s’il était égalitaire.
Le nouveau paradigme
Les conditions mégapolitiques du XXIe siècle favorisent une organisation de la vie collective régie par le marché plutôt que par des décisions politiques. Ce paradigme repose sur la conviction que l’on obtient de meilleurs résultats en récompensant la réussite et en sanctionnant l’échec. La pauvreté demeure un état indésirable, tandis que la création de richesse est perçue comme un bienfait pour la collectivité. Par conséquent, les mécanismes incitatifs visent à encourager l’accumulation de capital et à responsabiliser chaque individu quant aux ressources qu’il consomme. Un monde est jugé plus « juste » lorsqu’il permet à chacun de conserver une plus grande part de ce qu’il a gagné.
Cette approche sera non seulement de plus en plus favorisée au cours du nouveau millénaire, mais aussi d’autant plus convaincante qu’elle sera désormais soutenue par la mégapolitique. Dans l’économie de l’information, le capital devient chaque jour plus mobile. La capacité à générer des revenus conséquents ne dépend plus nécessairement d’une implantation géographique précise, contrairement à l’époque où la création de richesses reposait principalement sur la transformation de ressources naturelles. Les activités à haute intensité informationnelle peuvent désormais s’exercer en tout lieu, se soustrayant progressivement aux contraintes de la violence.
Les réglementations politiques jugées arbitraires, inutiles ou qui imposent des coûts sans contrepartie tangible perdront de leur pertinence. Une concurrence accrue homogénéisera les prix de nombreux biens, services, emplois et capitaux à l’échelle de la planète. Dès lors, le pouvoir des gouvernements à imposer des règles arbitraires s’en trouvera fortement réduit. Tout État imposant des réglementations plus contraignantes qu’un autre verrait simplement disparaître le secteur d’activité concerné. Bien sûr, dans certains cas, l’exclusion de certaines activités pourra satisfaire le « marché » et renforcer l’attrait d’un territoire. À l’instar d’un hôtel qui décide de bannir le tabagisme dans son hall d’accueil, ce qui peut déplaire à certains clients sans pour autant réduire ses recettes globales, de telles régulations ciblées pourront se révéler rentables. Interdire dans une zone donnée l’implantation d’un centre de traitement des déchets animaux pourra, par exemple, satisfaire à la fois les résidents et les acteurs économiques locaux.
Ces exemples montrent que la régulation peut, dans certains cas, avoir une valeur économique positive, en particulier dans un monde comptant un nombre croissant de juridictions. La préservation de la santé publique, de la qualité de l’air et de l’eau, ou l’établissement de règles plus spécifiques — comparables à celles d’une copropriété — sont autant de mesures qui pourront être adoptées au profit de certains segments de clientèle.
Pas de douanes dans le cyberespace
Nous prévoyons que la marchandisation de la souveraineté entraînera rapidement la dislocation d’une partie des grands États territoriaux. Le fait que les technologies de l’information ne puissent pas être soumises aux contrôles frontaliers, contrairement aux marchandises manufacturées ou agricoles, est lourd de conséquences. Cela signifie que le protectionnisme perdra progressivement de son efficacité, à mesure que la création de valeur dépendra davantage de l’échange d’informations que de la circulation de biens physiques. Cela signifie aussi que les régions de petite taille seront de moins en moins dépendantes de grandes entités politiques pour accéder aux marchés mondiaux.
La technologie de l’information expose les travailleurs de certains secteurs des services, autrefois protégés, à la concurrence étrangère. Il y a vingt ans encore, une entreprise de Toronto aurait privilégié un comptable local. Aujourd’hui, à l’ère de l’information, un comptable de Budapest ou de Bangalore peut effectuer la même tâche en téléchargeant les documents nécessaires, sous forme chiffrée, via Internet. Les communications par satellite abolissent pratiquement les distances : un analyste financier en Inde coûte bien moins cher que son homologue de Wall Street. Tous les dix-huit mois environ, la puissance de calcul et la vitesse de traitement de l’information doublent (c’est la loi de Moore), exposant un nombre croissant de services à la concurrence internationale, malgré les tentatives politiques pour l’endiguer. Les professions dites « intellectuelles » ne seront pas épargnées : les « cyberavocats » et « cybermédecins » proliféreront sans doute dans l’économie de l’information.
Le déclin programmé de l’État-nation
L’obsolescence de l’État-nation ne signifie pas pour autant sa disparition simultanée partout dans le monde. Loin de là. Les aspirations sécessionnistes seront les plus vives dans les grands ensembles politiques où la majorité stagne ou s’appauvrit. Les États d’Asie ou d’Amérique latine où le revenu par habitant est en forte croissance pourront subsister plusieurs générations, jusqu’à ce que leurs perspectives de revenus rejoignent celles des anciens pôles riches. Une fois ce stade atteint, les sources de profit liées aux écarts de coûts se tariront et la cohésion politique perdra sa raison d’être.
Nous pensons également que les États-nations organisés autour d’une seule grande métropole se maintiendront plus longtemps que ceux qui comptent plusieurs grandes villes rivales, chacune avec sa propre sphère d’influence.
Un autre facteur de délitement probable est le surendettement de l’État central. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les trois pays industrialisés riches dont la dette publique relative est la plus élevée — le Canada, la Belgique et l’Italie — sont aussi ceux qui abritent des mouvements régionalistes très actifs. Tous trois ont accumulé de lourds déficits budgétaires pendant des décennies et affichent désormais une dette supérieure à 100 % de leur PIB. En Italie, la Ligue du Nord est devenue un mouvement puissant et populaire. Son mot d’ordre repose sur une équation simple : la « Padanie » (nord de l’Italie) serait plus riche que la Suisse si la majeure partie de ses revenus n’était pas siphonnée pour subventionner Rome et le Mezzogiorno. La Ligue du Nord propose donc une solution toute trouvée : la sécession. Même scénario en Belgique, où la dette nationale dépasse 130 % du PIB : Flamands et Wallons se considèrent désormais comme un couple au bord du divorce. Une proportion croissante de Flamands estime subventionner injustement les Wallons et juge qu’ils auraient tout à gagner d’une séparation.
