4  Les derniers jours de la politique

Parallels Between the Senile Decline of the Holy Mother Church and the Nanny State

« Je crois moi aussi – et j’espère – que la politique et l’économie cesseront, à l’avenir, d’avoir l’importance qu’elles avaient par le passé ; le temps viendra où la plupart de nos controverses actuelles dans ces domaines sembleront aussi futiles, ou aussi vaines, que les débats théologiques dans lesquels les esprits les plus brillants du Moyen Âge épuisaient leurs énergies. »1 – ARTHUR C. CLARKE 2: Arthur C. Clarke, Le Livre des paradoxes (Paris : Albin Michel, 1986).

1 Clarke, op. cit., p. 9.

2 Clarke, op. cit., p. 9.

Évoquer l’imminence de la disparition de la politique peut paraître ridicule pour les uns, excessivement optimiste pour les autres. C’est pourtant précisément vers cela que tend la révolution de l’information. Pour ceux qui ont grandi dans une ère saturée de politique, l’idée qu’une vie puisse se dérouler en dehors de son emprise semble aussi invraisemblable que celle de subsister uniquement grâce aux nutriments présents dans l’air. Toutefois, la politique moderne – entendue comme la volonté de contrôler et de rationaliser le pouvoir de l’État – est une invention récente. Nous croyons qu’elle s’éteindra en même temps que le monde moderne, tout comme le réseau de devoirs et d’obligations féodales, qui absorbait jadis toute l’attention des individus au Moyen Âge, s’est évanoui avec la fin de cette époque. Ainsi, comme le souligne l’historien Martin van Creveld, « la politique n’existait pas (le concept même n’avait pas encore été inventé, il ne date que du XVIe siècle) ».3

3 Martin van Creveld, The Transformation of War (New York : The Free Press, 1991), p. 52.

4 The Compact Edition of The Oxford English Dictionary, op. cit., p. 1074.

5 Voir T. C. Onions, éd., The Oxford Dictionary of English Etymology (Oxford : Oxford University Press, 1966), p. 693.

L’idée que la politique telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existait pas avant l’époque moderne peut surprendre, d’autant qu’Aristote avait rédigé un essai portant ce titre à l’époque d’Alexandre le Grand. Cependant, il convient d’y regarder de plus près. Les termes employés dans l’Antiquité ne correspondaient pas nécessairement à des concepts modernes. Aristote a également rédigé un ouvrage intitulé Sophistical Refutations, une expression qui, de nos jours, serait tout aussi vide de sens que le mot « politique » l’était au Moyen Âge. Ce mot n’était tout simplement pas courant à l’époque. La première occurrence en anglais remonte d’ailleurs à 15294. Par ailleurs, à l’époque, « politics » revêtait une connotation péjorative, dérivant d’un ancien terme français, politique, utilisé pour désigner « les opportunistes et ceux qui temporisent »5.

Il a fallu presque deux mille ans pour que le concept latent chez Aristote prenne le sens qu’il a pour nous aujourd’hui. Pourquoi ? Pour que le monde moderne puisse attribuer une utilité concrète à cette notion, il a fallu que des conditions mégapolitiques émergent, capables d’accroître radicalement le rendement de la violence. La révolution de la poudre, que nous avons étudiée dans The Great Reckoning, a fait exactement cela : elle a propulsé les gains liés à la violence bien au-delà de tout ce qui avait existé auparavant. Dès lors, la question de savoir qui contrôlait l’État devenait plus cruciale que jamais. Logiquement et inévitablement, la politique est née de la lutte pour la maîtrise de ce pouvoir aux ressources considérablement accrues.

La politique a vu le jour il y a cinq siècles, avec les prémices de l’industrialisation. Aujourd’hui, elle semble s’éteindre. Une vague de désenchantement à l’égard de la politique et de ses acteurs balaie le monde. On le constate dans les journaux, dans les spéculations autour des détails dissimulés de l’affaire Whitewater ou encore dans le meurtre à peine voilé de Vincent Foster. On l’observe dans d’innombrables scandales impliquant le président Bill Clinton, dans ceux des détournements de fonds concernant de hauts responsables du Congrès via la Chambre des représentants, ainsi que dans les affaires ayant conduit à la démission de proches de John Major et dans des scandales similaires en France, touchant deux Premiers ministres récents, Édouard Balladur et Alain Juppé. Des affaires encore plus retentissantes ont éclaté en Italie, où Giulio Andreotti, sept fois président du Conseil, a été convoqué devant les tribunaux pour des accusations allant de liens avec la mafia à l’ordre présumé de faire assassiner Mino Pecorelli, un journaliste d’investigation. D’autres affaires ont terni la réputation de Felipe González, ancien Premier ministre espagnol. Des accusations de corruption ont fait tomber quatre Premiers ministres japonais au cours des cinq premières années des années 1990. Le ministère de la Justice canadien a allégué, dans une correspondance adressée aux autorités suisses, que l’ancien Premier ministre Brian Mulroney avait reçu des pots-de-vin lors de la vente d’avions Airbus à Air Canada pour 1,8 milliard de dollars canadiens6. Willy Claes, secrétaire général de l’OTAN, a dû démissionner sous le coup d’allégations de corruption. Même en Suède, Mona Sahlin, vice-Première ministre et candidate à la fonction suprême, a été contrainte de se retirer après des accusations portant sur l’usage de cartes de crédit gouvernementales pour acheter des couches et d’autres articles ménagers. Partout, dans des pays autrefois réputés pour la qualité de leur gouvernance et leur État-providence, les citoyens en viennent à mépriser leurs dirigeants politiques.

6 John Urquhart, « Former Premier Sues Canada for Libel in Probe of Alleged Airbus Kickbacks », Wall Street Journal, 21 novembre 1995, p. A11.

Mépris en indicateur précurseur

L’indignation morale à l’égard de dirigeants corrompus n’est pas un phénomène isolé dans l’histoire, mais le prélude à un grand changement. Ce phénomène se manifeste à chaque transition d’époque. Chaque fois que l’évolution technologique déconnecte les anciennes formes sociales des nouvelles forces économiques, les normes morales se transforment et les populations en viennent à mépriser ceux qui dirigent des institutions dépassées. Ce rejet généralisé s’exprime bien avant l’émergence d’une idéologie cohérente du changement. Pour l’heure, un rejet explicite de la politique ne se manifeste que faiblement ; il s’affirmera plus tard. Peu de vos contemporains envisagent pour l’instant qu’une vie sans politique soit possible. Ce que l’on observe en cette fin de XXe siècle relève plutôt d’un mépris diffus et informel.

Un phénomène similaire s’est produit à la fin du XVe siècle, mais c’est la religion, et non la politique, qui était alors remise en cause. Bien que l’opinion publique ait longtemps cru à la « sacralité de la fonction sacerdotale »7, tant le haut que le bas clergé suscitaient un profond mépris, comparable à l’attitude actuelle envers les politiciens et les bureaucrates. Les dignitaires du clergé étaient largement considérés comme corrompus, mondains et vénaux – et pour cause : non seulement plusieurs papes du XVe siècle reconnaissaient ouvertement leurs enfants illégitimes, mais le bas clergé, tout aussi dissolu, parcourait les campagnes et les villes en quémandant l’aumône tout en monnayant la grâce de Dieu et le pardon des péchés.

7 Huizinga, op. cit., p. 172.

8 Ibid., p. 150.

Sous la « croûte de superficialité pieuse »8 se dissimulait un système corrompu et de plus en plus dysfonctionnel. Bien avant que l’on ose dénoncer sa faillite, ses dirigeants n’inspiraient déjà plus le respect. Une société saturée de religion, où la distinction entre spirituel et temporel était abolie, avait épuisé son potentiel. Sa fin était annoncée depuis longtemps, bien avant que Luther n’affiche ses 95 thèses sur la porte de l’église de Wittenberg.

4.1 Une réforme laïque

Nous pensons qu’une dynamique analogue est aujourd’hui à l’œuvre pour expliquer la réaction contre une société saturée de politique.

La chute de l’Union soviétique et le rejet du socialisme témoignent d’une tendance mondiale à la dépolitisation, dont la manifestation la plus flagrante est aujourd’hui le mépris croissant envers la classe politique. Ce désenchantement s’explique en partie par la conviction que ces dirigeants corrompus n’hésitent pas à monnayer leur influence, vendant des « indulgences » en échange d’un soutien financier pour leurs campagnes ou de faveurs sur des transactions de matières premières, le tout pour leur profit personnel. Ce rejet des politiciens traduit également le sentiment grandissant que la plupart de leurs actions, souvent coûteuses, s’avèrent aussi vaines que l’auraient été, à la fin du XVe siècle, une énième procession de pénitents pieds nus dans la neige ou la fondation d’un ordre mendiant supplémentaire : des initiatives stériles, incapables de stimuler la productivité ou d’améliorer le niveau de vie.

