5 LA VIE ET LA SANTÉ DE L’ÉTAT-NATION
Democracy and Nationalism as Resource Strategies in the Age of Violence
« Le plus important de tout, pour réussir dans la guerre, est d’avoir assez d’argent pour pourvoir à tous les besoins de l’entreprise » 1 - ROBERT DE BALSAC, 1502
1 Cité par Tilly, op. cit., p. 84.
5.1 Les décombres de l’histoire
Les 9 et 10 novembre 1989, les télévisions du monde entier ont diffusé les images d’habitants de Berlin-Est en liesse, s’attaquant au mur de Berlin à coups de masse. Dans la foule, des entrepreneurs en herbe ont aussitôt ramassé des fragments du mur pour les vendre comme souvenirs à des capitalistes du monde entier. Ce commerce de reliques allait se poursuivre pendant plusieurs années. Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de tomber sur des petites annonces proposant des fragments de béton de l’ancienne Allemagne de l’Est, à des prix dignes du minerai d’argent de la plus haute qualité. Nous estimons que ceux qui ont acquis ces morceaux du mur de Berlin feraient bien de ne pas se hâter de les revendre : ils détiennent le souvenir d’un phénomène d’une tout autre ampleur que la seule chute du communisme. En effet, nous pensons que le mur de Berlin constitue l’amas de décombres le plus chargé d’histoire depuis la destruction des murs de San Giovanni, réduits en poussière près de cinq siècles plus tôt, en février 14952.
2 Voir John Keegan, A History of Warfare (London : Hutchinson, 1993), p. 321.
La destruction de la forteresse de San Giovanni par le roi Charles VIII de France marqua le coup d’envoi de la révolution de la poudre à canon. Comme nous l’avons vu, cet événement sonna le glas de l’ère féodale et annonça l’avènement de la société industrielle. De la même manière, la chute du mur de Berlin symbolise un autre tournant majeur : le passage de l’ère industrielle à celle de l’information. Si la chute des murs de San Giovanni démontrait que la violence pouvait générer des profits sans cesse croissants, celle du mur de Berlin porte un message inverse : les rendements de la violence sont désormais sur le déclin. Peu de gens en ont encore saisi toute la portée, mais les conséquences s’annoncent considérables.
Pour des raisons que nous allons détailler, le mur de Berlin pourrait bien être un symbole de l’ère de l’État-nation industriel encore plus lourd de sens que ne l’imaginaient les témoins de sa chute, qu’ils fussent sur place ou à des milliers de kilomètres. Contrairement aux remparts de San Giovanni, il n’avait pas pour but de protéger le territoire d’une agression extérieure, mais bien d’empêcher sa propre population de s’enfuir. Ce simple fait est en soi révélateur de l’incroyable montée en puissance de l’État entre le XVᵉ et le XXᵉ siècle.
Pendant des siècles, l’État-nation a rendu obsolètes les murailles destinées à protéger des menaces extérieures. Le monopole de la coercition qu’il exerçait sur son territoire lui garantissait une paix intérieure et une puissance militaire inégalées jusqu’alors. En mobilisant les ressources d’une population largement désarmée, il mettait hors d’état de nuire les prédateurs locaux. L’État-nation est ainsi devenu le plus formidable instrument de l’histoire pour capter la richesse, fort de sa capacité inégalée à l’extraire de ses propres citoyens.
« MTV est bien plus qu’un simple diffuseur de clips musicaux ou un outil promotionnel pour l’industrie du disque. C’est le premier réseau réellement planétaire, la première plateforme à proposer un flux de programmes unique dans la quasi-totalité des pays. Ce faisant, MTV façonne pour son public — enfants et jeunes adultes — un sentiment d’appartenance à une même réalité planétaire. Des études récentes montrent que les jeunes du monde entier partagent de plus en plus non seulement des icônes pop et des goûts similaires, mais aussi des attentes communes pour leur carrière, des valeurs partagées sur l’essentiel et les craintes de la vie, ainsi que la conviction que la politique est moins déterminante pour leur avenir que leurs propres aptitudes. »3 – Jim Taylor et Watts Wacker, The 500-Year Delta: What Happens After What Comes Next
3 Jim Taylor et Watts Wacker, The 500-Year Delta: What Happens After What Comes Next (New York : HarperCollins, 1997), pp. 38–39.
« Aime-le ou quitte-le » (sauf si vous êtes riche)
Avant même que ne s’achève la transition de l’État-nation vers les nouvelles souverainetés de l’ère de l’information, de nombreux habitants des grands pays occidentaux songeront à l’exil, tout comme les Berlinois de l’Est en 1989. Si, pour les générations qui ont atteint l’âge adulte avant la Seconde Guerre mondiale ou au début de la Guerre froide, franchir une frontière reste un déchirement, il en va différemment pour les plus jeunes. Influencés par des références désormais mondialisées, ils ne voient plus dans le départ de leur pays natal la décision impensable qu’il représentait pour leurs aînés, encore profondément attachés à l’idéologie de l’État-nation.
Les travaux de Jim Taylor et Watts Wacker le confirment. Une vaste enquête menée auprès de 20 000 lycéens de la classe moyenne, répartis sur cinq continents, révèle en effet une mentalité nouvelle. Interrogés durant l’année scolaire 1995-1996 par le Brainwaves Group, un cabinet new-yorkais spécialisé dans les études de marché, neuf de ces élèves sur dix déclarent : « C’est à moi d’obtenir ce que je veux dans la vie. » Plus frappant encore, près de la moitié d’entre eux se disent prêts à quitter leur pays natal pour réaliser leurs ambitions4.
4 Ibid., p. 39.
Paradoxalement, Bill Clinton, qui avait su capter l’esprit de la « génération MTV » en étant le premier candidat présidentiel à faire campagne sur cette chaîne, s’est efforcé de rendre plus difficile l’expatriation des Américains, entravant par là même leurs aspirations. En 1995, au moment même où ces lycéens proclamaient leur soif d’indépendance, le président des États-Unis proposait une taxe de sortie – un véritable « mur de Berlin pour le capital » –, obligeant les Américains fortunés à s’acquitter d’une lourde rançon avant de pouvoir transférer ne serait-ce qu’une partie de leurs avoirs.
Cette taxe imposée par Clinton n’évoque pas seulement la politique révolue de l’Allemagne de l’Est, qui traitait ses citoyens comme sa propriété ; elle rappelle aussi les mesures de plus en plus draconiennes mises en place pour consolider la position financière de l’Empire romain sur le déclin. Un extrait de The Cambridge Ancient History illustre cette réalité :
« Ainsi commença l’acharnement de l’État à pressurer la population jusqu’à la dernière goutte. Les ressources économiques étant insuffisantes, les plus puissants se disputèrent la plus grosse part, avec la violence et le cynisme caractéristiques des détenteurs du pouvoir et de leurs habitudes de soldats nourris au pillage. La loi, dans toute sa rigueur, s’abattit sur le peuple. Des soldats faisaient office d’agents du fisc ou agissaient comme une police secrète à travers le pays. Ceux qui en pâtirent le plus furent, bien entendu, les classes aisées. Il était aisé de s’emparer de leurs biens ; en cas d’urgence, elles constituaient la classe que l’on pouvait rançonner sans délai et à répétition5. »
5 The Cambridge Ancient History, op. cit., pp. 263–64.
Lorsque des régimes en difficulté en ont l’occasion, ils n’hésitent pas à imposer de lourdes sanctions à ceux qui cherchent à s’y soustraire. Comme le souligne The Cambridge Ancient History : « Si des propriétaires fonciers dissimulaient leur fortune, ou sacrifiaient les deux tiers de leur domaine pour éviter une fonction publique, voire abandonnaient entièrement leurs biens afin de ne plus payer le fermage des terres d’État, et si les non-propriétaires fuyaient, l’État réagissait en intensifiant la pression. »
Il convient de garder cet enseignement historique à l’esprit lorsque l’on envisage l’avenir. Le déclin de la puissance publique s’est rarement opéré en douceur au cours de l’Histoire. Nous avons déjà évoqué, dans le chapitre 2, les exactions des collecteurs d’impôts romains. Les nombreux agri deserti (terres abandonnées) observés en Europe occidentale après l’effondrement de l’Empire romain n’étaient en réalité que le symptôme d’un mal bien plus profond. En effet, la pression fiscale demeurait relativement modérée en Gaule et dans les régions correspondant à l’actuel Luxembourg et à l’Allemagne. Paradoxalement, c’est dans la région la plus fertile, l’Égypte, où l’irrigation rendait l’agriculture plus productive, que le phénomène de désertion des propriétaires était le plus préoccupant. La question de la fuite – l’ultimum refugium en latin – était au cœur des préoccupations de tout possédant. Les archives révèlent notamment que, parmi les questions régulièrement posées aux oracles en Égypte, trois interrogations revenaient sans cesse : « Vais-je être réduit à la mendicité ? », « Dois-je m’enfuir ? » et « Ma fuite sera-t-elle empêchée ? »6.