Le cas du Canada est singulier : le Québec, principal foyer des velléités indépendantistes, a historiquement bénéficié de subsides de la part du reste du pays. Mais avec l’accroissement de la dette et du déficit fédéraux, les Québécois prennent conscience que ce mécanisme de redistribution est voué à s’amenuiser. Le Bloc québécois avance aujourd’hui un argumentaire plus percutant qu’il y a dix ans : quitter la fédération canadienne permettrait d’accroître les revenus nets de la province en la soustrayant à l’impôt fédéral. Les leaders souverainistes vont même jusqu’à laisser entendre que le Québec pourrait faire sécession sans assumer sa part de la dette nationale.
Cette vision hérisse le reste du Canada, conscient des importants transferts de fonds consentis jusqu’ici à la province francophone. Néanmoins, l’attrait du Parti Québécois demeure puissant, et il semble probable qu’un référendum sur la séparation finisse par sonner le glas de la fédération canadienne. Le sort qui guette, à plus long terme, d’autres États-nations se jouera dans des circonstances similaires à mesure que leurs finances se dégraderont.
L’immensité de son territoire faiblement peuplé, doté d’infrastructures conçues pour l’ère industrielle, constitue un autre facteur défavorable à la pérennité du Canada. La transition vers l’ère de l’information déprécie ces infrastructures. Un nombre croissant de télétravailleurs se substituera aux ouvriers et aux employés de bureau. L’utilité sociale des autoroutes et des grands axes de transport devra être mise en balance avec leurs coûts d’entretien. Subissant des pressions de toutes parts, les différentes factions canadiennes pourraient revenir à la conception « exclusionniste » des biens publics, défendue au XVIIIe siècle par Adam Smith. Dans La Richesse des Nations, Smith écrivait :
« Si les rues de Londres étaient pavées et éclairées par les fonds du [Trésor national], peut-on imaginer qu’elles le seraient aussi bien, ou même au même coût ? Les dépenses, au lieu d’être financées par un impôt local sur chaque rue, paroisse ou district de Londres, seraient alors ponctionnées sur les recettes générales de l’État, et donc imposées à tous les citoyens, dont la majorité ne tire aucun avantage de l’éclairage ou du pavage des rues londoniennes. »9
9 Adam Smith, The Wealth of Nations, p. 724. Cette remarque s’inspire d’un article d’Edwin G. West, dans son ouvrage Adam Smith and Modern Economics (Aldershot, Angleterre : Edward Elgar Publishing, 1990), pp. 88-89.
En remplaçant Londres par Toronto, on saisit aisément le raisonnement que tiendront de nombreux habitants de l’Alberta ou de la Colombie-Britannique. Par effet de contagion, le principe de dévolution fera son chemin.
L’éclatement du Canada encouragera inévitablement la naissance d’un mouvement sécessionniste dans le nord-ouest des États-Unis. Les habitants de l’Alaska, de l’État de Washington, de l’Oregon, de l’Idaho et du Montana se sentiront de plus en plus en phase avec une Alberta et une Colombie-Britannique devenues indépendantes.
8.7 APRÈS L’ÉTAT-NATION
La dissolution des États-nations entraînera l’émergence d’entités politiques plus réduites : d’abord régionales et provinciales, pour aboutir à de véritables micro-souverainetés rappelant les cités-États médiévales et leur arrière-pays. Aussi étrange que cela puisse paraître aux esprits habitués aux hiérarchies étatiques, ces nouvelles souverainetés chercheront souvent à agir en entrepreneurs plutôt qu’en arbitres politiques. Elles s’apparenteront à des hôtels ou des restaurants, offrant des réglementations sur mesure à la clientèle qu’elles ciblent. Ce processus ne sera toutefois pas exempt de difficultés, comme nous le verrons au chapitre suivant.
« L’air de la ville affranchit. » - ADAGE MÉDIÉVAL
Non-citoyens du « pâle »
L’Histoire montre que l’ingéniosité humaine trouve toujours le moyen de créer des institutions innovantes pour saisir des opportunités lucratives, y compris lorsque la demande provient de milieux modestes. Et lorsque les clients potentiels sont les plus fortunés, ce phénomène s’accentue encore. L’exil — ce fameux « vote avec ses pieds » — s’impose comme une stratégie pertinente face à une organisation ou un État jugé obsolète. Les communes médiévales, qui servaient de refuge aux serfs fuyant le joug féodal, en sont une illustration historique. Leur rôle préfigure sans doute celui que joueront les nouvelles juridictions, prêtes à accueillir ceux qui chercheront à échapper aux États-nations en déclin. Accepter des serfs en fuite comme citoyens, au mépris des seigneurs féodaux et parfois de l’Église, transgressait les règles médiévales, mais cette solution pragmatique contribuait à affaiblir le système féodal. Comme le souligne l’historien Fritz Rorig, le serf d’un seigneur laïc, séjournant « un an et un jour » dans une ville, y devenait bourgeois à part entière10. Par analogie, il est logique d’anticiper l’émergence de nouveaux sanctuaires fondés sur des « nouveaux principes » juridiques, offrant aux citoyens d’un État la possibilité de s’émanciper de leurs obligations fiscales, tout comme les murailles d’une ville médiévale protégeaient jadis les serfs.
10 Fritz Rorig, The Medieval Town (Berkeley : University of California Press, 1967), p. 28.
11 Albert O. Hirschman, Exit, Voice, and Loyalty (Cambridge : Harvard University Press, 1969), p. 81.
Albert O. Hirschman, dans son ouvrage Exit, Voice, and Loyalty (1969), a exploré les subtilités théoriques du « vote avec ses pieds » au sein d’États en déclin. Il prévoyait que les progrès techniques accroîtraient la pertinence de cette stratégie : « Ce n’est que lorsque les pays commenceront à vraiment se ressembler — grâce à la modernisation et à l’évolution des communications — que le danger d’un exode précoce et excessif se présentera… »11. Nous y voici. Les technologies de l’information ont déjà gommé bien des différences entre les juridictions, rendant l’exode d’autant plus séduisant. Bien entendu, qualifier ces départs de « précoces » ou d’« excessifs » n’est qu’une question de perspective : celle de l’État qui voit ses contribuables lui échapper. Les seigneurs du Moyen Âge jugeaient sans doute eux aussi cet exode « prématuré et excessif » en voyant leurs serfs devenir des bourgeois libres.
Revenons à notre exemple. Il n’est pas irréaliste d’imaginer l’émergence de multiples micro-juridictions offrant l’asile à ceux qui fuient l’État-nation en déclin. Elles se feraient concurrence en proposant des cadres de vie distincts. Certaines, par exemple, pourraient s’adresser à une clientèle de non-fumeurs soucieuse d’échapper au tabagisme passif, au risque de déplaire aux fumeurs.