Les derniers jours de la Sainte Mère l’Église

À la fin du Moyen Âge, l’Église monolithique était devenue une institution sclérosée et contre-productive, à l’opposé de l’impact économique positif qu’elle avait exercé cinq siècles plus tôt. Comme nous l’avons vu, à la fin du Xe siècle, l’Église avait joué un rôle clé dans le rétablissement de l’ordre et la relance de l’économie après l’anarchie du haut Moyen Âge. Elle était alors indispensable à la survie des petits propriétaires et des serfs, qui constituaient la majorité de la population ouest-européenne. Mais à la fin du XVe siècle, l’Église était devenue un véritable fardeau pour la productivité, ses lourdes taxes pesant sur le niveau de vie. Le parallèle avec l’État-nation d’aujourd’hui est saisissant. Né il y a cinq siècles pour s’adapter aux nouvelles conditions mégapolitiques issues de la révolution de la poudre à canon, il a favorisé l’expansion des marchés en supplantant des autorités locales fragmentées, à une époque où la création de vastes zones commerciales devenait particulièrement rentable. La preuve en est l’alliance spontanée que les marchands, partout en Europe, ont nouée avec les monarques qui cherchaient à centraliser le pouvoir. Ce nouveau modèle étatique, propice aux affaires, permettait en effet d’alléger les entraves féodales que les seigneurs locaux imposaient au commerce.

Tant que la violence générait des profits élevés et croissants, l’État-nation s’est avéré une institution efficace. Cinq cents ans plus tard, au crépuscule du deuxième millénaire, les conditions mégapolitiques ont radicalement changé. La rentabilité de la violence décroît et, à l’instar de l’Église à la fin du Moyen Âge, l’État-nation est devenu un anachronisme qui freine la croissance et la productivité.

À l’instar de l’Église d’antan, l’État-nation a aujourd’hui épuisé son potentiel. Moribond et en faillite, il a pourtant dominé la vie sociale pendant cinq siècles. Ayant survécu aux conditions mêmes qui l’avaient vu naître, il est désormais voué à disparaître. Et il disparaîtra. La technologie est sur le point de déclencher une révolution du pouvoir qui anéantira l’État-nation, tout comme la poudre à canon et l’imprimerie mirent fin au monopole de l’Église médiévale.

Si notre analyse est juste, l’État-nation sera supplanté par de nouvelles formes de souveraineté. Certaines seront sans précédent, quand d’autres rappelleront les cités-États et les ligues marchandes du monde prémoderne. L’ancien redeviendra nouveau après l’an 2000, et ce qui nous paraît inimaginable fera bientôt partie du quotidien. À mesure que la technologie se miniaturise, les gouvernements devront accepter de rivaliser avec des entreprises pour capter des revenus, sans pouvoir facturer leurs services au-delà de leur valeur perçue. Les implications d’un tel changement sont à peine concevables.

4.2 Hier et aujourd’hui

On aurait pu dresser un constat similaire il y a cinq cents ans, au tournant du XVe siècle. À l’époque comme aujourd’hui, la civilisation occidentale était sur le point de connaître une profonde transformation. Presque personne n’en avait conscience, mais la société médiévale était en train de s’effacer. Ce déclin ne fut ni anticipé ni compris. Pourtant, l’atmosphère était chargée d’un profond pessimisme, ce sentiment propre aux fins d’époque, lorsque les esprits les plus lucides sentent que tout s’effondre, que « le faucon n’entend plus le fauconnier ». L’inertie intellectuelle était cependant trop forte pour imaginer les répercussions d’une nouvelle configuration du pouvoir. L’historien Johan Huizinga écrivait, à propos du déclin du Moyen Âge : « Les chroniqueurs du XVe siècle se sont presque tous fourvoyés, par incompréhension totale de leur temps, dont les véritables forces motrices leur échappaient. »9

9 Ibid., p. 56.

Mythes trahis

Lorsque de profonds changements modifient les rapports de force, la pensée conventionnelle se retrouve désemparée. Les mythes qui soutenaient l’ordre ancien sont alors démasqués, perdent leur force explicative et révèlent le fossé qui les sépare de la réalité. À la fin du Moyen Âge, comme aujourd’hui, un tel décalage était manifeste. Huizinga observe ainsi à propos des Européens du XVe siècle : « Tout leur système de pensée était imprégné de la fiction selon laquelle le monde était régi par la chevalerie. »10 Le parallèle avec l’idée moderne selon laquelle le monde serait régi par les votes et les élections est inévitable. Or, aucune de ces deux croyances ne résiste à l’analyse. En réalité, croire que le cours de l’histoire se façonne au gré d’un décompte démocratique des votes est aussi naïf que la croyance médiévale en un monde régi par le code d’honneur de la chevalerie.

10 Ibid., p. 65.

Le simple fait qu’une telle affirmation puisse paraître blasphématoire suffit à démontrer à quel point la pensée courante méconnaît la dynamique réelle du pouvoir dans les sociétés industrielles avancées. Nous explorerons cette question en profondeur dans ce livre. À notre sens, le vote n’est que le reflet – et non la cause – des conditions mégapolitiques qui ont permis l’émergence de l’État-nation moderne. La démocratie de masse et la citoyenneté se sont développées en même temps que l’État-nation. Elles déclineront en parallèle, et le désarroi que leur effacement provoquera à Washington ne sera pas sans rappeler l’obsolescence de la chevalerie à la cour du duc de Bourgogne il y a cinq cents ans.

4.3 PARALLÈLES ENTRE CHEVALERIE ET CITOYENNETÉ

Saisir pourquoi et comment l’idéal chevaleresque a perdu de sa pertinence avec l’avènement de la société industrielle permet de mieux comprendre comment la citoyenneté, telle que nous la connaissons, pourrait à son tour s’effacer à l’ère de l’information. Car ces deux concepts remplissent des fonctions analogues : ils assoient l’exercice du pouvoir au sein de régimes mégapolitiques par ailleurs bien distincts.

Les serments féodaux prévalaient à une époque où la technologie défensive dominait, les souverainetés étaient morcelées et où des individus, au même titre que des entités collectives, exerçaient leurs propres prérogatives militaires. Avant la révolution de la poudre, les guerres étaient généralement menées par de petits contingents. Même les monarques les plus puissants ne disposaient ni d’un militum perpetuum, ni d’une armée permanente. Ils s’appuyaient militairement sur leurs vassaux — les seigneurs de haut rang —, qui comptaient à leur tour sur leurs propres vassaux, et ainsi de suite, des suzerains jusqu’aux simples chevaliers. Cette chaîne d’allégeances se prolongeait à travers la hiérarchie, jusqu’au dernier individu jugé digne de porter les armes.

Uniformes ou divergences ?

Contrairement aux armées modernes, celles du Moyen Âge, avant l’avènement de la citoyenneté, ne se présentaient pas sur le champ de bataille en uniforme. Chaque combattant – du simple vassal au grand seigneur – arborait plutôt ses propres couleurs, qui attestaient de son rang. L’uniformité cédait le pas à des disparités qui révélaient la structure verticale de la société, où chaque strate se distinguait de la suivante. Comme le souligne Huizinga, dans la société médiévale, les combattants se différenciaient par des « signes extérieurs de … divergences : livrées, couleurs, insignes, cris de ralliement »11.

11 Ibid., p. 22.

Les guerres n’étaient pas pour autant l’apanage exclusif des gouvernements et des nations. Comme l’a souligné Martin van Creveld, les conceptions modernes de la guerre, telles que théorisées par des stratèges comme Carl von Clausewitz, déforment la réalité des conflits antérieurs à l’époque moderne. Van Creveld écrit :

Pendant le millénaire qui a suivi la chute de Rome, des entités sociales de toutes sortes s’affrontaient : tribus barbares, l’Église, feudataires de tous rangs, cités libres, ou même individus isolés. Les « armées » de l’époque n’avaient rien de commun avec celles que nous connaissons ; il est d’ailleurs difficile de trouver un terme adéquat pour les désigner. La guerre était menée par des troupes de vassaux qui, revêtant leur équipement de combat, suivaient leur seigneur.12

12 van Creveld, op. cit., p. 52.

Dans ce contexte, il était impératif pour le seigneur que ses vassaux et alliés « revêtissent l’uniforme et le suivent ». D’où l’importance capitale accordée au serment chevaleresque.

L’honneur du chevalier médiéval et le devoir du conscrit dans les tranchées de la Première Guerre mondiale remplissent, au fond, une fonction identique. L’homme du Moyen Âge se liait par serment à ses pairs et à l’Église, tout comme l’homme moderne se sent lié, par sa citoyenneté, à l’État-nation. Au Moyen Âge, rompre son serment était une trahison. Et de même que les hommes de cette époque s’efforçaient d’honorer leurs vœux, des millions de citoyens contemporains se sont sacrifiés en montant à l’assaut de positions de mitrailleuses pour accomplir leurs devoirs civiques.