6 Cook et al., op. cit., p. 268.
La proposition de Clinton illustre bien cette tendance. Elle constitue une première version d’un obstacle à l’exil qui risque de se renforcer à mesure que les ressources fiscales de l’État-nation s’amenuisent. Certes, cette première mouture américaine du « mur de sortie » s’avère plus clémente que les barbelés et le béton déployés par Erich Honecker. Elle prend aussi en compte le niveau de richesse, en ciblant principalement ceux dont le patrimoine imposable dépasse 600 000 $. Néanmoins, elle repose sur une rhétorique similaire à celle qu’Honecker invoquait pour justifier le chantier le plus célèbre de la défunte République démocratique allemande. Selon lui, l’État est-allemand avait consenti un investissement substantiel dans ses citoyens ; permettre leur départ sans contrainte aurait placé l’État en désavantage économique, car il dépendait de leur contribution au sein de la RDA.
Si l’on admet que les individus sont – ou doivent être – des actifs pour l’État, le « mur » d’Honecker apparaît comme une solution logique. Pour les communistes, un Berlin sans mur représentait une faille, de la même manière que l’évasion fiscale aux États-Unis constituait une « brèche » dans le système fiscal de Clinton. Les arguments de ce dernier concernant les milliardaires en fuite, en plus de trahir le mépris habituel des politiciens pour la précision des chiffres, font écho à ceux avancés par Honecker. Pourtant, ils sont moins cohérents, puisque le gouvernement américain n’a consenti aucun investissement économique significatif en faveur des riches qui songeraient à partir. Il ne s’agit pas ici d’individus façonnés par l’État et désireux d’exercer leur droit à la mobilité : la grande majorité de ceux visés par la taxe de sortie ont bâti leur fortune par leurs propres moyens, souvent même en opposition à l’État américain, plutôt que grâce à lui.
Puisque le 1 % des contribuables les plus aisés s’acquitte aujourd’hui de 28,7 % du total de l’impôt sur le revenu aux États-Unis, il ne s’agit nullement de les contraindre à rembourser un prétendu investissement public dans leur éducation ou leur développement économique. Au contraire, ceux qui financent l’essentiel des dépenses publiques versent bien plus qu’ils ne reçoivent en retour. Avec un impôt annuel moyen dépassant 125 000 $, la charge supportée par ces contribuables du « top 1 % » est considérable. En supposant qu’ils puissent obtenir un rendement de 10 % sur une période de 40 ans, chaque tranche de 5 000 $ de trop-perçu fiscal réduirait leur patrimoine de 2,2 millions de dollars. À un rendement de 20 %, chaque tranche de 5 000 $ d’impôt superflu entraînerait une perte de valeur de 44 millions de dollars.
À l’approche du nouveau millénaire, les conditions « mégapolitiques » de l’ère de l’information révéleront la nature prédatrice de l’État-nation issu de l’ère industrielle. Chaque année qui passe, il apparaît moins comme un vecteur de prospérité que comme un carcan dont chacun cherchera à s’affranchir. Une évasion que les États, en grande difficulté, s’efforceront sans aucun doute d’entraver. La stabilité, voire la survie, des États-providence occidentaux repose sur leur capacité à continuer de prélever une part considérable de la production mondiale pour la redistribuer à une fraction de leur électorat dans les pays de l’OCDE. Cela implique de maintenir des taux d’imposition exorbitants, qui pèsent sur leurs citoyens les plus productifs et sont parfois des centaines, voire des milliers de fois supérieurs au coût réel des services que l’État leur fournit.
5.2 La vie et la mort de l’État-nation
La chute du mur de Berlin n’a pas seulement symbolisé la fin du communisme. Elle a également marqué une défaite pour le système mondial des États-nations et une victoire pour l’efficacité et les marchés. L’axe du pouvoir qui avait façonné l’Histoire a basculé. Pour nous, l’effondrement du mur de Berlin en 1989 marque l’apogée de l’ère de l’État-nation, une période de deux siècles dans une Histoire amorcée avec la Révolution française. Les États existent depuis six millénaires ; néanmoins, avant le XIXe siècle, ils ne constituaient qu’une infime part de la souveraineté mondiale. Leur suprématie naquit et s’acheva par une révolution. Les événements majeurs de 1789 engagèrent l’Europe sur la voie de véritables gouvernements nationaux, tandis que ceux de 1989 signifièrent la fin du communisme et l’assujettissement des pouvoirs de masse aux forces du marché. Ces deux révolutions, séparées par deux siècles exactement, délimitent l’ère durant laquelle l’État-nation a dominé le « système des grandes puissances ». Celles-ci, à leur tour, ont imposé le modèle étatique sur l’ensemble du globe.
L’émergence de l’État en tant que principal vecteur d’organisation de la violence ne découlait pas d’une idéologie quelconque, mais obéissait à la froide logique de la violence elle-même. Nous aimons dire qu’il s’agissait d’un phénomène « mégapolitique », motivé non pas par les idéaux des philosophes ou d’hommes d’État, ni même par la stratégie des généraux, mais par l’influence silencieuse de la violence, qui a fait avancer l’Histoire de la même manière qu’Archimède espérait mouvoir le monde.
Au cours des deux derniers siècles, l’État s’est imposé comme la norme. Toutefois, à l’échelle du temps long, les États restent rares et dépendent de configurations mégapolitiques particulières pour être viables. Avant l’époque moderne, la majorité des États relevaient du modèle dit du « despotisme oriental » : des sociétés agraires situées dans des zones désertiques où la survie dépendait de l’accès à l’irrigation. Même l’Empire romain, par son contrôle de l’Égypte et de l’Afrique du Nord, dépendait indirectement de l’hydraulique, mais pas au point de pouvoir perdurer. Comme la plupart des entités prémodernes, Rome ne disposait pas du puissant levier que constitue un système hydraulique, qui permet de priver d’eau les populations rebelles et ainsi d’imposer à grande échelle son monopole sur la violence. De tels systèmes offraient un levier de pouvoir particulièrement puissant, presque comparable à la part du revenu total que prélèvent les États-nations modernes7.
7 Sur les sociétés hydrauliques, voir Karl A. Wittfogel, Oriental Despotism: A Comparative Study of Total Power (New Haven : Yale University Press, 1957).
La primauté de la quantité sur l’efficacité
La poudre à canon permit aux États de s’étendre plus aisément au-delà des zones agricoles traditionnelles, telles que les rizières et les vallées fluviales. Grâce à ses caractéristiques, l’arme à feu, conjuguée à l’essor de l’économie industrielle, donna l’avantage à la puissance de masse. Les rendements de la violence se révélèrent élevés et en constante progression. L’historien Charles Tilly l’exprima ainsi : « Les États dotés des plus vastes moyens coercitifs avaient tendance à remporter les guerres ; l’efficacité (le rendement) passait après le volume (la quantité totale mobilisée). »8 Dans un monde où la plupart des gouvernements s’organisaient à grande échelle, même les petits territoires souverains qui avaient survécu, comme Monaco ou Andorre, devaient obtenir la reconnaissance des grands États pour préserver leur indépendance. Seules les structures étatiques imposantes, soutenues par des ressources colossales, disposaient du poids militaire nécessaire pour s’imposer.