Dans la démocratie de masse, héritière de l’ère industrielle, de telles divergences se réglaient par des luttes électorales qui imposaient la loi de la majorité, forçant ainsi d’importantes minorités à renoncer à leurs préférences. Or, ce modèle n’est pas une fatalité.
Certains raffolent du foie gras, d’autres des hot-dogs ou du tofu. Nul ne songe pourtant à imposer une cuisine unique, car les préférences culinaires des uns n’empiètent pas sur celles des autres. À l’inverse, la mégapolitique de l’ère industrielle imposait un modèle uniforme pour de nombreux services collectifs, en raison des immenses bénéfices générés par les économies d’échelle. Dans ce contexte, morceler le territoire pour satisfaire les préférences de chacun était jugé irréaliste. Le principe d’exclusion cher à Adam Smith devient en revanche bien plus aisé à appliquer lorsque les souverainetés se multiplient par dizaines ou par centaines. Sous l’impulsion de l’économie de l’information, de nombreuses souverainetés nouvelles prendront la forme de petites enclaves plutôt que de vastes empires. Certaines pourraient même être des nations autochtones d’Amérique du Nord, qui, après avoir revendiqué le droit d’exploiter des casinos ou de pêcher hors quota, exigeraient leur souveraineté fiscale.
En abolissant les contraintes géographiques, les technologies de l’information permettront à ces nouvelles souverainetés de s’organiser davantage comme des clubs ou des groupements d’affinités que sur le modèle hiérarchique des États-nations traditionnels. De même que l’on ne s’attend pas à ce que chacun apprécie les mêmes vêtements ou les mêmes émissions de télévision, il ne sera plus nécessaire que tous partagent un unique modèle d’organisation politique. Cette diversification des goûts et des préférences engendrera une multitude de modèles de souveraineté, aussi variés que les styles vestimentaires ou les programmes télévisés. Certains micro-États fonctionneront peut-être à la manière d’un réseau hôtelier franchisé, ou collaboreront pour mutualiser les fonctions régaliennes restantes, comme la police ou le maintien de l’ordre. Les voyageurs en quête d’un urbanisme impeccable, qui ne supportent pas de trouver du chewing-gum collé sous les tables, choisiront une destination comme Singapour. Les fans de Beavis and Butthead, eux, passeront leur chemin. Les amateurs de vie nocturne débridée se tourneront vers Macao, Panama ou leurs équivalents. Toute personne heurtée par les mœurs d’une micro-juridiction pourra simplement en choisir une autre. Ainsi, alors que Salt Lake City pourrait interdire la cigarette, la future cité-État de La Havane — rebaptisée pourquoi pas « Monte Cristo » — baignerait dans les volutes de ses cigares. > « Cela signifie que tous les monopoles, les hiérarchies, les pyramides et les structures de pouvoir de la société industrielle vont se dissoudre sous la pression de l’intelligence répartie en périphérie des réseaux. Plus que tout, la loi de Moore fera s’écrouler la concentration majeure en Amérique — la grande ville, ce reliquat de l’industrialisme, qui survit sous perfusion avec plus de 360 milliards de dollars de subventions prélevés sur nous tous chaque année. »12 — GEORGE GILDER Ironiquement, la renaissance des « cités-États » coïncidera peut-être avec le déclin des grandes métropoles. En Occident, la grande ville est un pur produit de l’ère industrielle. Elle est née de l’usine, qui a permis de réaliser des économies d’échelle en concentrant les ressources et la main-d’œuvre. Au début du XIXe siècle, une ville de plus de 100 000 habitants était considérée comme gigantesque. En dehors de l’Asie, où les dénombrements demeuraient incertains, aucune ville ne dépassait le million d’habitants. La plus grande ville américaine en 1800, Philadelphie, n’abritait que 69 403 personnes, suivie par New York avec 60 489 habitants. Baltimore, la troisième, n’en comptait que 26 11413. La plupart des futures grandes métropoles européennes étaient alors minuscules au regard des normes actuelles. Londres, avec ses 864 845 habitants, était sans doute la plus grande ville du monde. Paris, qui comptait 547 756 habitants en 1801, était la seule autre cité européenne à dépasser le demi-million14. Lisbonne s’élevait à 350 000 habitants15, Vienne à 252 00016. Berlin atteignait à peine 200 000 habitants en 181917, et Madrid en recensait 156 67018. Bruxelles comptait 66 297 habitants en 1802, et Budapest n’en totalisait que 61 00019.
12 Tom Peters et George Gilder, « City vs. Country: Tom Peters & George Gilder Debate the Impact of Technology on Location », Forbes, février 1995.
13 Weber, op. cit., p. 21.
14 Ibid., p. 46 (Londres) et p. 73 (Paris).
15 Ibid., p. 120.
16 Ibid., p. 95.
17 Ibid., p. 84.
18 Ibid., p. 119.
19 Ibid., p. 101.
20 Ibid., p. 5.
On pourrait croire que la croissance des villes découle automatiquement de la hausse démographique. Pourtant, la réalité est plus nuancée. Toute la population mondiale tiendrait au Texas, avec une maison individuelle pour chaque famille, et il resterait encore de l’espace libre. Comme le montrait déjà Adna Weber dans The Growth of Cities in the Nineteenth Century, la croissance démographique n’explique pas à elle seule pourquoi les individus choisissent de vivre de manière concentrée plutôt que dispersée. En 1890, la densité de population du Bengale était comparable à celle de l’Angleterre, pourtant 4,8 % seulement des Bengalis résidaient en ville, contre 61,7 % des Anglais20.
Historiquement, les villes s’entouraient de murailles pour se défendre des maraudeurs et contenir les soulèvements populaires. Avec l’essor de l’emploi industriel, elles ont connu une croissance spectaculaire. Aujourd’hui, avec le déclin de l’ère industrielle, de nombreuses métropoles semblent de plus en plus en proie à l’insécurité et à la criminalité. Detroit, ancienne capitale de l’industrie du milieu du XXe siècle, en est une illustration frappante. Autrefois, une part considérable de la production manufacturière mondiale provenait de Detroit. À présent, la ville offre un panorama de désolation : de nombreux quartiers sont délabrés ou incendiés, comme s’ils avaient été rasés par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Detroit symbolise la fragilité des villes industrielles, menacées de dépeuplement. La forte densité de population, qui impose des infrastructures complexes, accroît les risques d’incivilités et de sabotage. À l’ère industrielle, les économies d’échelle justifiaient le coût de gestion de ces vastes ensembles.