Chacune de ces institutions — la chevalerie comme la citoyenneté — introduit une dimension qui échappe à la simple analyse rationnelle, laquelle, à elle seule, dissuaderait quiconque de s’engager sur un champ de bataille et d’y tenir sa position dans les moments les plus critiques. Chacune a poussé des individus à tuer et à risquer leur propre vie. Seules des valeurs transcendantes, portées par des institutions puissantes, peuvent jouer un tel rôle.

Au-delà de l’analyse coûts-bénéfices

La réussite et la survie de tout système reposent sur sa capacité à mobiliser des forces militaires en cas de conflit. De toute évidence, la décision d’un chevalier médiéval, ou d’un soldat dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, de risquer sa vie ne relève pas d’un simple calcul coûts-bénéfices. La guerre est bien trop imprévisible pour être menée ainsi, et les récompenses promises à celui qui se bat avec le plus d’acharnement ne compensent que rarement les risques encourus. Il serait donc vain d’espérer lever une armée de stratèges calculateurs prêts à charger l’ennemi. Toute guerre, et chaque bataille, comporte des moments où l’issue peut basculer en un instant. Les historiens militaires soulignent que la victoire ou la défaite tient souvent au courage, à l’ardeur et à la férocité avec lesquels chaque soldat accomplit sa mission. Si les combattants refusent de risquer leur vie pour un lopin de terre destiné à perdre de sa valeur une fois les combats terminés, ils n’ont guère de chances de l’emporter face à un ennemi de force égale.

Cette réalité a des conséquences militaires majeures : plus un pouvoir souverain parvient à limiter les défections et à galvaniser l’effort de guerre, plus ses chances de victoire sont grandes. Au combat, les systèmes de valeurs les plus efficaces sont donc ceux qui poussent les individus à adopter un comportement que le simple calcul rationnel et à court terme écarterait. Aucune organisation ne peut déployer sa pleine puissance militaire si ses soldats sont libres de décider, au dernier moment et en toute logique, s’il est plus avantageux pour eux de combattre ou de fuir. Dans de telles conditions, ils ne se battraient presque jamais. Seules des situations extrêmes ou désespérées pourraient pousser un individu rationnel, un Homo economicus, à s’engager dans un combat potentiellement mortel en se fondant sur une stricte analyse coûts-bénéfices : par exemple, si ses troupes étaient en nette supériorité numérique face à un ennemi affaibli, avec des gains alléchants à la clé, ou s’il se savait condamné à périr autrement — comme être pourchassé par des cannibales.

Mais ces cas de figure sont exceptionnels. Qu’en est-il alors des situations de guerre ordinaires, où le rapport coûts-bénéfices n’exclut ni l’espoir d’un gain, ni la possibilité de s’en sortir vivant ? C’est là que des concepts comme la chevalerie ou la citoyenneté deviennent cruciaux pour l’efficacité militaire. Bien avant le début des hostilités, le pouvoir en place doit avoir convaincu ses sujets qu’il est plus honorable de respecter leurs devoirs envers leur seigneur ou l’État-nation que de préserver leur propre vie. Les mythes et les justifications qu’une société emploie pour inciter ses membres à risquer leur vie sur le champ de bataille constituent un pilier de sa puissance militaire.

Pour être efficaces, ces mythes doivent s’adapter aux conditions mégapolitiques de leur temps. L’idée que le monde serait régi par les lois de la chevalerie n’aurait aujourd’hui plus aucune prise, en particulier dans une ville comme New York. Pourtant, cette croyance fut le mythe fondateur du féodalisme, car elle justifiait et légitimait la chaîne d’obligations qui liait chaque individu à l’Église et à une noblesse guerrière. À une époque où les guerres privées motivées par la convoitise étaient monnaie courante13, la puissance et la survie dépendaient de la capacité des individus à honorer leurs engagements militaires, même lorsque la mort était une issue probable. Il était donc essentiel que ces serments soient considérés comme inviolables.

13 Huizinga, op. cit., p. 21.

Avant la notion de nationalité

Contrairement à aujourd’hui, la nationalité jouait un rôle marginal, voire inexistant, dans la définition de la souveraineté au Moyen Âge. Rois, princes de l’Église et grands seigneurs possédaient des territoires à titre privé. Chose impensable de nos jours, ils pouvaient les vendre, les céder ou les acquérir par héritage, mariage ou conquête. Il serait aujourd’hui inimaginable que les États-Unis passent sous l’autorité d’un président portugais ne maîtrisant pas l’anglais, simplement parce qu’il aurait épousé la fille d’un ancien président américain. Pourtant, un tel scénario était courant dans l’Europe médiévale. Le pouvoir se transmettait par voie héréditaire, et des villes ou des régions changeaient de souverain comme on échange aujourd’hui un bien immobilier.

Ainsi, les souverains n’étaient souvent pas originaires des territoires qu’ils gouvernaient et pouvaient parler une langue étrangère — parfois avec un fort accent — sans que cela n’altère en rien les liens d’allégeance personnelle. C’est ainsi qu’un roi d’Aragon pouvait régner sur Athènes, ou un membre de la maison d’Autriche sur l’Espagne.

Souveraineté corporative

La souveraineté était également exercée par des ordres religieux tels que les Templiers, les Hospitaliers ou les Chevaliers Teutoniques. Ces institutions hybrides n’ont guère d’équivalent dans le monde contemporain. Alliant fonctions religieuses, sociales, judiciaires et financières, elles exerçaient une véritable souveraineté sur des territoires14. Tout en disposant d’une juridiction territoriale, elles se distinguaient nettement des gouvernements actuels, puisque la nationalité n’intervenait ni dans le recrutement de leurs effectifs militaires, ni dans leur mode de gouvernance. Les membres et dirigeants de ces ordres venaient de toutes les contrées de la « Chrétienté ».

14 Ibid., p. 83.

Nul ne jugeait alors nécessaire que les gouvernants fussent recrutés sur place. Dans la mosaïque des souverainetés médiévales, les allégeances ne reposaient pas sur une identité nationale ou un devoir envers l’État, comme c’est le cas aujourd’hui, mais sur la loyauté personnelle et des liens coutumiers que l’honneur commandait de respecter. Quiconque pouvait prêter de tels serments, quelle que soit son origine, pourvu que sa position sociale fût jugée appropriée.

Le vœu

Les vœux chevaleresques liaient les individus entre eux et reposaient sur l’honneur de ceux qui s’y engageaient. Comme l’écrit Huizinga, « en formulant un vœu, on s’imposait une forme de renoncement afin de s’astreindre à accomplir l’action promise »[^107]. Au Moyen Âge, il n’était pas rare que des individus risquent leur vie ou subissent de lourdes conséquences plutôt que de rompre leurs vœux. Par sens de l’honneur, ces engagements les contraignaient souvent à accomplir des actions qui nous paraissent aujourd’hui parfaitement absurdes.

Ainsi, les Chevaliers de l’Étoile avaient juré de ne « jamais se retirer à plus de quatre arpents du champ de bataille », serment qui se révéla fatal pour plus de quatre-vingt-dix d’entre eux[^108]. Interdire toute retraite, même tactique, est un non-sens stratégique, mais c’était une exigence fréquente des vœux chevaleresques. Avant la bataille d’Azincourt, le roi d’Angleterre ordonna à ses chevaliers de retirer leurs armoiries, prétextant qu’il serait contraire à leur honneur de fuir s’ils étaient reconnus à leur blason. Le roi lui-même, s’étant égaré, passa devant le village où campait son avant-garde. Mais comme il portait son armure, gage de son statut de chevalier, il ne put se résoudre à faire demi-tour pour admettre son erreur et dut passer la nuit sur un terrain à découvert.

Aussi absurde que cette attitude puisse paraître, rien ne prouve que le roi Henri ait mal évalué les risques. Une retraite, même momentanée, aurait pu sembler plus périlleuse encore, car elle signifiait le déshonneur et risquait de démoraliser l’armée tout entière.

L’histoire médiévale abonde en serments prêtés par des nobles, qui nous paraissent aujourd’hui presque burlesques. Ces engagements, dont le seul but était de prouver la force du vœu, se manifestaient par des pratiques déconcertantes : se bander un œil, ne manger ni boire qu’en position debout, ou encore traîner une chaîne et un boulet à la manière d’un forçat. Porter des fers aux chevilles était aussi une pratique répandue. Si, de nos jours, voir un homme ainsi entravé suggérerait la folie ou le déshonneur, s’imposer volontairement de telles contraintes était, dans le monde chevaleresque, une marque d’honneur insigne. D’autres coutumes, tout aussi insolites à nos yeux, étaient monnaie courante. Huizinga rapporte qu’il n’était pas rare de s’engager à « ne pas dormir dans un lit le samedi, de ne pas consommer de chair animale le vendredi, etc. ». S’ajoutaient à cela de multiples pratiques ascétiques : un noble pouvait jurer de ne plus porter d’armure, de s’abstenir de vin un jour par semaine, de renoncer à son lit, de ne plus manger assis ou même de se vêtir d’un cilice[^109].