8 Tilly, op. cit., p. 28.
La grande question sans réponse
Dès lors se pose une énigme de l’Histoire moderne : pourquoi, à l’issue de la Guerre froide qui mit fin au système des grandes puissances, ne restait-il plus en lice que les dictatures communistes et les démocraties providence ? Un sujet si peu exploré que lorsque Francis Fukuyama, analyste au Département d’État, proclama « la fin de l’Histoire » après la chute du mur de Berlin, sa thèse parut à beaucoup une évidence. Son succès auprès du public montre bien que nombre de choses étaient tenues pour acquises. Ni lui ni d’autres ne s’étaient apparemment attardés sur la question fondamentale : quelles caractéristiques communes aux systèmes socialistes d’État et aux démocraties providence les ont poussés à devenir les deux derniers compétiteurs en lice pour la domination mondiale ?
C’est un point essentiel. Au cours des cinq derniers siècles, une multitude de systèmes de souveraineté se sont succédé, qu’il s’agisse de monarchies absolues, d’enclaves tribales, de principautés-évêchés, de gouvernements dirigés par le pape, de sultanats, de cités-États ou de colonies anabaptistes. Aujourd’hui, la plupart des gens seraient surpris d’apprendre qu’un ordre hospitalier ait pu, des siècles durant, contrôler un territoire grâce à sa propre armée. Pourtant, c’est quasiment ce qui s’est produit : pendant trois cents ans à partir de 1228, les chevaliers Teutoniques de l’Hôpital Sainte-Marie de Jérusalem, rejoints par la suite par les Chevaliers Porte-Glaive de Livonie, administrèrent la Prusse orientale ainsi que plusieurs territoires d’Europe de l’Est, dont la Lituanie et la Pologne. Puis survint la Révolution de la poudre à canon. En quelques décennies, les chevaliers Teutoniques furent dépossédés de toutes leurs possessions souveraines, et leur Grand Maître ne conserva plus qu’une importance militaire marginale, se contentant d’un rôle symbolique comparable à celui d’un champion d’échecs. Pourquoi ? Pourquoi tant d’autres systèmes de souveraineté ont-ils sombré, tandis que, vers la fin de l’ère industrielle, la lutte finale pour la suprématie mondiale mettait aux prises démocraties de masse et régimes socialistes d’État ?
Pouvoir sans entrave
Si notre théorie de la mégapolitique est exacte, la réponse est évidente. C’est comme se demander pourquoi les lutteurs de sumo sont systématiquement corpulents. La raison en est qu’un lutteur mince, même doté d’une force individuelle remarquable, ne peut rivaliser avec un adversaire massif. Pour reprendre les termes de Tilly, l’important résidait dans « le volume (la quantité totale mobilisée) » et non dans « le rendement (le rapport production-apports) ». Dans un monde de plus en plus violent, les systèmes qui ont triomphé au terme de cinq siècles de rivalités furent ceux qui maximisaient l’accès aux ressources indispensables pour mener des guerres de grande envergure.
Comment cela s’est-il traduit ?
Pour le communisme, le cas est limpide. Sous ce régime, les dirigeants de l’État exercent un contrôle quasi absolu. En pleine Guerre froide, si vous aviez été citoyen de l’URSS, le KGB aurait pu saisir votre brosse à dents s’il le jugeait utile, et même aller jusqu’à vous arracher les dents. Selon des estimations, confirmées depuis par l’ouverture des archives soviétiques en 1992, la police secrète et les autres organes de l’État auraient fait périr 50 millions de personnes durant leurs soixante-quatorze ans de pouvoir. Dans ce système socialiste étatique, l’ensemble des ressources nationales pouvait être mobilisé pour l’armée, avec un risque minime de contestation interne.
Quant aux démocraties occidentales, la logique sous-jacente est moins évidente, car nous avons coutume de les opposer au communisme. À l’ère industrielle, ces deux systèmes s’affrontaient bel et bien. Pourtant, à l’aune de l’ère de l’information, ils partageaient plus de points communs qu’on ne l’imagine. Dans les deux cas, l’État jouissait d’un large accès aux ressources. Dans les États-providence, cette emprise était même plus étendue que celle des régimes socialistes.
Ce phénomène illustre de manière frappante le principe selon lequel « moins, c’est plus ». Le système socialiste d’État reposait sur l’idée que l’État possédait tout. À l’inverse, l’État-providence démocratique encourageait l’initiative individuelle et l’accumulation de richesses, avant d’en prélever une part considérable par le biais de l’impôt (sur le revenu, la propriété, les successions, etc.). Par ce moyen, il parvenait à amasser des sommes colossales, bien supérieures à celles que les régimes socialistes pouvaient espérer collecter.
L’inefficacité sur les points essentiels
Comparé au communisme, l’État-providence était incontestablement plus efficace. Mais face à une enclave de laissez-faire authentique, comme Hong Kong, il s’avère bien moins performant. Encore une fois, « moins, c’est plus ». C’est pourtant cette inefficacité même qui a permis à l’État-providence de s’imposer, à une époque où les contraintes mégapolitiques de l’ère industrielle conféraient des avantages décisifs en matière de recours à la violence.
Comprendre ce paradoxe, c’est saisir le véritable sens de la chute du mur de Berlin et de la fin du communisme. Loin de consacrer la suprématie de la social-démocratie, comme on l’a souvent cru, cet événement s’apparente plutôt à la mort de vieillesse d’un frère jumeau. La même révolution mégapolitique qui a anéanti le communisme affaiblira et finira probablement par détruire l’État-providence démocratique hérité du XXe siècle.
5.3 QUI CONTRÔLE LE GOUVERNEMENT ?
Identifier qui dirige réellement les gouvernements démocratiques est une question plus complexe qu’il n’y paraît. Traditionnellement, le sujet est abordé sous un angle presque exclusivement politique, ce qui donne lieu à de multiples réponses. Le pouvoir est alors généralement attribué au parti ou au groupe qui domine. On parle ainsi de gouvernements contrôlés par les capitalistes, les travailleurs, les catholiques, les fondamentalistes islamiques, des tribus, des communautés ethniques (Hutus, Blancs), ou encore des corporations professionnelles (avocats, banquiers), sans oublier diverses alliances entre villes et campagnes. Nous connaissons tous également les gouvernements dirigés par des partis politiques : démocrates, conservateurs, sociaux-chrétiens, libéraux, radicaux, républicains, socialistes, etc.
Pourtant, l’idée d’un gouvernement contrôlé par ses « clients » est rarement évoquée. Dans ses essais éclairants sur les conséquences de la violence organisée, l’historien de l’économie Frederic Lane a jeté les bases d’une approche inédite pour comprendre qui détient le pouvoir, en analysant l’État selon une logique économique plutôt que politique. Selon lui, un gouvernement, qu’il conçoit comme un monopole vendant de la protection, peut être contrôlé de trois manières distinctes, chacune répondant à des incitations différentes : par des propriétaires, par des employés ou par des clients.
Les propriétaires
Dans de rares cas, aujourd’hui encore, un gouvernement est la propriété d’un seul individu, généralement un chef héréditaire qui, en pratique, « possède » le pays. Le sultan de Brunei, par exemple, administre son pays comme un bien personnel. Ce type de gouvernance était courant sous l’Ancien Régime, où les seigneurs considéraient leurs fiefs comme des actifs dont ils cherchaient à maximiser les revenus.