À l’ère de l’information, seules les villes capables de garantir une qualité de vie élevée conserveront leur raison d’être. Les autres ne pourront plus compter sur les subventions de régions lointaines. Pour évaluer la viabilité d’une ville, il suffit d’observer si son centre-ville abrite des habitants plus aisés que sa périphérie. Buenos Aires, Londres et Paris conserveront leurs atouts longtemps après la fermeture du dernier grand restaurant de South Bend, Louisville ou Philadelphie.
Des « cités rurales »
Certains « États-villes » n’auront pas de ville à proprement parler ; il serait plus juste de les qualifier de « cités rurales » ou de « villages-États ».
La valorisation des ressources naturelles obéira à une nouvelle logique. Dès lors qu’il sera possible d’exercer son activité de n’importe où, beaucoup opteront pour un cadre de vie agréable et sain. Les technologies abolissant la barrière de la langue faciliteront l’immigration vers ces territoires attractifs. Les régions peu peuplées, dotées de nombreuses terres arables et à l’activité commerciale mesurée — comme la Nouvelle-Zélande ou l’Argentine — bénéficieront d’un avantage comparatif. Ces territoires offrent un environnement sain et permettent de produire à bas coût des denrées alimentaires et des ressources renouvelables. À mesure que les niveaux de vie de milliards de personnes s’amélioreront en Asie et en Amérique latine, la demande pour les produits de base de ces pays augmentera.
Le théorème de la non-équivalence
Une partie non négligeable des postulats économiques courants repose sur la « tyrannie de la géographie ». Citons, par exemple, le « théorème d’équivalence » de David Ricardo, selon lequel les citoyens d’un pays où l’État accumule les déficits anticiperont inévitablement la hausse d’impôts qui en résultera. Au sens de Ricardo, il y aurait équivalence entre le financement des dépenses publiques par l’impôt et par l’emprunt. Ce raisonnement était valable au début du XIXe siècle, mais il l’est beaucoup moins à l’ère de l’information. La réaction du contribuable moderne ne consistera plus à épargner davantage pour absorber l’augmentation prévisible de ses impôts ; il choisira plutôt de transférer sa résidence ou de « dématérialiser » ses opérations. De même que les producteurs choisissent les fournisseurs les plus avantageux, la capacité à sélectionner sa juridiction de protection deviendra un levier bien plus déterminant pour préserver ses revenus. Nous en déduisons que les « individus souverains », comme toute personne rationnelle, se détourneront des États surendettés.
Un État peu dépensier, aux engagements financiers limités et à la fiscalité modérée, constituera la destination de choix pour créer de la valeur dans l’économie de l’information. Les perspectives commerciales seront donc plus favorables dans les régions qui ont déjà réformé leurs structures et assaini leurs finances, comme la Nouvelle-Zélande, l’Argentine, le Chili, le Pérou, Singapour ou d’autres pays d’Asie et d’Amérique latine. À l’inverse, les pays d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale qui n’ont pas encore fait leur mue resteront des terrains d’implantation moins favorables.
L’érosion des anomalies tarifaires locales
Avec la chute du coût d’accès à l’information, la plupart des écarts de prix locaux sont appelés à disparaître. Les consommateurs pourront comparer les offres d’une multitude de vendeurs afin de trouver la plus avantageuse pour n’importe quel bien ou service. Les services en ligne permettront également de s’affranchir des obstacles réglementaires, comme les exigences de licences locales. Il deviendra plus aisé, par exemple, de comparer diverses formules d’assurance ou de contourner les restrictions imposées par les statuts professionnels propres à chaque État. Par conséquent, les marges bénéficiaires se réduiront probablement partout où des niches tarifaires étaient jusqu’alors maintenues par un manque d’information ou des protections réglementaires.
8.8 De nouveaux impératifs organisationnels
La cyberéconomie obéira à des logiques d’interaction très différentes de celles de l’économie industrielle. Les technologies de l’information saperont bon nombre des avantages organisationnels des entreprises, qui reposaient jusqu’alors sur des coûts de transaction et d’information élevés. L’ère de l’information sera celle de « l’entreprise virtuelle ».
Beaucoup d’analystes spécialisés dans les technologies de l’information n’ont pas encore saisi l’ampleur de la révolution organisationnelle à venir. Cette nouvelle dynamique ne se contente pas de transcender les frontières ; elle transforme aussi radicalement les coûts internes liés au traitement et à la collecte de l’information. Même les secteurs d’activité qui demeurent pour l’essentiel à l’abri de la concurrence transfrontalière en ressentiront les effets sur leur propre organisation. L’effondrement des coûts de transaction et d’information diminue les économies d’échelle et réduit, voire annule, l’intérêt de maintenir de grandes structures, garantes autrefois de carrières longues et stables.
Pourquoi des entreprises ?
Les économistes classiques, à l’instar d’Adam Smith, se sont peu intéressés à la question de la taille de l’entreprise. Ils ne se sont guère penchés sur son architecture optimale, ni même cherché à justifier son existence. Pourquoi un entrepreneur embauche-t-il des salariés plutôt que de recourir au marché pour chaque tâche spécifique ? L’économiste Ronald Coase, lauréat du prix Nobel, fut l’un des premiers à soulever ces questions fondamentales, ce qui le conduisit à formuler des hypothèses éclairant l’impact révolutionnaire de la technologie sur l’organisation des entreprises. Selon Coase, la firme existe car elle constitue une réponse logique et efficace aux coûts de transaction élevés, notamment les coûts liés à la recherche d’information21.
21 Voir Ronald Coase, « The Nature of the Firm », reproduit dans Louis Putterman et Randall S. Kroszner (éd.), The Economic Nature of the Firm: A Reader, 2e éd. (Cambridge : Cambridge University Press, 1996), pp. 89‑104.