Le carême, dans sa version actuelle plus tempérée, demeure le vestige atténué de ces anciennes privations.

Certains adeptes poussèrent la logique si loin qu’ils fondèrent des ordres dont les rudes privations visaient à éprouver l’honneur des membres. L’Ordre de Chalois et Galoises, par exemple, imposait à ses membres des règles absurdes : en plein été, ils devaient porter de lourdes fourrures, capuches comprises, et entretenir un feu dans l’âtre. À l’inverse, en hiver, ils n’avaient droit qu’à un simple manteau sans fourrure, sans gants ni bonnet, et ne disposaient que de fines couvertures[^110]. Huizinga conclut sans surprise : « bon nombre d’entre eux mouraient de froid ».

« L’autoflagellation médiévale était un supplice sinistre que s’infligeaient les gens dans l’espoir d’attendrir un Dieu qu’ils voyaient comme juge intransigeant, afin qu’il se montre miséricordieux, leur pardonne leurs péchés et les épargne de châtiments encore plus sévères, tant dans ce monde que dans l’autre. »[^111] – NORMAN COHN

Flagellation, hier et aujourd’hui

À l’époque médiévale, la frontière était ténue entre le vœu impliquant dangers et privations, et les épreuves telles que pèlerinages, pénitences, inconforts ou même blessures auto-infligées, toutes considérées comme des marques de grande vertu. Ces pratiques témoignaient de l’importance accordée aux vœux, une logique qui trouve un écho, sous une autre forme, dans les rites des fraternités étudiantes d’aujourd’hui.

Souffrir de la chaleur en été, du froid en hiver ou marcher pieds nus dans la neige lors d’un pèlerinage étaient toutefois des épreuves bien moindres comparées à la « grim torture » de l’autoflagellation, cette forme emblématique de pénitence apparue presque en même temps que le féodalisme. Adoptée dès le début du XIe siècle par des ermites des communautés monastiques de Camaldoli et de Fonte Avellana[^112], cette pratique se distinguait par sa rigueur.

Plutôt que de se contenter de marcher pieds nus par temps froid, les flagellants formaient des processions qui défilaient de ville en ville, de jour comme de nuit. « Et chaque fois qu’ils pénétraient dans une cité, ils se regroupaient devant l’église et s’administraient de longs sévices pendant des heures »[^113].

Nous pensons que, rétrospectivement, certains comportements du XXe siècle, dictés au nom de la citoyenneté, paraîtront aussi absurdes que peut nous sembler l’autoflagellation aujourd’hui. Du point de vue de la société de l’information, voir des soldats s’engager dans de lointaines expéditions pour risquer leur vie par loyauté envers l’État-nation semblera grotesque et risible. On assimilera sans doute ce sacrifice à certains rites chevaleresques excessifs, tel celui de porter un boulet à la cheville, que des hommes pourtant sensés de l’époque féodale considéraient comme un grand honneur.

La chevalerie cède le pas à la citoyenneté

La chevalerie a disparu, supplantée par la citoyenneté à la faveur d’un grand basculement technologique qui a rendu le serment féodal obsolète. L’avènement des armes à feu et des armées de masse a profondément modifié la relation entre les combattants et leur commandement. La citoyenneté est née à une époque où l’efficacité de la violence organisée ne cessait de croître, et où l’État disposait de ressources bien supérieures à celles des puissances qui s’affrontaient au Moyen Âge. Fort de sa puissance et de sa richesse, l’État-nation a pu dès lors traiter directement avec la masse des simples soldats combattant sous sa bannière. Cette relation directe s’avérait bien moins onéreuse et plus efficace pour l’État que de dépendre de puissants seigneurs ou de notables locaux. Contrairement au citoyen isolé, ces derniers pouvaient en effet s’opposer à ses volontés si leurs intérêts étaient menacés. Comme nous le verrons, la citoyenneté repose fondamentalement sur l’incapacité d’un individu, ou d’un petit groupe, à opposer une force militaire crédible de manière autonome. Or, avec la révolution de l’information, cette logique du pouvoir deviendra caduque. Les mythes qui la légitiment s’effondreront, aussi inéluctablement que la poudre à canon a sonné le glas de la chevalerie.

Les Hell’s Angels à cheval

La noblesse cavalière qui a régné sur l’Europe occidentale pendant des siècles ne possédait pas les manières raffinées que ses successeurs acquirent par la suite. C’étaient des hommes rudes et enclins à la violence, de véritables « gangs de motards » médiévaux, pour reprendre une image contemporaine. Les règles de bienséance et les codes de la chevalerie visaient donc davantage à canaliser leurs excès qu’à décrire fidèlement leur comportement. De fait, l’étude de ces codes, même détaillée, n’éclairerait que très partiellement les véritables fondements de leur pouvoir.

La perfection comme synonyme d’épuisement

C’est à la fin du XVe siècle, alors que la cavalerie lourde atteignait son apogée et parachevait son art, que l’avènement des armes à feu fit voler en éclats tous ses avantages. En effet, après des décennies d’efforts, les éleveurs étaient enfin parvenus à produire le cheval de guerre idéal : une monture de seize « pieds », capable de porter un chevalier en armure complète. Or, comme l’affirme C. Northcote Parkinson, « la perfection n’est atteinte par les institutions qu’à l’instant précis où elles s’apprêtent à s’écrouler »[^114]. À peine ce nouvel étalon était-il prêt que des armes à feu d’un nouveau genre, maniées par de simples roturiers sans grande expertise technique mais produites en série, eurent raison du cheval comme du cavalier. Leur généralisation renforça le rôle du commerce aux dépens de l’agriculture, jusque-là pilier de l’économie féodale.

Une guerre d’une autre envergure

L’usage des armes à feu transforma profondément la société en modifiant l’échelle des conflits, qui devinrent bien plus coûteux qu’à l’époque médiévale. Avant la révolution de la poudre, les combats se livraient habituellement avec des effectifs réduits, que même un territoire modeste pouvait aisément mobiliser. L’introduction de la poudre conféra un avantage décisif aux affrontements à grande échelle. Désormais, seuls les chefs à la tête de populations prospères avaient les moyens de lever des armées efficaces. Les monarques qui, pour asseoir leur puissance militaire, s’alliaient aux marchands et obtenaient le soutien des villes acquirent un avantage concurrentiel décisif sur le champ de bataille. Comme l’a écrit van Creveld, « forts, en partie, des ressources financières exceptionnelles dont ils disposaient, ils pouvaient acquérir des canons en plus grand nombre que quiconque, et réduire leurs adversaires en miettes »[^115].

Bien qu’il ait fallu plusieurs siècles pour que la logique des armes à feu s’impose pleinement avec la naissance des armées de conscrits – un processus qui culminera lors de la Révolution française –, la Renaissance laissait déjà entrevoir l’évolution du conflit armé à l’ère de la poudre. L’apparition des uniformes militaires en fut un signe avant-coureur. Ils symbolisaient avec force le nouveau lien unissant le combattant à l’État-nation, marquant ainsi le passage de la chevalerie à la citoyenneté. L’État-nation instaurait, en somme, un contrat « uniforme » avec ses citoyens, qui tranchait avec les accords particuliers que le monarque ou le pape nouait jadis avec une longue chaîne de vassaux. Dans l’ancien système, chacun occupait une position spécifique, identifiable à son blason et aux oriflammes qui signalaient son rang.

Diminution du coût d’être riche

Les armes à feu ont révolutionné la société : en dissociant l’exercice du pouvoir de la force brute, elles ont réduit le coût d’opportunité des échanges commerciaux. Les riches marchands n’étaient plus contraints de se défendre par leur propre force ou de dépendre de mercenaires à la loyauté souvent douteuse. Ils pouvaient désormais compter sur la protection des vastes armées des grands monarques. Comme le soulignait William Playfair à propos du Moyen Âge : « Tant que la force humaine restait le principal moyen pour nuire aux autres en cas d’hostilité, il était impossible d’être à la fois riche et puissant pour longtemps ».[^116] Avec la généralisation de la poudre, il devint impossible d’être puissant sans être riche.