Lane décrivait en ces termes « l’intérêt du propriétaire de l’entreprise de violence organisée » :
« La volonté de maximiser ses profits le conduirait, tout en maintenant des prix élevés, à réduire ses coûts. À l’instar d’Henri VII d’Angleterre ou de Louis XI de France, il recourrait aux stratagèmes les moins coûteux pour asseoir sa légitimité, préserver l’ordre intérieur et neutraliser les princes voisins afin de diminuer ses dépenses militaires. Les économies ainsi réalisées, ou une augmentation des prélèvements rendue possible par la stabilité de son monopole – ou une combinaison des deux – lui permettraient d’accumuler un surplus… »9 Les gouvernements contrôlés par leur propriétaire sont donc fortement incités à réduire les coûts liés à la protection et au maintien de leur monopole sur la violence. Tant que leur pouvoir demeure assuré, ils n’ont aucune raison d’abaisser la charge fiscale (le prix) en deçà du seuil qui garantit un revenu optimal. Plus les recettes sont élevées et les coûts faibles, plus le profit est important. Pour un monarque, l’idéal fiscal consiste à générer un excédent considérable. Les ressources ainsi économisées, qui autrement auraient été dissipées dans un système de protection inefficient, deviennent alors disponibles : investies, elles favorisent la croissance ; dépensées en biens de luxe, elles stimulent le marché intérieur. Dans tous les cas, elles ne sont pas gaspillées dans une « protection » aussi coûteuse qu’inefficace. ### Les employés Il est plus aisé de cerner les motivations d’un gouvernement dirigé par ses fonctionnaires, car celles-ci s’apparentent fortement à celles de n’importe quelle organisation gérée par ses salariés. Par nature, ces derniers favorisent les politiques qui augmentent les effectifs et rejettent toute mesure visant à les réduire. Comme le rappelle Lane : « Quand les employés dominaient, ils ne voyaient guère l’intérêt de limiter les prélèvements destinés à financer la protection, encore moins celui de réduire les coûts de personnel, c’est-à-dire leurs propres salaires. Développer la taille de l’administration leur convenait mieux. »10 De fait, un tel gouvernement n’est aucunement incité à diminuer ses coûts ou les impôts qu’il prélève sur les contribuables. Toutefois, face à une forte opposition à la hausse de l’imposition, un gouvernement aux mains de ses fonctionnaires préférera toujours creuser le déficit plutôt que de réduire les dépenses. Autrement dit, il tend vers un déséquilibre financier permanent, à l’inverse d’un gouvernement géré par son propriétaire. ### Les clients
9 Lane, « Consequences of Organized Violence », op. cit., p. 406.
10 Ibid.
Peut-on citer des exemples de gouvernements contrôlés par leurs clients ? Lane s’inspire notamment des républiques marchandes médiévales, comme Venise. Dans ces cités, de grands marchands, dont l’activité dépendait d’un service de protection, exercèrent le pouvoir politique durant plusieurs siècles. Ils étaient les véritables « clients » de la protection gouvernementale, qu’ils finançaient sans chercher à exploiter le monopole de la violence. Si certains tentaient d’en abuser, les autres clients parvenaient, sur le long terme, à les maîtriser. On retrouve d’autres exemples historiques de gouvernements contrôlés par leurs clients dans les républiques à suffrage restreint, comme la démocratie antique ou les débuts des États-Unis, où seule une faible part de la population — celle qui payait l’impôt — disposait du droit de vote.
Un gouvernement contrôlé par ses clients, tout comme un gouvernement de propriétaires, vise avant tout à réduire ses coûts au minimum.
Mais à la différence d’un État aux mains de propriétaires ou de fonctionnaires, un État soumis à ses clients cherche à réduire les tarifs qu’il applique. Lorsque les clients gouvernent, l’administration se fait sobre et discrète, avec des effectifs réduits et des impôts modérés. Même un monopole contrôlé par ses clients est contraint à l’efficacité : il ne peut fixer un « tarif » (l’impôt) déconnecté de son coût réel de protection. Ses prix ne peuvent donc dépasser ce coût que de manière marginale.
5.4 Le rôle de la démocratie : les électeurs, entre employés et clients
Selon Lane, la démocratie reviendrait à placer « toujours plus entre les mains de ses clients la maîtrise de l’appareil de coercition »11. Cette thèse, bien que largement répandue, nous semble pourtant erronée. Une analyse approfondie des démocraties modernes révèle une tout autre dynamique.
11 Ibid., p. 412.
Tout d’abord, les gouvernements se distinguent radicalement des secteurs concurrentiels, où le consommateur impose ses conditions. Par exemple, la plupart des démocraties consacrent une part infime de leurs dépenses à la protection, qui est pourtant l’une des fonctions régaliennes de l’État. Aux États-Unis, si l’on cumule les budgets de l’administration fédérale, des États et des collectivités locales, seuls 3,5 % sont alloués à la police, à la justice et au système pénitentiaire. Même en y ajoutant les dépenses militaires, la part affectée à la protection avoisine à peine les 10 %. Autre indice du peu de pouvoir du « client » : l’opinion publique s’indignerait à l’idée d’accorder des prérogatives particulières aux plus gros contribuables. Imaginez le tollé que soulèverait un président américain ou un Premier ministre britannique s’il proposait de laisser à ces derniers le soin de décider du maintien ou de la suppression de services administratifs. Une telle suggestion serait perçue comme un scandale au regard de la « mission » de l’État, alors qu’à l’inverse, il paraît bien moins choquant que des fonctionnaires décident d’alourdir la fiscalité d’une catégorie de citoyens.
Pourtant, à bien y réfléchir, il est scandaleux que les « clients », censés être maîtres du jeu, ne puissent obtenir ce pour quoi ils paient. Imaginez que vous entriez dans un magasin de meubles. Une fois votre argent encaissé, les vendeurs ignorent vos instructions et demandent à d’autres comment utiliser votre argent. Vous seriez, à juste titre, profondément frustré. Vous n’accepteriez pas que les employés décrètent que vous ne méritez pas ces meubles et décident de les attribuer à quelqu’un qu’ils estimeraient plus digne. Que ce phénomène se produise dans les relations avec l’État montre bien le peu de contrôle qu’exercent en réalité ses « clients ».
De fait, les coûts des gouvernements démocratiques ont explosé, loin de la logique d’efficacité imposée par les clients dans une entreprise privée. La plupart des démocraties fonctionnent en déficit chronique, une caractéristique typique d’une gestion assurée par les employés eux-mêmes, manifestement peu enclins à réduire leurs propres frais de fonctionnement. Une critique quasi unanime à l’encontre des gouvernements contemporains est qu’une fois lancés, les programmes publics deviennent quasi irréversibles. Il est quasiment impossible de licencier un fonctionnaire. Or, l’un des principaux avantages de la privatisation des services publics est précisément que la gestion privée facilite la suppression des postes superflus. De la Grande-Bretagne à l’Argentine, il n’est pas rare que les nouveaux gestionnaires privés licencient entre 50 et 95 % des anciens fonctionnaires.
Considérons également la manière dont est fixé le prix des services de l’État. En règle générale, les taux d’imposition ne semblent soumis à aucune véritable concurrence. Même les rares débats sur la baisse des impôts, qui ont animé la scène politique ces dernières années, révèlent à quel point les gouvernements démocratiques échappent au contrôle de leurs « clients ». Les partisans d’une baisse d’impôts avancent souvent qu’une telle mesure augmenterait en réalité les recettes de l’État, car les taux actuels sont si élevés qu’ils pénalisent l’activité économique.
L’enjeu du débat ne portait pas sur une concurrence entre juridictions, mais sur un arbitrage bien plus étonnant. On ne prétendait pas que, parce que les taux d’imposition à Hong Kong se limitaient à 15 %, les États-Unis ou l’Allemagne devraient nécessairement s’aligner ou proposer des taux inférieurs. Bien au contraire, le débat fiscal s’articulait autour du choix laissé au contribuable : travailler et subir des taux pénalisants, ou opter pour plus de loisirs. On agitait alors la menace que les individus productifs, soumis à une fiscalité écrasante, délaissent le travail pour le golf si leur charge fiscale n’était pas allégée.
Le simple fait qu’un tel argument puisse être avancé révèle à quel point les coûts de protection imposés par les États-providence s’éloignent de toute logique concurrentielle. L’impôt progressif sur le revenu, instauré dans la plupart des pays au cours du XXe siècle, repose sur des principes radicalement différents de ceux qu’un client accepterait dans un marché libre. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer cette fiscalité, servant à financer un monopole de la protection, aux tarifs d’un service comme le téléphone, qui fut lui-même longtemps un monopole. Aucun client ne tolérerait qu’une compagnie téléphonique facture ses appels selon les mêmes principes que l’impôt sur le revenu. Imaginez que votre opérateur vous réclame 50 000 $ pour un appel vers Londres, au seul motif que vous avez conclu un contrat de 125 000 $ durant cette conversation. Ni vous ni quiconque de sain d’esprit n’accepteriez de payer. C’est pourtant précisément cette logique qui sous-tend aujourd’hui l’impôt sur le revenu dans tous les États-providence.