Coûts d’information et de transaction
Pour illustrer ce point, imaginons la difficulté de faire fonctionner une chaîne de montage industrielle sans une entité unique pour en coordonner les différentes étapes. En théorie, il serait possible d’assembler une voiture en faisant appel à une multitude de sous-traitants indépendants, chacun occupant un poste dans l’usine et négociant ses propres contrats de fourniture de pièces. L’économiste Oliver Williamson, également un pionnier de la théorie de la firme, distingue ainsi six modes d’organisation du travail, parmi lesquels le « mode entrepreneurial », avec des ateliers autonomes, ou encore une configuration « fédérative » où chaque poste transmet à la suivante le produit semi-fini2223. Techniquement, rien n’empêcherait de remplacer des milliers d’employés par un ensemble de PME louant chacune son espace dans l’usine. Pourtant, aucune voiture haut de gamme n’a jamais été produite selon un tel modèle de fragmentation contractuelle.
22 Cité dans West, op. cit., p. 58 ; voir aussi Oliver E. Williamson, « The Organization of Work: A Comparative Institutional Assessment », Journal of Economic Behaviour and Organisation, vol. 1, n° 1.
23 Ibid., p. 59.
Les problèmes de coordination
Gérer un site industriel comme un puzzle de sous-traitants indépendants reviendrait à renoncer aux économies d’échelle de la chaîne de montage. Les contraintes d’une négociation permanente pour fixer les prix ou répartir les tâches auraient sans doute rendu l’automatisation impossible. Sans hiérarchie commune, chaque acteur aurait dû consacrer un temps considérable aux pourparlers, au détriment de la production. Il aurait été en outre très complexe d’assurer le contrôle qualité ou de planifier l’allocation des ressources.
L’autorité d’agir
Dans une telle configuration, le lancement d’un nouveau modèle ou la modification d’un composant aurait vite tourné au cauchemar, tant il aurait fallu obtenir l’accord quasi unanime de tous les partenaires. Le désaccord d’un seul fournisseur parmi des centaines aurait suffi à paralyser le projet. De plus, le moindre surcoût engendré par une modification aurait d’autant diminué l’intérêt d’une production à grande échelle.
Des négociations inutiles
Une chaîne de montage reposant sur des sous-traitants indépendants manquerait de stabilité. Que se passerait-il, par exemple, en cas de décès ou de faillite de l’un de ces petits opérateurs ? Il serait certes possible de trouver un repreneur, mais celui-ci devrait alors racheter les locaux, la licence et le matériel, ce qui engendrerait des négociations aussi complexes que permanentes.
Les pièges d’incitation
Un autre inconvénient majeur concerne les postes à haute intensité capitalistique. Certains maillons de la chaîne de production (comme l’emboutissage de tôles ou le moulage d’un bloc moteur) exigent des millions en investissements, tandis que d’autres requièrent un capital bien moindre (la soudure d’un support en plastique, par exemple). Les sous-traitants les plus capitalistiques deviendraient ainsi dépendants de la coopération de ceux dont l’activité est moins coûteuse. Ces derniers disposeraient alors d’un formidable moyen de pression, un peu comme des grévistes qui paralysent une chaîne de production entière sans grand risque pour eux. Chaque micro-entreprise faiblement capitalisée pourrait ainsi extorquer une rente aux plus grosses, fragilisant l’ensemble de la structure.
La solution de la firme
En somme, la plupart des économies d’échelle générées par la chaîne de montage auraient disparu. La firme unique, structurée par une hiérarchie interne, s’est donc imposée comme la solution pour surmonter ces écueils, malgré sa propre lourdeur. À l’ère industrielle, la grande entreprise contrôlait et synchronisait la production grâce à ses divers échelons hiérarchiques. Les cadres intermédiaires (middle managers) assuraient la circulation de l’information et la transmission des directives. La firme centralisait sa comptabilité et limitait les problèmes d’agence, où l’employé n’agit pas forcément dans l’intérêt de son employeur. Tenir une comptabilité de pointe exigeait à l’époque des effectifs pléthoriques. Cette bureaucratie représentait un coût fixe considérable : qu’il y ait du travail ou non, il fallait la rémunérer. De plus, les compétences clés détenues par ce personnel d’encadrement obligeaient l’entreprise à les payer au prix fort, sous peine de les voir offrir leurs services à la concurrence.
La « marge organisationnelle »
Parallèlement, le recours à une vaste hiérarchie de cadres exposait l’entreprise à un risque de « captation » de la valeur par ces derniers, au détriment des actionnaires. De nombreuses firmes de l’ère industrielle dépensaient ainsi des fortunes en mobilier luxueux ou autres avantages pour leurs dirigeants, sans gain réel pour les investisseurs. Il était complexe d’évaluer objectivement la pertinence de chaque dépense, et tout aussi difficile d’empêcher les employés de « lever le pied » ou de masquer leur inaction. La surveillance étant techniquement ardue, il fallait employer un encadrement pléthorique, puis surveiller les surveillants… Cette situation créait ce que Richard Cyert et James March ont appelé le « mou organisationnel » dans leur ouvrage A Behavioral Theory of the Firm (1963)24.
24 Richard Cyert et James March, A Behavioral Theory of the Firm (Englewood Cliffs, N.J. : Prentice-Hall, 1983).
25 Chris Dray, « Civil Servants Lead Lives of Quiet Collusion », Globe and Mail, 2 février 1996, p. A14.
« Que l’on produise des résultats ou non, la rémunération est la même. > Que l’on travaille dur ou pas, la rémunération est la même. > Que l’on soit motivé ou pas, la rémunération est la même. »25 — CHRIS DRAY
« Ce n’est pas mon boulot »
Conçue pour durer, la « grande entreprise » était également exposée au chantage syndical. Son organisation, calquée sur la structure administrative de l’État, reposait sur une hiérarchie pyramidale. Les tâches y étaient cloisonnées à l’extrême, au sein de fonctions rigides. Qui n’a jamais entendu un salarié répliquer « Ce n’est pas mon boulot » pour une simple ampoule à changer ? Demander à un comptable de visser une ampoule est aussi absurde que de consulter un avocat pour une extinction de voix. Les postes n’étaient pas définis par un objectif concret, mais par une mission formelle et strictement délimitée. La rémunération dépendait d’une grille interne, et non de la performance individuelle. Les multiples strates d’encadrement créaient des redondances et une inertie généralisée. Si un tel système permettait de réaliser des économies d’échelle, c’était au prix d’un gaspillage et d’une rigidité considérables.