Statut et vision statique

De la même manière que la plupart de nos contemporains peinent à se préparer aux bouleversements de l’ère de l’information, les élites de la société médiévale furent incapables d’anticiper ou de comprendre l’essor du commerce qui allait définir l’ère moderne. Il y a cinq siècles, la perception de la structure sociale était essentiellement statique. Comme l’écrit Huizinga, « Rares sont les biens, au sens moderne, liquides ; quant au pouvoir, il n’est pas encore principalement lié à la richesse, mais plutôt à l’aura quasi religieuse qu’un individu dégage, au prestige qu’il incarne, à la foule de fidèles qui l’entourent. La pensée féodale ou hiérarchique s’exprime en symboles visibles… »[^117]. Attachés avant tout au prestige, les habitants de la fin du Moyen Âge avaient du mal à concevoir que de simples marchands puissent contribuer à la prospérité du royaume. La plupart d’entre eux n’étaient que de simples roturiers, relégués au plus bas de l’échelle des trois ordres, loin derrière la noblesse et le clergé.

Même les penseurs les plus éclairés de l’époque ne mesuraient pas l’importance de l’artisanat, de la manufacture, et encore moins du négoce, dans la création de richesse. À leurs yeux, la pauvreté revêtait une dimension presque apostolique. L’idée même d’une distinction entre un riche banquier et un pauvre hère ne leur traversait pas l’esprit. Comme l’exprime Huizinga, « On ne distinguait pas fondamentalement, dans le tiers état, un riche citadin de son homologue indigent, ni l’habitant d’une ville de celui de la campagne. »[^118] Dans leur conception du monde, seul le statut hérité de la chevalerie comptait, au détriment de la profession ou de la fortune.

Ce dédain pour les questions économiques fut renforcé par les ecclésiastiques, gardiens de l’idéologie médiévale, qui sous-estimaient l’importance du commerce. Certains réformateurs très influents proposèrent même d’obliger toute personne non noble à se limiter à l’agriculture ou à l’artisanat. Pour eux, le commerce était tout simplement une notion étrangère[^119].

« La date de 1492, couramment utilisée pour séparer les époques médiévale et moderne, vaut autant qu’une autre définition conventionnelle. Dans la perspective de l’histoire mondiale, le voyage de Colomb symbolise l’émergence d’une nouvelle relation entre l’Europe de l’Ouest et le reste du monde. »[^120] – FREDERIC C. LANE

4.4 LA NAISSANCE DE L’ÈRE INDUSTRIELLE

Bien des esprits brillants du XVe siècle, pourtant dotés d’une acuité remarquable, ne surent voir le phénomène majeur qui se déployait sous leurs yeux. La fin du féodalisme annonça l’avènement de l’ère moderne et le début de l’hégémonie occidentale. Cette nouvelle période, marquée par une violence lucrative et une expansion à grande échelle, se traduisit, au cours des siècles qui suivirent, par une amélioration sans précédent du niveau de vie dans les sociétés qui en tirèrent le plus grand profit. Des innovations technologiques, comme la poudre à canon et l’imprimerie, transformèrent radicalement la vie, d’une manière que peu de contemporains auraient pu imaginer.

Dès la dernière décennie du XVe siècle, des explorateurs comme Christophe Colomb se lancèrent à la découverte d’immenses territoires, inaugurant l’ère des grands voyages et de la circumnavigation planétaire. Pour la première fois de son histoire, l’humanité découvrait l’intégralité du globe. Succédant aux galères méditerranéennes, une nouvelle génération de navires, les galions, fut développée. Capables de faire le tour du monde, ces vaisseaux empruntèrent des routes qui allaient devenir autant d’axes commerciaux que de vecteurs d’invasions militaires et microbiennes. Armés de canons en bronze d’un genre nouveau, les conquistadors partirent à la conquête de nouveaux mondes. Ils y découvrirent de l’or et des épices, ramenèrent des cultures comme le tabac et la pomme de terre, et s’approprièrent de vastes pâturages pour leur bétail.

La première technologie industrielle

Tandis que les canons ouvraient de nouvelles perspectives économiques, l’imprimerie, de son côté, en ouvrait d’intellectuelles. Elle fut la première machine de production en série, technologie emblématique des débuts de l’industrialisation. Sur ce point, nous rejoignons l’avis d’Adam Smith qui, dans La richesse des nations, estimait que la révolution industrielle avait débuté bien avant son époque. Certes, elle n’en était qu’à ses balbutiements, mais les principes de la production de masse et du système de la manufacture étaient déjà bien établis. Adam Smith en donne un exemple célèbre : celui de la manufacture d’épingles. Il y décrit comment, grâce aux machines spécialisées et à la division du travail en dix-huit opérations distinctes, un employé pouvait produire jusqu’à 4 800 fois plus d’épingles par jour qu’un artisan isolé[^121].

Cet exemple illustre bien que la révolution industrielle a commencé plusieurs siècles avant la chronologie généralement admise. On situe habituellement ce tournant vers le milieu du XVIIIe siècle, ce qui est exact si l’on se réfère au démarrage effectif du progrès matériel. Toutefois, le véritable basculement mégapolitique, celui qui a amorcé la transition du féodalisme à l’industrialisme, remonte en réalité à la fin du XVe siècle. Ses effets se manifestèrent d’ailleurs presque immédiatement à travers la transformation des grandes institutions, à commencer par le déclin de l’Église médiévale.

Les historiens qui datent plus tardivement le début de la révolution industrielle mesurent en fait un autre phénomène : la hausse du revenu moyen. La hausse de la productivité, grâce à la production de masse et à la machine à vapeur, a accru la valeur du travail non qualifié. Par ricochet, le prix de nombreux biens de consommation a diminué. Or, le moment où les revenus ont commencé à croître varie d’un pays à l’autre, ce qui distingue bien ce phénomène du basculement mégapolitique. C’est pourquoi la Cambridge Economic History of Europe parle explicitement de « révolutions industrielles » au pluriel, qu’elle associe à la hausse durable du revenu national[^122]. Au Japon ou en Russie, l’amélioration du niveau de vie ne s’amorcera qu’à la fin du XIXe siècle. Dans d’autres régions d’Asie et d’Afrique, ce processus n’a débuté qu’au XXe siècle et, dans certaines zones du continent africain, il ne s’est pas encore matérialisé. Cela ne signifie pas pour autant que ces régions n’appartiennent pas pleinement à l’ère moderne.

Baisse de revenu pendant la transition

La croissance des revenus n’est pas synonyme de transition vers l’industrialisation. Le passage à une société industrielle fut un bouleversement mégapolitique que ne sauraient mesurer les seules statistiques sur les salaires ou le PIB. D’ailleurs, les revenus réels de la plupart des Européens ont diminué au cours des deux premiers siècles de l’ère industrielle. Ils n’ont commencé à remonter qu’au début du XVIIIe siècle pour retrouver, en 1750, leur niveau de 1250. Nous situons donc le commencement de l’ère industrielle à la fin du XVe siècle. En effet, ce sont l’introduction des armes à feu et de la presse à imprimer – des technologies profondément industrialisantes – qui ont amorcé l’effondrement du féodalisme.

Diminuer le coût du savoir

La production de livres à grande échelle s’est avérée une force subversive exceptionnelle contre les institutions médiévales, tout comme la microtechnologie le sera contre l’État-nation moderne. L’imprimerie a rapidement ébranlé le monopole de l’Église sur la Parole divine, tout en stimulant un marché florissant de l’hérésie. Les idées opposées à la société féodale close se sont propagées à grande vitesse, portées par la publication de quelque dix millions d’ouvrages durant la dernière décennie du XVe siècle. En voulant étouffer l’imprimerie, l’Église n’a fait que favoriser son implantation là où son autorité était la plus faible. Cette situation n’est pas sans rappeler la tentative actuelle des États-Unis d’entraver l’accès à la cryptographie. À l’instar de l’Église, qui n’est pas parvenue à freiner l’essor de cette technologie subversive, Washington risque de ne réussir qu’à radicaliser son usage.

Dévaloriser les monastères

Bon nombre d’effets apparemment anodins de l’imprimerie se sont avérés profondément subversifs. La diffusion facilitée des récits relatant les fortunes amassées par les aventuriers et les négociants en est une parfaite illustration : elle a contribué à accélérer l’effritement des liens féodaux. Les nouvelles possibilités de financer des armées ou des expéditions d’envergure ont accru la valeur du capital monétaire, qui concurrençait désormais la terre, véritable socle du féodalisme. En somme, la multiplication des opportunités de spéculation, combinée à l’attrait lucratif de la violence organisée, a rendu moins attractif le fait de confier son épargne à l’Église. Lorsque les seigneurs et les marchands fortunés comprirent qu’un capital investi dans une expédition pour les épices en Orient ou dans une campagne militaire rapportait nettement plus qu’une donation à un ordre monastique, le système féodal se trouva d’autant plus fragilisé.