En y regardant de plus près, les démocraties industrielles s’apparentent davantage à des gouvernements dirigés par leurs propres employés. Cette perspective explique pourquoi il est si difficile d’infléchir les politiques publiques : à bien des égards, l’appareil d’État semble opérer avant tout dans l’intérêt de ceux qui le composent. Prenons l’exemple de l’enseignement public, qui, dans la plupart des démocraties, souffre de dysfonctionnements chroniques sans qu’aucune solution durable n’émerge. Si les citoyens, en tant que « clients », étaient réellement maîtres du jeu, ils parviendraient plus facilement à orienter les décisions. Or, ceux qui financent la démocratie de masse ne définissent que rarement les règles de la dépense publique. Le gouvernement fonctionne plutôt comme une coopérative échappant au contrôle de ses propriétaires et tendant à s’établir en monopole naturel. Ses prix sont souvent déconnectés des coûts réels, et la qualité du service est généralement inférieure à celle du secteur privé. Dans un tel système, les attentes des clients sont difficilement satisfaites. La démocratie de masse aboutit donc à un gouvernement contrôlé, pour l’essentiel, par ses propres « employés ».
On pourrait cependant objecter que, dans la plupart des pays, le nombre d’électeurs dépasse de loin celui des fonctionnaires. Comment, dès lors, expliquer la mainmise de ces derniers ? C’est précisément là qu’intervient l’État-providence. Le nombre de fonctionnaires étant insuffisant pour former une majorité électorale, il a fallu intégrer virtuellement un nombre croissant d’électeurs à la masse salariale de l’État par le biais de transferts sociaux. En pratique, les bénéficiaires de subventions et d’allocations diverses sont devenus des quasi-employés du gouvernement, sans pour autant devoir se rendre au travail. Ce mécanisme découle inévitablement de la logique « mégapolitique » propre à l’ère industrielle.
Lorsque la puissance brute prime sur l’efficience dans l’allocation des ressources, comme ce fut le cas avant 1989, il devient presque impossible pour la plupart des gouvernements d’être véritablement contrôlés par leurs citoyens. L’ancienne Union soviétique en est l’illustration parfaite : un État pouvait y exercer une influence considérable tout en gaspillant ses ressources à une échelle monumentale. Quand les rendements de la coercition sont élevés et croissants, la taille l’emporte souvent sur l’efficacité. Les grandes entités écrasent les plus petites. Par conséquent, les gouvernements capables de mobiliser d’immenses ressources militaires, même au prix d’un gaspillage colossal, ont plus de chances de l’emporter sur ceux qui gèrent leurs moyens de manière plus efficiente.
Ce constat a des implications majeures. Il en découle que, lorsque la taille prime sur l’efficacité, les gouvernements redevables à leurs « clients » ne peuvent ni l’emporter ni, le plus souvent, survivre. Dans un tel contexte, la performance militaire dépend de la capacité à consacrer un maximum de ressources à l’effort de guerre. Or, un gouvernement véritablement contrôlé par les citoyens qui en règlent la note ne dispose que rarement d’une telle liberté pour puiser sans limite dans les richesses de la population.
Les citoyens souhaitent généralement que le prix de l’ensemble des biens et services, y compris celui de la protection, se stabilise, voire baisse. Pendant la Guerre froide, si les démocraties occidentales avaient été soumises au contrôle strict de leurs citoyens-clients, leur puissance militaire s’en serait sans doute trouvée affaiblie, l’afflux de ressources vers l’État étant limité. Rappelons-le : lorsque les citoyens orientent les dépenses, le contrôle des prix et des coûts devient une priorité. Ce qui, de toute évidence, ne fut pas le cas. Les États-providence ont incontestablement remporté la course aux dépenses durant la Guerre froide. De nombreux commentateurs ont d’ailleurs souligné que leur capacité à acculer l’Union soviétique à la faillite reposait précisément sur leur faculté à dépenser massivement.
C’est précisément ce qui explique comment l’inefficacité inhérente à la démocratie lui a permis de s’imposer sur la scène mondiale, à une époque où les rendements de la violence étaient croissants. Les dépenses militaires massives, et le gaspillage qui en découle, représentent une allocation de capital bien peu optimale du point de vue des intérêts privés. Nous l’avons déjà souligné : si les États-providence sont plus performants que les régimes socialistes, ils créent néanmoins moins de richesses que les enclaves de laissez-faire comme Hong Kong. Ironiquement, c’est cette inefficacité propre à l’État-providence démocratique, en comparaison d’un système de marché plus libre, qui lui a permis de s’imposer dans le contexte mégapolitique de l’ère industrielle.
Comment cette inefficacité, entretenue par la démocratie, a-t-elle donc pu se muer en atout en temps de guerre ? La clé de ce paradoxe apparent tient en deux points :
À l’ère moderne, le succès d’une souveraineté ne se mesurait pas à sa capacité à créer de la richesse, mais à sa faculté de bâtir une force militaire capable d’exercer une violence écrasante sur n’importe quel État adverse. Bien que l’argent fût indispensable pour y parvenir, il ne suffisait pas, à lui seul, à garantir la victoire. L’enjeu n’était pas tant de bâtir l’économie la plus performante ni d’afficher le plus haut taux de croissance, que de mettre sur pied un système capable de mobiliser les ressources nécessaires et de les allouer à l’effort militaire.
Le moyen le plus simple d’obtenir l’autorisation de consacrer des fonds à des activités ne générant que peu ou pas de rendement financier direct, comme le paiement d’impôts, est de solliciter l’accord de personnes autres que celles qui paieront la facture. C’est ainsi que les Néerlandais ont pu acheter Manhattan pour l’équivalent de 23 dollars en perles : les Amérindiens qui ont accepté l’échange n’en étaient pas les véritables propriétaires. Comme le disent les spécialistes du marketing, il est bien plus aisé d’« obtenir un oui » dans de telles conditions. Imaginez, par exemple, qu’en tant qu’auteurs de ce livre, nous vous demandions de payer non pas son prix de vente, mais 40 % de votre revenu annuel pour en acquérir un exemplaire. Il nous serait bien plus facile d’y parvenir si nous sollicitions d’abord l’accord d’un tiers. En réalité, nous serions encore plus persuasifs en invoquant le consentement de plusieurs personnes que vous ne connaissez même pas. Nous pourrions organiser une élection que H. L. Mencken décrivait — sans grande exagération — comme « une vente aux enchères anticipée de biens volés ». Et pour rendre l’exemple encore plus parlant, nous accepterions de partager avec ces tiers anonymes une partie des fonds prélevés sur votre revenu, en échange de leur soutien.
C’est précisément ce rôle que l’État-providence démocratique moderne a fini par jouer. Il s’agissait d’un système sans précédent dans l’ère industrielle, capable d’être à la fois efficace et inefficace là où c’était nécessaire. Il combinait l’efficacité de la propriété privée — qui incite à la création de richesses — et un mécanisme autorisant un accès quasi illimité à ces mêmes richesses. De fait, la démocratie laissait les poches des producteurs de richesses grandes ouvertes. Elle a connu le succès sur le plan militaire à une époque où les rendements de la violence étaient croissants, précisément parce qu’elle rendait difficile toute limitation efficace des impôts et autres moyens de mobilisation des ressources, comme l’inflation.
Pourquoi les clients étaient perdants
Durant l’ère moderne, les « clients » (les contribuables) finançaient leur propre protection, mais ne pouvaient refuser de fournir des ressources à l’État, même collectivement. En effet, un tel refus les aurait exposés au risque d’être entièrement dépossédés par l’URSS ou un autre État agresseur, plus vaste et plus puissant. Pendant la Guerre froide, tout refus de soutenir financièrement l’effort militaire risquait de se solder par une confiscation totale des biens par l’ennemi communiste.
Industrialisation et démocratie
Avec le recul, la démocratie de masse peut apparaître comme une anomalie, vouée à disparaître avec l’ère industrielle. Son avènement coïncide avec celui de l’État-nation, à la fin du XVIIIe siècle, et fut en partie favorisé par une hausse des revenus réels amorcée dès 1750. Cette prospérité nouvelle s’explique par l’amélioration du climat et par l’essor de techniques innovantes qui, en substituant la force des machines au travail artisanal, ont élargi l’accès à l’emploi aux femmes et aux enfants. Les revenus des moins qualifiés ont ainsi progressé, contribuant à réduire les inégalités.