« Sur un marché, on n’accomplit pas un travail parce qu’un supérieur l’ordonne ou parce que c’est listé page 30 du plan stratégique. Il n’y a pas de frontières de mission. Il n’y a ni directive i, ni consignes centralisées. Sur un marché, un fournisseur a des clients — relation essentiellement contractuelle, car entre indépendants. »26 — WILLIAM BRIDGES
26 William Bridges, Jobshift: How to Prosper in a Workplace Without Jobs (Reading, Mass. : Addison-Wesley, 1994), pp. 62, 64.
Nouvelles exigences
À l’ère de l’information, le contexte mégapolitique se transforme : le traitement, le calcul et l’analyse des données impliquent désormais des coûts dérisoires. Le besoin de cadres intermédiaires pour superviser la production ou la gestion s’en trouve ainsi réduit. Les machines-outils automatisées, équipées de microprocesseurs, remplacent d’ailleurs nombre d’ouvriers, tout en assurant une coordination bien plus efficace qu’autrefois des chaînes d’assemblage (suivi de la cadence et de la qualité, comptabilité en temps réel, gestion automatisée des stocks, etc.). Même une PME peut s’équiper d’outils de gestion et de comptabilité performants, autrefois l’apanage des grandes entreprises fortement hiérarchisées.
La capacité des nouvelles technologies à simplifier les formes de production « non séquentielles » et économes en ressources réduit la dépendance coûteuse envers des intermédiaires qui pouvaient autrefois imposer leurs conditions. Les besoins en capitaux diminuent également, tandis que les cycles de vie des produits se raccourcissent. Les sous-traitants indépendants, même agissant à titre individuel, peuvent accéder à des réseaux d’information plus sophistiqués que jamais. Des « agents numériques » et autres assistants virtuels émergent pour prendre en charge de nombreuses tâches de bureau : standard téléphonique, secrétariat, comptabilité, gestion des ressources humaines.
La fin des « bons emplois »
Les individus qui génèrent l’essentiel de la valeur ajoutée au sein de l’entreprise pourront en garder la majeure partie. Les postes de soutien, qui captaient jusqu’alors une part considérable du chiffre d’affaires généré par ces « productifs », seront remplacés par des solutions automatisées. En conséquence, il deviendra plus avantageux d’externaliser la majorité des fonctions plutôt que de les conserver en interne. Dans une entreprise virtuelle, la « marge organisationnelle » s’évanouit en même temps que l’organisation elle-même.
Les « bons emplois » sont voués à disparaître. Comme le dit l’économiste Orly Ashenfelter de Princeton, « Un bon emploi est un emploi mieux payé que ce que vous valez. »27 Or, dans l’économie industrielle, ces emplois privilégiés devaient leur existence aux coûts élevés de l’information et des transactions. Les entreprises prenaient de l’ampleur pour réaliser des économies d’échelle, tandis que les contraintes fiscales et réglementaires les encourageaient à maintenir leur personnel en interne. Parallèlement, ces mêmes contraintes légales rendaient les licenciements complexes, prolongeant ainsi artificiellement la durée de vie de ces « bons emplois ».
27 Al Ehrbar, « ‘Re-Engineering’ Gives Firms New Efficiency, Workers the Pink Slip », Wall Street Journal, 22 juillet 1992, p. A14, cité dans Bridges, op. cit., p. 39.
Avec la micro-informatique, qui fait chuter le coût de l’information et réduit le besoin d’intermédiaires, l’entreprise se fragmente. Plutôt que de s’encombrer d’un salariat plombé par les obligations légales, les organisations privilégient le juste-à-temps et la sous-traitance. Le personnel en sureffectif, mais aussi certains employés jusqu’alors jugés utiles, se retrouvent contraints de proposer leurs services à la mission. Dans l’économie de l’information, la notion de « bon emploi » – au sens d’un poste dont la rémunération dépasse la productivité réelle – devient ainsi obsolète.
Les grandes entreprises japonaises promettaient autrefois l’emploi à vie, allant jusqu’à conserver des salariés sans mission précise. Désormais, cette foule d’employés inactifs ou sous-employés est progressivement écartée. Un article paru dans l’International Herald-Tribune l’illustre : « Niés et remises en question, les départs mettent fin à la tradition de l’emploi à vie au Japon »28.
28 Sheryl WuDunn, « Parting Is Such Sour Sorrow: Japan’s Job-for-Life Culture Painfully Expires », International Herald Tribune, 13 juin 1996, p. 13.
29 Bridges, op. cit., pp. 31‑32.
Dans l’ère postindustrielle, le mot « emploi » désignera une mission ponctuelle plutôt qu’un « poste » au sein d’une organisation. Avant l’industrialisation, la notion même de poste permanent était d’ailleurs quasi inexistante. Comme l’explique William Bridges, « avant 1800, et bien plus tard encore dans certains cas, job désignait une tâche particulière, non un rôle, ni un poste structurel. … Du XVIIIe siècle jusqu’en 1890, le Oxford English Dictionary recense de multiples expressions comme job-coachman, job-doctor ou job-gardener, toutes décrivant des individus engagés à la tâche, et non à temps plein. Job-work (très usité également) signifiait un travail occasionnel, pas un emploi régulier »29. À l’ère de l’information, les tâches autrefois internalisées pour réduire les coûts de transaction seront de nouveau externalisées sur un marché du travail flexible. Le « juste-à-temps » appliqué au travail se généralisera : des équipes virtuelles, parfois dispersées aux quatre coins du globe, collaboreront pour mener à bien des projets communs.