Outre ces dynamiques, l’imprimerie produisait un effet concret : elle réduisait jusqu’à mille fois le coût de reproduction de l’information. Cette baisse spectaculaire met en perspective la lenteur de l’alphabétisation et du progrès économique durant le Moyen Âge, une époque où le coût de la copie manuscrite des textes était un frein majeur. Rappelons que l’Église, à travers ses scriptoria bénédictins, assurait le service crucial de la reproduction des manuscrits et des ouvrages. Or, avec une presse, l’impression d’un livre ne prenait que quelques jours ou semaines, au lieu des mois ou années nécessaires à un copiste. L’imprimerie rendait ainsi obsolète l’atelier monastique. De ce fait, les monastères, jadis indispensables à la production de manuscrits, perdirent peu à peu leur raison d’être économique, ce qui affaiblit l’emprise de l’Église.

L’impression à grande échelle a ainsi privé l’Église de son monopole sur les Écritures et bien d’autres formes de savoir. À mesure que l’écrit se démocratisait et que l’alphabétisation devenait plus accessible, la théologie cessa d’être l’apanage du clergé. Comme l’indique l’historien de la théologie Euan Cameron, « une suite de repères éditoriaux » franchis au cours des deux premières décennies du XVIe siècle jeta les bases de la « critique textuelle moderne » appliquée aux Écritures[^123]. On en vint à « contester les mauvaises lectures de textes qui avaient servi à soutenir les dogmes traditionnels »[^124]. C’était une invitation à l’émergence de nouveaux courants protestants, désireux d’élaborer leurs propres interprétations de la Bible. L’imprimerie réduisit ainsi le coût de l’hérésie et offrit aux dissidents un lectorat élargi.

De plus, elle contribua progressivement à déconstruire la vision médiévale du monde. La baisse du prix de l’information permit de passer d’une conception du monde chargée de symboles à une approche fondée sur la causalité, annonciatrice de la méthode scientifique et mieux adaptée à une population en voie d’alphabétisation. « La pensée symbolique dépeint un univers articulé, ordonné, hiérarchisé. Chaque lien symbolique suggère une position supérieure ou inférieure… La noix symbolise le Christ ; la douce amande interne incarne Sa nature divine, tandis que la coque ligneuse intermédiaire représente la croix. Ainsi, toutes ces images élevaient sans cesse l’esprit de l’homme vers l’éternel »[^125].

Ce mode de pensée était celui d’une société hiérarchique et largement illettrée. L’avènement de l’imprimerie, en favorisant une alphabétisation croissante, a encouragé pour sa part une vision du monde fondée sur la causalité.

4.5 Un parallèle pour aujourd’hui

La société médiévale, qui semblait promise à une stabilité immuable par la solidité de ses institutions et la certitude de ses dogmes, s’est transformée à une vitesse fulgurante vers le milieu du XVe siècle. Son institution phare, l’Église, vit son monopole, jusqu’alors incontesté, profondément ébranlé. Une autorité, restée intouchable pendant des siècles, se heurta soudain à des critiques acerbes. Des fidélités et des croyances, jadis plus sacrées que ne l’est aujourd’hui l’allégeance à l’État-nation, furent balayées en quelques années par une révolution technologique naissante.

Nous croyons être à l’aube d’un bouleversement de même ampleur. La révolution de l’information détruira le monopole de l’État-nation, tout comme la révolution de la poudre avait sapé celui de l’Église. Un parallélisme saisissant se dessine entre la fin du XVe siècle, époque où la vie s’articulait entièrement autour de la religion, et notre monde contemporain, qui se confond avec la politique. Dans les deux cas, qu’il s’agisse de l’Église d’antan ou de l’État-nation actuel, on constate une dérive institutionnelle confinant à la sénilité. À la fin du Moyen Âge, l’Église était lourdement endettée, incapable de satisfaire ses propres exigences ; ses actions, de plus en plus futiles voire nuisibles, ternissaient son image auprès de ceux qui, jadis, en avaient été les plus ardents défenseurs. L’État-nation contemporain semble emprunter le même chemin.

« Pauvre, cupide et dépensière »

Tout comme l’Église à la fin du XVe siècle, le gouvernement actuel peine à justifier les sommes qu’il perçoit. L’historien du christianisme Euan Cameron écrit : « Un bas clergé miséreux semblait offrir peu de services au regard de ce qu’il demandait ; une grande partie des sommes perçues se perdait dans les monastères ou au sein des arcanes de l’administration et de l’enseignement supérieur. Alors même que certains secteurs de l’Église bénéficiaient de dons fréquents et généreux, l’institution renvoyait l’image d’une entité à la fois pauvre, cupide et dépensière. »[^126] Il est difficile de ne pas y voir un miroir des pratiques gouvernementales de la fin du XXe siècle.

Au XVe siècle, les pratiques cultuelles proliférèrent, à l’image de la multiplication des programmes de l’État-providence aujourd’hui. Non seulement les bénédictions et les fêtes se multipliaient à l’infini, tout comme le nombre de saints et de reliques, mais l’on bâtissait sans cesse de nouvelles églises, fondait couvents et monastères, créait des communautés de prédicateurs, ajoutait aux chapitres des cathédrales de nouvelles sections, érigeait des sanctuaires dotés de rentes, formait de nouvelles confréries religieuses et instituait de nouvelles solennités, engendrant ainsi une succession de jours fériés. Les offices s’allongeaient, tandis que les prières et les cantiques devenaient plus complexes. Les différents ordres mendiants rivalisaient pour solliciter des aumônes. C’était une surenchère institutionnelle qui n’est pas sans rappeler les sociétés fortement politisées de notre époque.

Les jours de fête et les festivals religieux se multipliaient, de même que les cérémonies liturgiques. Messes en latin, chants, processions et offices tantôt joyeux, tantôt lugubres rythmaient chaque instant de l’année. Les fidèles y consacraient leur temps et leurs ressources, à l’image des contribuables d’aujourd’hui, accablés par les impôts et les formalités administratives.

Les innocents paient

Comme aujourd’hui, ce sont les secteurs les plus productifs de la société qui subissaient la ponction la plus lourde. Et ces charges ne cessaient d’augmenter, souvent de manière insidieuse, à mesure que le capital s’investissait au-delà du seul patrimoine foncier. L’esprit de l’époque, profondément attaché à la hiérarchie des statuts, ne percevait pas le coût d’opportunité qu’entraînait l’expansion de pratiques cultuelles fastueuses. Le financement de ces banquets, jours de repos et de tout le train de vie ecclésiastique reposait principalement sur les paysans, les petits artisans et les petits commerçants, soit précisément ceux qui misaient sur l’utilisation productive de leur capital.

Réglementations contre-productives

Vers la fin du XVe siècle, l’Église s’appuyait sur le droit canon pour régir de nombreux aspects de la vie économique et sociale. Elle enregistrait les contrats de mariage, validait les testaments, autorisait l’exercice des métiers, tenait les registres fonciers et réglementait le commerce — autant de prérogatives que l’État-nation s’est arrogé par la suite. Comme c’est encore le cas aujourd’hui, cette profusion d’édits et de restrictions finissait souvent par nuire à la productivité.

Toute transaction commerciale était par exemple proscrite le 28 décembre, même en pleine semaine, en pieuse mémoire du Massacre des Innocents. En plus de semer la confusion, de tels interdits retardaient ou annulaient de nombreuses transactions, entravant de ce fait la prospérité.

Des prix monopolisés

Le droit canon servait également à préserver des monopoles et à contrôler les prix. L’Église, par exemple, tirait d’importants profits de l’alun extrait de ses mines de Tolfa, en Italie. Lorsque des marchands entreprirent d’importer de l’alun à bas prix de Turquie, le Vatican invoqua le droit canon pour défendre son monopole, allant jusqu’à excommunier ceux qui achetaient de l’alun turc.

Une logique similaire sous-tendait l’interdiction de consommer de la viande le vendredi. En tant que seigneur féodal majeur, l’Église possédait d’importantes pêcheries. Elle fit donc valoir un argument théologique pour inciter les fidèles à manger du poisson, s’assurant ainsi un marché stable, à une époque où les conditions sanitaires et climatiques en décourageaient souvent la consommation.