La véritable révolution ne réside peut-être pas tant dans l’idée que le peuple se soulève quand sa situation s’améliore, que dans la capacité de l’État à contourner, au-delà d’un certain seuil de richesse, les intermédiaires et les magnats pour taxer directement les citoyens, en leur offrant en contrepartie un éventail de services plus large.12
12 Tilly, op. cit., p. 96-126.
13 Ibid., p. 130.
Les revenus populaires, désormais supérieurs au strict minimum vital, constituèrent ainsi une manne fiscale directement accessible, sans qu’il soit nécessaire de négocier avec de puissants seigneurs ou marchands capables de s’y opposer.13 L’historien Charles Tilly souligne qu’avant le XVIIIe siècle, le pouvoir royal devait composer avec les notables, ce qui entraînait des tractations et des restrictions limitant sa capacité à confisquer les ressources. À l’inverse, prélever l’impôt auprès de millions de petits contribuables disposant d’un certain niveau de vie s’avérait bien moins coûteux pour l’État, car aucun d’entre eux n’avait, à titre individuel, le pouvoir d’imposer un compromis.
La hausse des revenus réels a donc permis aux gouvernements de centraliser davantage de ressources. En effet, de faibles sommes prélevées sur des millions de personnes pouvaient générer plus de recettes que des montants importants exigés de quelques individus puissants. De surcroît, il était bien plus simple de gérer une multitude d’individus qu’une minorité d’élites, ces dernières étant généralement peu enclines à céder leur argent et mieux armées pour s’opposer au pouvoir.
Après tout, le fermier, le petit commerçant ou l’ouvrier ordinaire disposait de ressources dérisoires face à la puissance de l’État. Il était donc impensable qu’un individu lambda, à la veille de la Révolution française, puisse négocier une réduction de son imposition ou organiser une résistance efficace face aux politiques qui menaçaient ses intérêts. C’était pourtant précisément ce que les puissants magnats faisaient depuis des siècles : ils résistaient et négociaient habilement avec les dirigeants, limitant ainsi la capacité de l’État à réquisitionner les ressources.
« La guerre a accéléré le passage du prélèvement indirect au prélèvement direct. Incapables de financer l’effort de guerre avec leurs seules réserves et recettes courantes, les États belligérants ont presque tous massivement emprunté, augmenté les impôts et eu recours à la réquisition — y compris des hommes — auprès de citoyens peu enclins à céder leurs biens à d’autres fins. »14 – CHARLES TILLY
14 Ibid., p. 110.
15 Ibid., p. 139.
La Pologne du milieu du XVIIIe siècle illustre parfaitement cette réalité. Vers 1760, le royaume de Pologne ne disposait que de dix-huit mille soldats. À titre de comparaison, les puissances voisines (Autriche, Prusse, Russie) pouvaient aligner des armées de plus de 100 000 hommes. Pire encore, les troupes sous le commandement direct des nobles polonais s’élevaient à trente mille hommes, contre seulement dix-huit mille pour l’armée royale.15
Si le roi de Pologne avait pu imposer directement ses millions de sujets, sans passer par l’aristocratie, il aurait sans doute levé une armée bien plus importante. Il en était cependant incapable, car les grands seigneurs faisaient front commun contre lui. Cette faiblesse militaire a finalement conduit à la partition de la Pologne, envahie et démembrée par ses voisins.
Face à des individus isolés, incapables de s’organiser en grand nombre, le pouvoir central exerçait généralement une autorité incontestable. En 1760, cependant, le roi de Pologne ne pouvait imposer sa volonté directement à ses sujets. Il devait négocier avec les seigneurs, les riches marchands et autres notables, qui formaient un groupe restreint mais soudé. Ceux-ci s’unirent pour empêcher le roi de s’approprier leurs ressources sans leur accord. La noblesse polonaise disposant de troupes bien plus nombreuses que les siennes, le roi ne pouvait qu’obtempérer.
Ce désavantage militaire, né de l’incapacité à contourner les élites pour mobiliser les ressources, se révéla fatal à l’Âge de la Violence. En quelques années, la Pologne cessa d’exister en tant qu’État indépendant. Elle fut démembrée par l’Autriche, la Prusse et la Russie, trois puissances dont les armées étaient chacune plusieurs fois supérieures à la modeste force polonaise. Les souverains de ces États, au contraire, étaient parvenus à briser la résistance de leurs propres marchands et nobles, s’assurant ainsi l’accès aux ressources que l’aristocratie polonaise refusait à son roi.
Après la Révolution française
La Révolution française a déclenché une augmentation spectaculaire des effectifs militaires, illustrant la capacité de la démocratie à amplifier la violence. Le pacte était explicite : en échange de leur soutien financier et humain, l’État garantissait aux citoyens — dont le rôle était désormais central — un degré d’implication sans précédent dans la vie publique.
Comme l’explique Tilly :
« La sphère d’action de l’État s’est étendue bien au-delà de son cœur militaire, et les citoyens ont commencé à réclamer l’intervention étatique dans de multiples domaines de protection, d’arbitrage, de production et de distribution. Parallèlement, les parlements nationaux étendaient leurs compétences bien au-delà de la simple fixation de l’impôt, devenant ainsi des cibles privilégiées pour tout groupe structuré dont les intérêts étaient en jeu. Le gouvernement direct et la politique de masse nationale se sont ainsi développés main dans la main, se renforçant mutuellement. »16
16 Ibid., p. 115.
Cette logique a perduré jusqu’en 1989, année de la chute du mur de Berlin. Tout au long de l’ère industrielle, la hausse continue du revenu réel des moins qualifiés a renforcé la capacité de la démocratie de masse à mobiliser des ressources par la fiscalité. Les États n’ont cessé de s’étoffer, au point de prélever en moyenne, au cours du XXe siècle, un demi-point de PIB supplémentaire chaque année dans le monde industrialisé.
Avant 1989, la démocratie s’est imposée comme la forme de gouvernement la plus efficace sur le plan militaire, précisément parce qu’elle rendait difficile, voire impossible, de freiner l’appropriation des ressources par l’État. La distribution généreuse de prestations sociales à l’ensemble de la population a, de fait, rendu la majorité des électeurs dépendants de la puissance publique. Ce modèle politique a dominé dans les grands pays industriels : les électeurs, en tant que bénéficiaires des services de l’État, se trouvaient en position de faiblesse pour en contrôler efficacement l’action. Non seulement ils étaient exposés à la menace des régimes communistes — capables de mobiliser d’immenses ressources militaires grâce à leur contrôle total de l’économie —, mais il était également, pour une autre raison, pratiquement impossible pour les contribuables d’exercer un véritable contrôle sur le gouvernement.
En effet, des millions de citoyens peinent à coopérer efficacement pour défendre leurs intérêts. Les obstacles à leur mobilisation sont considérables, tandis que le bénéfice que chacun retire de la défense des intérêts du groupe demeure faible. Voilà pourquoi il leur est difficile de protéger leurs biens de l’emprise de l’État, contrairement à des groupes plus restreints, pour qui les incitations à agir sont bien plus fortes.
Toutes choses égales par ailleurs, on peut s’attendre à ce qu’une plus grande proportion des ressources soit réquisitionnée par le gouvernement dans une démocratie de masse que dans une oligarchie, ou que dans un système de souveraineté fragmentée — comme ce fut le cas dans une grande partie de l’Europe d’avant le XVIIIe siècle —, où de grands seigneurs disposaient de leur propre force armée.
Ainsi, l’une des raisons fondamentales — bien que rarement analysée — de l’essor de la démocratie occidentale tient aux coûts de négociation relatifs, à une époque où le rendement de la violence était en hausse. Il est en principe moins coûteux de mobiliser des ressources auprès d’un petit nombre d’individus que d’impliquer la multitude.
Un groupe restreint et élitiste de nantis constitue un ensemble plus homogène et plus apte à l’action qu’une masse de citoyens. Ce petit groupe est bien plus incité à coopérer et sera presque toujours plus à même de défendre ses intérêts qu’une multitude. Même si la plupart de ses membres choisissent de ne pas s’engager, quelques individus fortunés suffisent à mobiliser les ressources nécessaires pour parvenir à leurs fins.