Hollywood prend la relève
Le modèle organisationnel de demain pourrait s’inspirer de celui des sociétés de production cinématographique. Éphémères par nature, elles gèrent pourtant des budgets de plusieurs dizaines, voire centaines de millions de dollars. Une société de production peut ainsi dépenser 100 millions de dollars pour un seul film, n’exister que le temps du projet — un an, par exemple — avant d’être dissoute. Une fois le film achevé, l’équipe — concepteurs, ingénieurs du son, cadreurs, éclairagistes, costumiers — se disperse, chacun conscient que son poste n’est pas pérenne et que sa participation à un projet ultérieur n’est jamais acquise. Avec le déclin des économies d’échelle et la diminution des besoins en capitaux, les entreprises stables cèdent la place à des organisations éphémères. Les firmes, bâties comme des bureaucraties pérennes, déclineront au profit de « corporations virtuelles ». Dans un monde où le cryptage est omniprésent et où la concurrence fiscale pour attirer les capitaux fait rage, les raisons de maintenir des « mastodontes permanents » s’amenuisent. Cette transformation est inévitable, que la baisse des impôts soit rapide ou lente. Si elle est rapide, le surcoût artificiel lié au maintien des entreprises traditionnelles disparaîtra d’un coup. Si elle est lente, ces mastodontes supporteront une part toujours plus lourde de la charge fiscale, tandis que les nouvelles entités virtuelles y échapperont en grande partie. Alors que la connaissance et le talent deviennent plus que jamais nécessaires à la réussite, la plupart des frontières artificielles entre les professions se dissiperont. Les informations jusqu’alors réservées aux professions réglementées — droit, médecine, comptabilité — deviendront accessibles à tous grâce à l’informatique et aux bases de données. La simple mémorisation des procédures perdra de sa valeur au profit de la capacité à synthétiser l’information et à l’adapter de manière créative. Ce bouleversement ne se fera pas du jour au lendemain. Bien que des réglementations archaïques puissent ralentir le processus, la capacité de l’État à contrôler l’économie virtuelle est vouée à s’éroder. Toute réglementation professionnelle qui engendre des surcoûts sans offrir d’avantages reconnus par le marché finira, tôt ou tard, par être contournée ou simplement ignorée. En conséquence :
– La concurrence atténuera l’impact des réglementations locales coûteuses.
– La rivalité entre les juridictions s’intensifiera pour attirer des entités à forte valeur ajoutée, dénuées de tout ancrage territorial.
– Les relations commerciales reposeront de plus en plus sur des « cercles de confiance ». Le chiffrement, en garantissant l’anonymat, augmentera le risque de vol, ce qui rendra la confiance et l’honnêteté encore plus précieuses.
– Les régimes de brevets et de droits d’auteur seront profondément modifiés par la facilité avec laquelle l’information pourra circuler et être appropriée.
– La protection des biens et des personnes reposera davantage sur la technologie que sur le droit. Les classes les plus modestes se verront de plus en plus tenues « hors les murs ». La généralisation des quartiers résidentiels fermés (gated communities) apparaîtra comme inéluctable, car c’est un moyen efficace de se prémunir contre la criminalité lorsque l’autorité centrale s’estompe.
– Les biens pondéreux seront lourdement taxés et échangés localement, comme au Moyen Âge, tandis que les produits de luxe, souvent moins taxés, circuleront sur de longues distances30.
30 Janet Abu-Lughod, Before European Hegemony, op. cit., p. 186.
– Les forces de police se privatiseront, remplacées par des services de sécurité privés rattachés à des associations de commerçants.
– À court terme, les sociétés non cotées en Bourse pourraient être avantagées, car elles disposeront d’une plus grande marge de manœuvre pour se soustraire aux contraintes gouvernementales.
– Le concept d’emploi à vie disparaîtra ; un « emploi » désignera une tâche ponctuelle ou un « travail à la pièce », et non plus un poste stable au sein d’une organisation.
– La maîtrise des moyens de production passera des États aux individus à haut potentiel, car la création de valeur reposera sur la capacité à mobiliser le savoir.
– Les professions intellectuelles et réglementées verront une partie de leurs prérogatives remplacée par des systèmes d’information interactifs.
– Face à des inégalités internes grandissantes, les individus moins qualifiés adopteront de nouvelles stratégies de survie, se tournant vers le sport, les loisirs passifs, la criminalité ou encore la prestation de services diversifiés auprès du nombre croissant d’« individus souverains ».
Conçus à une époque où la violence offrait des rendements croissants, les systèmes politiques font aujourd’hui face à des mutations radicales. L’efficacité prend désormais le pas sur la logique autrefois implacable de « la raison du plus fort ». De petites entités souveraines, au fonctionnement efficient, pourraient ainsi s’avérer plus viables. On observe déjà une multiplication des souverainetés depuis l’effondrement du communisme, et nous nous attendons à ce que cette tendance s’accentue comme une conséquence logique de l’ère de l’information.
Le pouvoir se réorganisera à plus petite échelle. Des enclaves ou des provinces y trouveront un avantage comparatif en offrant à leurs « clients » de meilleurs services de protection à moindre coût, ce qui n’est pas sans rappeler la période médiévale où de nombreuses cités-États fonctionnaient ainsi. Historiquement, lorsque les rendements de la violence étaient décroissants, les marchands et les plus fortunés parvenaient à contrôler les gouvernements urbains. Nous anticipons le retour d’un tel modèle, où l’allègement des charges prédatrices et une gestion plus efficace des ressources stimuleront une croissance rapide dans les zones où les clients exerceront un réel pouvoir de décision sur la gouvernance locale.
Il convient à présent d’examiner comment ces dynamiques pourront s’imposer malgré l’opposition farouche d’une multitude de laissés-pour-compte, ce qui constituera l’une des controverses majeures de l’ère de l’information.