À l’image de certains dirigeants modernes, l’Église n’hésitait pas à user d’interdictions arbitraires pour se constituer des rentes. En proclamant certains comportements contraires aux bonnes mœurs, elle pouvait ensuite vendre des « dispenses » ou des « indulgences » qui tenaient lieu de passe-droits. Les historiens relèvent que la définition de l’inceste était incroyablement large : même des cousins éloignés, ou des personnes liées par alliance, ne pouvaient se marier qu’après avoir obtenu une dispense de l’Église. Dans de nombreux petits villages européens, où les mariages consanguins étaient fréquents, le marché des dispenses de parenté se révéla très lucratif. De surcroît, la sexualité au sein du mariage était rigoureusement réglementée : les rapports étaient interdits les dimanches, mercredis et vendredis, ainsi qu’au cours des quarante jours précédant Pâques et Noël, sans oublier les trois jours précédant la communion. Autrement dit, il était interdit aux époux d’avoir des contacts intimes pendant au moins 55 % de l’année. Selon E. J. Burford, dans The Bishop’s Brothels, ces interdictions absurdes auraient favorisé l’essor de la prostitution, pour le plus grand profit financier de l’Église[^128]. Burford soutient en outre que l’évêque de Winchester fut, pendant plusieurs siècles, le principal propriétaire des bordels londoniens de Bankside, à Southwark. Et ce phénomène ne se limitait pas à l’Angleterre :

Le pape Sixte IV (vers 1471), qui aurait contracté la syphilis auprès d’une de ses innombrables maîtresses, fut le premier pape à accorder des licences aux prostituées et à prélever un impôt sur leurs revenus, multipliant ainsi les recettes papales. De fait, la Curie romaine a financé en partie la basilique Saint-Pierre grâce à cet impôt et à la vente de licences. Son successeur, le pape Léon X, aurait accumulé vingt-deux mille ducats d’or grâce à la vente de ces licences, soit quatre fois plus que ce qu’il perçut de la vente frauduleuse d’indulgences en Allemagne.[^129]

Même la règle du célibat imposée au clergé se révéla particulièrement profitable pour l’Église. Comme le rappelle Burford, elle servait de prétexte à « un racket nommé cullagium », une taxe imposée aux « prêtres concubinaires »[^130]. Extrêmement rentable, cette taxe était couramment appliquée en France et en Allemagne par les évêques, et ce malgré les dénonciations de ce « commerce honteux par lequel ces prélats vendaient la permission de pécher » (concile du Latran, 1215)[^131]. C’était là l’une des nombreuses méthodes pour récolter des fonds en monnayant le droit de déroger au droit canon, un procédé qui n’est pas sans rappeler la tendance des politiciens à s’arroger des pouvoirs réglementaires arbitraires.

Les indulgences

Le pouvoir de réglementer de manière arbitraire implique aussi celui de faire payer ses « victimes » pour les exempter de règles abusives. L’Église vendait ainsi des autorisations (ou indulgences) pour tout, y compris pour la consommation d’œufs et de produits laitiers pendant le carême. Ces indulgences étaient bien entendu onéreuses pour les aristocrates et les riches marchands. Elles étaient également proposées sous forme de loteries, à l’instar des tirages publics actuels, afin d’attirer les deniers des plus modestes[^132]. Le commerce des indulgences s’intensifia à mesure que les dépenses de l’Église augmentaient, amenant les observateurs à une conclusion qui semblait évidente : l’appareil ecclésiastique exploitait avant tout son pouvoir pour s

Surdose bureaucratique

À la fin du XVe siècle, le fardeau de la religion institutionnalisée avait atteint un sommet historique, comparable au poids que les États font aujourd’hui peser sur l’économie. Plus la vie était imprégnée de religion, plus l’appareil ecclésiastique se développait et devenait coûteux. Comme l’explique Cameron, « il était infiniment plus facile de mobiliser des volontaires pour occuper les nombreux emplois de l’institution à la fin du Moyen Âge que de trouver les ressources nécessaires pour les rémunérer »[^134]. Et, à l’instar des gouvernements surendettés de la fin du XXe siècle, l’Église, à court de fonds, recourait à des tactiques contre-productives, voire prédatrices. Au XVe siècle, l’Église, tout comme l’État contemporain, disposait de ressources financières sans précédent (et qu’elle ne connaîtrait plus jamais par la suite). Pourtant, à l’image de l’État moderne, elle peinait à subvenir à ses besoins, malgré ces revenus records. Tout comme l’État-nation pèserait, cinq siècles plus tard, sur l’économie industrielle, l’Église dominait l’économie féodale en s’appropriant des richesses qui, autrement, auraient pu stimuler la croissance. ### Dépenses déficitaires au XVe siècle Pour accroître sans cesse ses ressources, l’Église recourait à tous les stratagèmes. Les territoires placés sous son autorité directe subissaient des taxes toujours plus lourdes. Ailleurs en Europe, la papauté prélevait les « annates », des redevances payées par le clergé, ce qui empêchait les souverains locaux de taxer eux-mêmes les biens de l’Église.

À l’instar des États modernes, l’Église n’hésitait pas à puiser dans ses fonds réservés — initialement affectés à des usages précis — pour éponger ses dettes. Les bénéfices tirés des divers offices ecclésiastiques étaient vendus ouvertement, tout comme le produit des dîmes. En pratique, ces parts de dîmes s’apparentaient à des obligations émises par un pouvoir public pour réduire son déficit. Cette démarche mercantile n’empêchait nullement le clergé de se poser en pourfendeur des vices du capitalisme. Il déployait pourtant mille et une méthodes — sinon « modernes », du moins fort ingénieuses — pour monnayer ses privilèges. La vente d’objets sacrés, tels que les cierges bénits, les palmes du dimanche, « les herbes bénies pour l’Assomption » et, bien entendu, divers types d’eau bénite[^135], représentait une manne financière non négligeable. Tout comme certains élus menacent aujourd’hui de suspendre le ramassage des ordures si les impôts ne sont pas augmentés, les prélats n’hésitaient pas à fermer les lieux de culte pour faire pression sur une paroisse et lui extorquer de l’argent. Le moindre prétexte était bon. En 1436, l’évêque Jacques Du Chatelier, dépeint comme un « homme fastueux et cupide », fit fermer l’église des Innocents à Paris pendant vingt-deux jours, interrompant tous les offices jusqu’à ce que la paroisse s’acquitte d’une amende exorbitante. Le motif invoqué : deux mendiants en pleine querelle auraient laissé s’échapper quelques gouttes de sang dans le lieu saint, le profanant ainsi. Pas de mariages, pas d’enterrements, pas de messes tant que l’amende n’était pas réglée.[^136] > The Italian Stewes (to make the Pope good cheer)
> payd twentie thousand Duckets in a yeere.
> Besides they give a Priest (t amend his fee)
> the pryfit of a whore, or two or three…
> Methinkes it must he a had Divintie
> that with the Stewes hath such affinitie.[^137] > > – BALLADE ANGLAISE DU XVe SIÈCLE ### La haine pour les chefs d’Église

Il n’est pas surprenant qu’à la fin du XVᵉ siècle la population ait éprouvé une profonde aversion pour le clergé, du simple curé aux dignitaires les plus élevés, avec une virulence comparable à celle que nos contemporains réservent aux politiciens. Comme l’explique Huizinga : « Le mot “haine” n’est pas trop fort dans ce contexte, car il s’agissait bien d’une haine latente, générale et persistante. Les masses ne se lassaient pas d’entendre dénoncer les vices du clergé. »[^138] Beaucoup étaient persuadés que l’institution se réduisait à la « cupidité et au luxe excessif ». Ce constat n’avait rien d’exagéré : la décadence rongeait l’Église à tous ses échelons. Du curé au pape, tous semblaient corrompus au service d’une institution toute-puissante.

Il suffit d’évoquer le cas d’Alexandre VI, pape de 1492 à 1503, pour mesurer l’ampleur d’une corruption qui ferait passer des politiciens modernes comme Giulio Andreotti ou Bill Clinton pour de pâles imitateurs. Réputé pour ses orgies fastueuses, Alexandre VI, déjà du temps de son cardinalat à Sienne, avait organisé une célèbre fête où seules les plus belles citadines furent conviées, à l’écart de leurs maris et pères. Ses soirées romaines étaient toutefois encore plus extravagantes. L’une d’elles, surnommée la « Danse des châtaignes », rassemblait « les cinquante plus belles prostituées de Rome », lesquelles rivalisaient d’orgasmes avec les ecclésiastiques sous le regard attentif du pape, de ses cardinaux et de plusieurs nobles. Le pape, qui appréciait la virilité, gratifiait les plus performants de manteaux, de bottes, de coiffes, de tuniques et d’autres présents.[^140]

Alexandre eut par ailleurs au moins sept enfants illégitimes, peut-être huit. L’un d’eux, Giovanni, surnommé Infans Romanus, naquit de sa propre fille, Lucrèce Borgia, alors âgée de dix-huit ans. Le pape reconnut en privé la paternité de Giovanni, dont il était, à défaut, le grand-père. Il entretenait une relation incestueuse avec Lucrèce, qui était également la maîtresse de Juan, duc de Gandie (le fils aîné du pape), et du cardinal César Borgia, ce bâtard princier qui inspira à Machiavel son traité Le Prince. César était un assassin, tout comme son père, lui-même soupçonné de nombreux complots meurtriers. On les accuse d’ailleurs d’avoir conspiré pour éliminer Juan, dont le corps fut retrouvé la gorge tranchée dans le Tibre le 15 juin 1497[^141].

Les dirigeants décadents de l’Église finissante du Moyen Âge et les politiciens corrompus de notre temps présentent bien plus de similitudes qu’on ne l’imagine.