Grâce au processus démocratique, l’État-nation a pu exercer un pouvoir bien plus étendu sur des millions d’individus, incapables de s’organiser collectivement, qu’il n’aurait pu le faire sur un groupe restreint, apte à défendre plus facilement ses intérêts communs. De plus, la démocratie offrait l’avantage décisif de fournir un cadre légitime, autorisant l’État à prélever les ressources des plus riches sans avoir à négocier leur consentement individuel. En somme, le système démocratique était parfaitement adapté aux réalités de l’ère industrielle et à ses vastes concentrations de population. Il renforçait ainsi l’État-nation en permettant de concentrer le pouvoir militaire entre les mains des dirigeants, à une époque où la taille des armées primait sur l’efficacité de leur mobilisation.
La Révolution française en a fourni la preuve éclatante, en permettant de décupler la force militaire sur le champ de bataille. Dès lors, les États-nations concurrents n’eurent d’autre choix que d’adopter un modèle similaire, légitimé par un processus démocratique. En résumé, si l’État-nation démocratique a prospéré au cours des deux derniers siècles, c’est pour les raisons profondes suivantes :
La croissance des rendements de la violence a fait primer la taille de l’appareil militaire sur son efficacité.
L’existence de revenus supérieurs au strict nécessaire a permis de constituer une vaste base de ressources facilement taxables.
La démocratie maintenait suffisamment de mécanismes de marché pour stimuler une croissance générale de la richesse.
La démocratie instaurait une forme de contrôle par les « employés », qui compliquait singulièrement toute réduction budgétaire, y compris dans le domaine militaire.
En tant que critère de légitimité, la démocratie facilitait l’expropriation des richesses, à la différence des régimes oligarchiques ou de ceux fondés sur d’autres principes.
Cette organisation démocratique, ancrée dans l’État-nation, s’est révélée supérieure dans un monde où les moyens de coercition à grande échelle prédominaient. Comparées à d’autres formes de souveraineté (royautés sacrées, mercenariats, etc.), les démocraties de masse tiraient leur force de leur capacité à mobiliser les ressources de millions de contribuables peu enclins à la résistance.
« La nation, en tant que communauté culturellement définie, est le bien symbolique par excellence de la modernité ; elle jouit d’une quasi-sacralité qui n’a d’équivalent que dans la religion. D’ailleurs, ce caractère quasi-sacré lui vient directement de la religion. En pratique, la nation est devenue soit le substitut laïc moderne de la religion, soit son alliée la plus puissante. À l’époque moderne, le sentiment collectif construit autour de la nation sert à cimenter la cohésion d’un groupe. […] Il n’est donc pas surprenant que l’État moderne, fort de sa puissance prédominante, en tire souvent profit. »17 – JOSEPH R. LLOBERA
17 Josep R. Llobera, The God of Modernity: The Development of Nationalism in Western Europe (Oxford : Berg Publishers, 1994), pp. ix-x.
Le nationalisme
On peut affirmer que le nationalisme est devenu le corollaire de la démocratie de masse. En effet, promouvoir un sentiment national facilitait la levée d’armées considérables. Il fut conçu pour accroître la puissance coercitive de l’État. Tout comme la politique, le nationalisme est un concept moderne. Le sociologue Joseph Llobera, dans son ouvrage sur l’essor du nationalisme, montre que la nation est une communauté « imaginaire », mobilisée dès la Révolution française. La décision de l’Assemblée constituante, en 1789, d’affirmer que la nation française se confondait avec le peuple de France en est une parfaite illustration. Comme le souligne Llobera, « dans le sens moderne du terme, la conscience nationale n’existe vraiment que depuis la Révolution française ».18
18 Ibid., p. xiii.
Le nationalisme a permis de mobiliser le pouvoir et de contrôler de larges pans de la population. Les États-nations se sont construits en s’appuyant sur des caractéristiques communes, au premier rang desquelles la langue, ce qui a permis une gouvernance plus directe, sans intermédiaires, tout en simplifiant les tâches administratives. Des édits rédigés dans une seule langue pouvaient être diffusés plus rapidement et avec moins de confusion que ceux qui nécessitaient une traduction. Le nationalisme a donc contribué à réduire le coût de la gouvernance de vastes territoires. Avant son avènement, l’État naissant de l’époque moderne devait compter sur l’appui de seigneurs, ducs, comtes, évêques, villes franches et autres intermédiaires corporatifs et ethniques — des « fermiers » de l’impôt aux marchands de contrats militaires en passant par les mercenaires — pour collecter les recettes, lever des troupes et accomplir diverses fonctions gouvernementales.
Le nationalisme a également permis de réduire considérablement les coûts de mobilisation militaire, en amenant les individus à s’identifier aux intérêts de l’État. Canaliser le sentiment d’appartenance collective au profit des intérêts de l’État s’est révélé si avantageux que la plupart des nations – y compris l’Union soviétique, pourtant supposée internationaliste – se sont ralliées au nationalisme en tant qu’idéologie complémentaire.
Dans une perspective plus large, le nationalisme apparaît tout autant comme une anomalie que l’État lui-même. Comme l’a montré l’historien William McNeill, les souverainetés polyethniques étaient autrefois la norme.19
19 Voir William McNeill, Polyethnicity and National Unity in World History (Toronto : University of Toronto Press, 1986).
20 Ibid., p. 7.
Selon McNeill, « l’idée qu’un gouvernement devrait légitimement ne gouverner que des citoyens d’un seul ethnos a commencé à se développer en Europe occidentale vers la fin du Moyen Âge ».20 Un exemple précoce d’entité nationaliste fut la Ligue prussienne (Preussicher Bund), formée en 1440 pour s’opposer à la domination de l’Ordre Teutonique. Cet Ordre, par certaines de ses caractéristiques déjà évoquées, illustre une forme de souveraineté radicalement différente de celle de l’État-nation. L’Ordre Teutonique fonctionnait comme une compagnie à charte dont presque aucun membre n’était originaire de Prusse. Son quartier général se déplaça à différentes époques – de Brême et Lübeck à Jérusalem, puis à Acre, à Venise et enfin à Marienberg sur la Vistule –, et, à un moment donné, il administrait le district de Burzenland, en Transylvanie. Il n’est donc guère surprenant qu’une souveraineté aussi singulière ait suscité l’une des premières tentatives de mobiliser le sentiment national pour s’opposer à elle. Toutefois, et c’est ce qui distingue ce nationalisme primitif de ses formes ultérieures, les nobles germanophones de la Ligue prussienne demandèrent au roi de Pologne de placer la Prusse sous sa domination, en grande partie parce qu’à l’époque le roi de Pologne restait un monarque relativement faible qui, espéraient-ils, n’imposerait pas une gouvernance aussi rigoureuse que celle de l’Ordre Teutonique.
Le nationalisme est apparu dans ses premières formes juste avant la révolution de la poudre à canon et s’est développé en parallèle de l’émergence de l’État moderne, avant de connaître un essor spectaculaire lors de la Révolution française. Bien que cette force mobilisatrice semble avoir atteint son apogée à la fin de la Première Guerre mondiale, lorsque Woodrow Wilson tenta de doter chaque groupe ethnique en Europe de son propre État, nous estimons qu’elle a aujourd’hui entamé son déclin. Elle se manifeste désormais comme une force réactionnaire, qui se nourrit du marasme économique et des perspectives moroses de régions comme la Serbie.
Comme nous le verrons, nous prévoyons que le nationalisme deviendra un puissant cri de ralliement pour les laissés-pour-compte, nostalgiques des repères d’antan, à mesure que l’État-providence s’effondrera dans les démocraties occidentales. Et le pire est à venir. Pour la plupart des Occidentaux, les retombées de la chute du communisme ont semblé jusqu’ici relativement bénignes : baisse des dépenses militaires, chute des prix de l’aluminium et même une nouvelle pépinière de talents pour la NHL. Une aubaine que beaucoup, en particulier les amateurs de hockey, ont su apprécier. Pourtant, les conséquences les plus fâcheuses ne se sont pas encore manifestées.