Chapitre 1 : La transition vers l’an 2000
« Un événement majeur semble imminent : les courbes de la croissance démographique, de la concentration en dioxyde de carbone, du nombre d’adresses Web et de la puissance de calcul par dollar s’envolent toutes vers une asymptote, juste après le tournant du siècle. C’est la Singularité. La fin de tout ce que nous connaissons. Le commencement de quelque chose qui nous dépassera peut-être à jamais »[^1] – Danny Hillis [^1]: Danny Hillis, « The Millennium Clock », Wired, édition spéciale, automne 1995, p. 48. #### Prémonitions L’arrivée de l’an 2000 hante l’imaginaire occidental depuis des millénaires. Le monde n’ayant pas sombré au début du second millénaire de notre ère, théologiens, évangélistes, poètes et prophètes ont reporté leurs attentes sur la fin de celui-ci, persuadés qu’elle serait le prélude d’un événement majeur. Seul Isaac Newton avait osé spéculer sur une fin du monde en l’an 2000. Michel de Nostradamus, dont les prophéties sont lues sans relâche depuis leur première publication en 1568, avait prédit l’arrivée du troisième Antéchrist en juillet 1999[^2]. Le psychologue suisse Carl Jung, grand connaisseur de « l’inconscient collectif », imaginait quant à lui l’avènement d’un Nouvel Âge en 1997. Ces prédictions peuvent aisément prêter à sourire, tout comme les analyses avisées d’économistes tels que le Dr Edward Yardeni de Deutsche Bank Securities, qui craignait que les dysfonctionnements informatiques liés au passage à l’an 2000 ne « perturbent l’ensemble de l’économie mondiale »[^3]. Qu’on interprète le bogue de l’an 2000 comme une simple hystérie orchestrée par des programmeurs et des consultants en informatique, ou comme l’écho technologique d’un imaginaire prophétique, il est indéniable qu’à la veille du nouveau millénaire, une angoisse funeste quant à l’avenir du monde imprègne l’atmosphère. [^2]: Ericka Cheetham, The Final Prophecies of Nostradamus (New York : Putnam, 1989), p. 424. [^3]: Dr. Edward Yardeni, Year 2000 Recession : « Prepare for the worst. Hope for the best », Version 5.0, 13 mai 1998, B1.2. Un sentiment d’inquiétude vient assombrir l’optimisme qui caractérisait les sociétés occidentales depuis deux cent cinquante ans. Partout, l’hésitation et la préoccupation se lisent sur les visages, transparaissent dans les conversations, se reflètent dans les sondages et se manifestent dans les urnes. De même qu’une modification imperceptible de la composition ionique de l’atmosphère peut annoncer l’arrivée d’un orage bien avant que les nuages ne s’assombrissent et que la foudre ne frappe, il en va de même en ces derniers instants du millénaire : l’air semble chargé des prémices de bouleversements imminents. Chacun, à sa manière, pressent que les jours d’un mode de vie en déclin sont comptés. Avec la fin de la décennie s’achèvent aussi, symboliquement, un siècle meurtrier et un millénaire d’accomplissements humains glorieux. Tout prend fin avec l’an 2000. « Il n’est rien de caché qui ne doive être dévoilé, rien de secret qui ne doive être connu. » – Matthieu 10:26 Nous sommes d’avis que l’ère moderne de la civilisation occidentale touchera à sa fin à ce moment précis. Ce livre expose les raisons qui sous-tendent cette thèse. À l’instar d’ouvrages antérieurs, il s’efforce, avec une vision forcément imparfaite, d’esquisser les contours encore vagues d’un avenir incertain. Nous souhaitons ainsi qu’il soit « apocalyptique » au sens originel du terme, puisque « apokalypsis » signifie « révélation » en grec. Nous sommes convaincus qu’une nouvelle ère — celle de l’Information — est sur le point de se révéler. « Nous sommes aux prémices d’un nouvel espace logique, une “ubiquité” électronique instantanée où chacun peut accéder, interagir et expérimenter. En somme, nous assistons à l’émergence d’un nouveau type de communauté. La communauté virtuelle se pose comme le modèle d’un Royaume des Cieux sécularisé : tout comme Jésus affirmait que la maison de son Père comportait de nombreuses demeures, il existe d’innombrables communautés virtuelles, chacune reflétant ses propres besoins et désirs. » – Michael Grasso[^4] [^4]: Michael Grasso, The Millenium Myth : Love and Death at the End of Time, Wheaton, Illinois : Quest Books, 1995. #### La quatrième étape de la société humaine Cet ouvrage traite de la nouvelle révolution du pouvoir qui émancipe les individus au détriment de l’État-nation du XXe siècle. Des innovations qui bouleversent la logique de la violence redéfinissent les contours de l’avenir. Si nos analyses sont justes, vous êtes à l’aube de la plus grande révolution de l’histoire. Bien plus vite que la plupart des gens ne l’imaginent, la micro-informatique sapera et détruira l’État-nation, tout en donnant naissance à de nouvelles formes d’organisation sociale. Cette transformation sera tout sauf simple. Elle sera d’autant plus redoutable qu’elle se produira à une vitesse fulgurante et sans précédent. Dans toute l’histoire de l’humanité, de ses débuts à nos jours, on ne dénombre que trois grands stades économiques : (1) les sociétés de chasseurs-cueilleurs ; (2) les sociétés agricoles ; et (3) les sociétés industrielles. Aujourd’hui se profile une quatrième étape, une forme d’organisation sociale radicalement nouvelle : la société de l’information. Chacune des étapes antérieures s’est accompagnée de phases nettement distinctes dans l’évolution du contrôle de la violence. Comme nous l’expliquerons en détail, les sociétés de l’information promettent de réduire considérablement les gains générés par la violence, notamment parce qu’elles transcendent la notion de territoire. La réalité virtuelle du cyberespace — que le romancier William Gibson qualifiait d’« hallucination consensuelle » — sera aussi inaccessible aux tyrans qu’on peut l’imaginer. Au cours du nouveau millénaire, le monopole de la violence sera bien moins efficace qu’il ne l’a été à aucun moment depuis l’époque précédant la Révolution française. Les conséquences en seront immenses. L’une d’elles sera l’augmentation de la criminalité : quand les bénéfices de la violence organisée à grande échelle s’effondrent, ceux d’une violence plus localisée et aléatoire risquent de croître. La violence deviendra plus erratique et fragmentée, tandis que le crime organisé prendra de l’ampleur. Nous en exposerons les raisons. Une autre conséquence logique de la baisse des rendements de la violence est le désengagement politique. De nombreux indices suggèrent que l’adhésion aux mythes civiques de l’État-nation du XXe siècle s’érode à une vitesse fulgurante — la fin du communisme n’en est qu’un exemple frappant. Comme nous l’examinerons, l’effondrement moral et la corruption grandissante des dirigeants occidentaux ne sont pas le fruit du hasard. Ils témoignent du fait que le potentiel de l’État-nation est désormais épuisé. Nombre de ses dirigeants ne croient plus aux platitudes qu’ils récitent, et personne n’est dupe. #### L’histoire se répète La situation actuelle présente des similitudes frappantes avec le passé. Chaque fois que l’évolution technologique creuse un fossé entre les anciennes structures sociales et les nouvelles forces économiques, les normes morales se transforment et les peuples finissent par mépriser les dirigeants d’institutions devenues obsolètes. Ce rejet généralisé s’exprime bien avant l’émergence d’une idéologie cohérente du changement. C’était le cas à la fin du XVe siècle, lorsque l’Église médiévale dominait le féodalisme. Malgré la foi populaire en la « sainteté de l’office sacerdotal », le clergé — du plus haut au plus bas de l’échelle — suscitait un profond mépris, comparable à l’attitude actuelle envers les politiciens et les bureaucrates[^5]. [^5]: Johan Huizinga, The Waning of the Middle Ages, traduit par F. Hopman (Londres : Penguin Books, 1990), p. 172. Nous pensons qu’il y a beaucoup à apprendre en comparant la situation de la fin du XV