Avec la fin de l’ère industrielle, les conditions mégapolitiques qui sous-tendaient la démocratie de masse disparaissent rapidement. Il est donc légitime de se demander si ce modèle, ainsi que l’État-providence qui en découle, survivra aux nouvelles réalités de l’ère de l’information.
« Le Congrès n’était pas un temple de la démocratie, c’était un marché où les lois se négociaient. » – ALBERTO FUJIMORI, président du Pérou
En effet, les historiens de demain pourraient voir dans la dissolution du Congrès péruvien en 1993 le premier « coup d’État postmoderne ». Si l’épisode a été fraîchement accueilli par les grandes puissances démocratiques, la plupart des observateurs n’y ont vu qu’un énième acte autoritaire dans l’histoire mouvementée de l’Amérique latine. À notre sens, il s’agissait plutôt de la première manifestation de l’inadéquation d’un système de gouvernance face à des conditions mégapolitiques en pleine mutation. Fujimori a ainsi mis en lumière l’épuisement du capital politique du Congrès et il n’est pas interdit de penser que d’autres assemblées législatives connaîtront un sort similaire une fois qu’elles auront dilapidé la confiance du public.
Le bouleversement technologique qui sape les fondements de la société industrielle met de nombreux pays face à des gouvernements déjà en déroute. Les assemblées législatives, en particulier, semblent se borner à voter une multitude de lois qui, cinquante ans plus tôt, auraient été simplement préjudiciables, mais qui se révèlent aujourd’hui dangereuses. La déliquescence de l’autorité au Pérou vers 1993 en offre un exemple frappant.
« Attaques, enlèvements, viols et meurtres accompagnent une agressivité routière grandissante et des rues peu sûres. La police a progressivement perdu le contrôle et certains de ses membres ont été impliqués dans des affaires criminelles. […] Les gens s’habituent tout doucement à vivre en dehors du droit. Vols, saisies illégales et occupations anarchiques se banalisent. »21 – Hernando de Soto
21 Hernando de Soto, The Other Path (New York : Harper & Row, 1989).
Un Pérou dévasté
En 1993, le Pérou n’était plus, à bien des égards, un État-nation moderne. S’il conservait un drapeau et une armée, la plupart de ses institutions n’étaient plus que l’ombre d’elles-mêmes, jusqu’à ses prisons, désormais contrôlées par les détenus. De nombreux analystes attribuaient cette situation à des causes purement locales, sans voir que le Pérou préfigurait en réalité l’obsolescence des économies fermées, un modèle qui ne peut que favoriser la désintégration du pouvoir central. Les institutions politiques, figées dans leurs rouages, loin d’apporter des solutions, semblaient au contraire exacerber les problèmes.
La démocratie représentative péruvienne s’apparentait à un jeu de dés pipés. Autant elle aurait pu se montrer utile à une époque de renforcement de l’État, autant, dans un contexte exigeant la décentralisation, la mécanique des intérêts particuliers se transformait en véritable obstacle. Comme le souligne de Soto dans The Other Path : « De petites cliques se livrent une lutte sans merci, provoquant des faillites et entraînant des responsables publics dans des affaires troubles. L’État distribue des privilèges, et la loi sert autant à les octroyer qu’à les reprendre, bien au-delà de ce que la morale autoriserait. »22 Au Pérou, un Congrès quasi permanent agissait comme une coterie de receleurs vendant au plus offrant des actifs spoliés. En rendant le libre marché illégal, il sapait le respect même de la loi. De Soto décrit ainsi le contexte qui prévalait avant l’intervention de Fujimori :
22 Ibid.
23 Ibid., p. 6.
« Une inversion totale des fins et des moyens bouleversa la société péruvienne, au point que des pratiques officiellement criminelles ne suscitaient plus la moindre réprobation collective. Le trafic de contrebande en est l’illustration : tout le monde, du grand bourgeois au plus modeste, achète des produits de contrebande. Personne n’en éprouve de scrupules ; au contraire, cette pratique est perçue comme un signe de débrouillardise ou une revanche contre l’État. Cette banalisation de la violence et de la délinquance coexiste avec une pauvreté grandissante. Globalement, le revenu réel moyen des Péruviens est en recul depuis dix ans, se situant désormais à son niveau d’il y a vingt ans. Partout, les ordures s’amoncellent. Jour et nuit, des groupes de mendiants, de laveurs de voitures et de chiffonniers assaillent les passants pour obtenir quelque argent. Des malades mentaux déambulent nus dans les rues, exhalant une odeur d’urine. Des enfants, des mères célibataires et des personnes handicapées mendient à chaque coin de rue. Le centralisme, si cher à notre société, se révèle incapable de répondre aux besoins multiples d’un pays en pleine transition. »23
De Soto qualifiait cette évolution rapide vers une économie parallèle de « révolution invisible ».
Nous partageons pleinement l’enthousiasme pour l’économie libre, mais nous discernons aussi les limites inhérentes à une société où la loi est autant dévalorisée que la monnaie. Le Pérou, tel que le décrit de Soto, retrouvait l’ambiance d’un « Orange mécanique », où des structures publiques obsolètes sapaient le tissu social.
C’est précisément à cette situation que Fujimori entendait mettre un terme. Il avait jugulé l’inflation en stoppant la planche à billets, licencié cinquante mille fonctionnaires et réduit certaines subventions. Par ailleurs, il avait drastiquement diminué le déficit budgétaire. Un vaste chantier de réformes, qui comprenait la libéralisation des marchés et la privatisation d’entreprises publiques, était également à l’ordre du jour. Mais, à l’instar de la Russie, le Congrès faisait obstacle à ces initiatives : il désirait rétablir des subventions malgré un Trésor public exsangue, augmenter encore les effectifs de la fonction publique et protéger tous les groupes d’intérêt. En somme, il voulait perpétuer ce qui avait précisément conduit l’économie péruvienne à sa perte.
La solution « 70 % »
Fujimori a donc dissous le Congrès. Certains y virent un coup d’État typique de la tradition autoritaire latino-américaine. Or, contre toute attente, les Péruviens soutinrent massivement cette décision. Alors que les grands médias nord-américains présentaient le Congrès péruvien comme le gardien des libertés, sur le terrain, Fujimori rallia rapidement à sa cause plus de 70 % de l’opinion publique, avant d’être réélu triomphalement. Pour une grande partie de la population, cette assemblée représentait moins une garantie de leurs droits qu’un véritable obstacle. En 1994, la croissance réelle du Pérou atteignit 12,9 %, un record mondial.
La déflation de la promesse politique
À notre avis, cette crise péruvienne ne constitue pas un simple retour à un passé autoritaire, mais annonce un malaise de gouvernance bien plus profond. De nombreux pays devront affronter l’effondrement de leurs promesses politiques : lorsque les gouvernements, privés de crédibilité, ne parviendront plus à soutenir l’ancien modèle, de nouvelles formules institutionnelles s’imposeront pour défendre les libertés et préserver l’intérêt général dans le nouveau contexte technologique.
En effet, la plupart des citoyens méconnaissent les contradictions entre le modèle hérité de l’ère industrielle et l’émergence des sociétés postindustrielles. Qu’on admette ou non ces contradictions, leurs répercussions se feront sentir à mesure que les échecs politiques se multiplieront. Les institutions de gouvernance, forgées à une autre époque, se heurtent désormais à une réalité qui ne leur correspond plus : l’ère de l’information exige de nouvelles formes de représentation pour prévenir le chaos.
La chute du mur de Berlin en 1989 a ainsi mis fin non seulement à la Guerre froide, mais aussi à une profonde réorganisation du pouvoir. Nous interprétons cet événement comme l’aboutissement d’une longue période durant laquelle les rendements de la violence n’avaient cessé de croître. La fin du communisme, que nous avions anticipée dès 1987 dans Blood in the Streets et même auparavant dans notre lettre d’information Strategic Investment, n’a pas été qu’un simple revers idéologique. Elle a surtout été le signe tangible de la révolution la plus marquante de ces cinq derniers siècles dans le domaine de la violence. Si notre analyse est juste, l’organisation sociale se reconfigurera inéluctablement pour s’adapter à la baisse des rendements de la violence. Les frontières se redessinent déjà, traçant les contours de l’avenir.