« Aujourd’hui, je suis devenu deux fois père. Que Dieu le bénisse. »[^143] – RODOLPH ACRICOLA, apprenant que sa concubine venait de lui donner un fils le jour même de son élection au rang d’abbé.

4.6 L’HYPOCRISIE

Sous cette « croûte de piété ostensible », la société de la fin du Moyen Âge se caractérisait par un cynisme, une irrévérence et une débauche remarquables. Les églises servaient non seulement de lieux de rencontre amoureuse pour la jeunesse, mais aussi de repaires de prostituées ou de vendeurs d’images obscènes. Les historiens rapportent que « l’irrévérence marquait la quasi-totalité de la pratique religieuse quotidienne »[^144]. Les chantres, rémunérés pour prier pour le salut des défunts, glissaient souvent des grossièretés dans les textes liturgiques. Les veillées et processions – qui jouaient un rôle prépondérant au Moyen Âge – se transformaient fréquemment en beuveries, voire en spectacles dégradants, comme le soulignait Denis le Chartreux, théologien éminent de l’époque[^145]. Certains balaieraient ces remarques d’un revers de main, les considérant comme l’excès d’un moine rigoriste trop prompt à juger. Pourtant, ces observations se retrouvent dans diverses sources qui dressent un tableau similaire. À l’époque, la dépravation était admise comme un fait établi, et ce, au sein même d’une société qui érigeait la religion en valeur suprême. Jean Gerson, théologien majeur du XVe siècle, affirmait que « les fêtes sacrées, même celles de la nuit de Noël », donnaient lieu à « des orgies, jeux de cartes, blasphèmes… ». Lorsqu’on évoquait ces excès dans le débat public, il rétorquait que « la noblesse et le clergé en font autant sans être inquiétés »[^146].

Piété et compassion

La piété qui légitimait l’omniprésence de l’Église à la fin du XVe siècle fait écho à la rhétorique de la « compassion » invoquée pour justifier l’État-providence contemporain. Vendre des indulgences pour combler un désir de piété sans véritable fondement moral est comparable aux dépenses sociales effrénées visant à satisfaire un besoin de compassion dépourvu de charité sincère. Le résultat, qu’il soit moral ou social, importe peu : dans un cas comme dans l’autre, piété et compassion relèvent d’une dévotion quasi superstitieuse.

À une époque où les liens de causalité restaient obscurs, les rituels de l’Église rythmaient chaque instant de la vie. Un voyage, une visite ou la moindre tâche quotidienne s’accompagnaient d’une multitude de formalités : bénédictions, cérémonies, formules rituelles[^147]. Ainsi, les fiévreux portaient des prières manuscrites autour du cou, tandis que de jeunes filles affaiblies offraient des mèches de cheveux à l’icône de saint Urbain dans l’espoir d’enrayer leur chute. En Navarre, des paysans organisaient des processions derrière l’effigie de saint Pierre pour attirer la pluie[^148]. Ces pratiques servaient à apaiser l’angoisse, faute de remèdes réellement efficaces[^149].

Deux péchés pour faire un rite

Dans l’Europe médiévale, la croyance en la puissance quasi miraculeuse des reliques était telle que la mort d’une personne sainte déclenchait souvent une ruée effrénée pour s’emparer de sa dépouille. Ainsi, après le décès de saint Thomas d’Aquin à l’abbaye de Fossanova, les moines le décapitèrent et firent bouillir son corps pour en préserver les os. Lorsque sainte Élisabeth de Hongrie fut exposée dans son cercueil, « une foule de dévots se précipita pour découper ou arracher des morceaux du linceul qui enveloppait son visage ; ils lui coupèrent les cheveux, les ongles, et même les mamelons »[^150].

Piété sans vertu

Pour l’homme médiéval, la valeur des reliques, la menace des démons, la certitude de l’intervention divine, ainsi que l’importance de la prière, de la pénitence et des pèlerinages constituaient des vérités absolues. Aujourd’hui, l’on croit encore en Dieu, mais rarement avec une ferveur comparable, ni avec la même assurance de pouvoir racheter ses péchés. En effet, plus la foi était intense, plus certaines pratiques liturgiques étaient perçues comme des moyens infaillibles de se racheter à peu de frais. Ainsi se répandit l’idée que pour chaque vice ou chaque faute existait un rituel pénitentiel capable de racheter l’âme, instaurant une sorte de « mathématique du salut »[^151]. Paradoxalement, une vie saturée de sacré laissait peu de place à une véritable exigence morale. Comme l’exprime Huizinga, « lorsque la religion s’immisce dans tous les aspects de la vie, elle mêle constamment le saint et le profane. Les choses sacrées deviennent alors trop familières pour que l’on en ressente profondément la transcendance »[^152].

4.7 LE REDIMENSIONNEMENT DE L’ÉGLISE

À la fin du XVe siècle, l’Église, outre sa corruption, entravait le développement économique. Elle immobilisait des capitaux considérables de manière improductive, appauvrissant la société et freinant le commerce. On peut établir un parallèle pertinent avec l’État d’aujourd’hui. Nous savons ce qu’il advint de la toute-puissante Église avec la révolution de la poudre : une forte pression s’exerça pour qu’elle réduise drastiquement ses dépenses et ses effectifs. Face au refus du clergé romain, les confessions protestantes naissantes s’imposèrent en concurrentes de l’institution, proposant divers moyens d’alléger le fardeau économique de la religion :

– Elles construisirent de nouvelles églises d’une grande sobriété et allèrent jusqu’à dépouiller les autels des plus anciennes pour réinjecter ces capitaux dans l’économie.

– Elles révisèrent la doctrine chrétienne en faisant reposer le salut sur la foi plutôt que sur les œuvres, une approche bien moins onéreuse.

– Elles adoptèrent une liturgie épurée, réduisant au minimum le nombre de fêtes et de sacrements.

– Elles fermèrent monastères et couvents et cessèrent de distribuer l’aumône aux ordres mendiants. La pauvreté passa du statut de vertu apostolique à celui de fléau social, voire de tare[^153].

Pour comprendre comment le déclin de l’Église a libéré la productivité, il faut analyser les multiples freins qu’elle imposait à la croissance avant de perdre son monopole. Tout comme l’État aujourd’hui, l’Église de la fin du XVe siècle représentait une charge économique écrasante.

  1. Les coûts directs – dîme, impôts et frais divers – alimentaient une bureaucratie ecclésiastique pléthorique. Si cette pratique se maintint dans les Églises protestantes qui succédèrent à la « Sainte Mère l’Église » médiévale, les dîmes devinrent cependant plus difficiles à prélever dans les zones urbaines. La fin du monopole ecclésiastique permit ainsi d’abaisser les taux d’imposition marginaux dans les régions commerçantes.

  2. Les doctrines religieuses freinaient l’épargne. Dans l’imaginaire médiéval, le grand pécheur était l’avare, celui qui amassait son or au péril de son âme. L’obligation de financer de « bonnes œuvres » se traduisait pour les fidèles par d’onéreuses contributions à l’Église. La doctrine des « satisfactions », qui permettait d’échapper au purgatoire, leur imposait de financer des messes ou de fonder des « chapellenies ». Luther s’attaqua directement à ce point dans ses quatre-vingt-quinze thèses, notamment la huitième et la treizième, en affirmant que « les mourants paient toutes leurs dettes par leur mort. »[^154] Autrement dit, le capital d’un protestant pouvait désormais être transmis à ses héritiers. Selon la nouvelle doctrine, il n’était plus nécessaire de fonder des chapellenies, ces institutions qui assuraient la célébration de messes sur des périodes allant de trente ans jusqu’à la perpétuité pour les plus riches.

  3. L’idéologie de l’Église médiévale encourageait également le détournement de capitaux vers l’acquisition de reliques. De nombreux sanctuaires dépensaient des sommes considérables pour se procurer des objets physiquement associés au Christ ou à divers saints, tandis que les plus fortunés accumulaient des collections privées. L’électeur Frédéric de Saxe, par exemple, rassembla une collection de dix-neuf mille reliques, dont certaines rapportées d’un pèlerinage à Jérusalem en 1493. Sa collection comprenait des objets présentés comme « le corps d’un saint Innocent, le lait de la Vierge Marie et de la paille de la crèche de la Nativité »[^155]. Le rendement du capital investi dans ces reliques était vraisemblablement faible. L’importance nouvelle accordée à la foi et à la notion d’élus diminua l’intérêt d’accumuler de tels talismans religieux, incitant à investir les capitaux dans des activités dont les rendements pouvaient être exploités par le monarque.

  4. L’avènement des confessions protestantes mit fin aux monopoles économiques de l’Église médiévale et affaiblit considérablement la réglementation. Comme nous l’avons évoqué, le droit canon était souvent adapté de manière à soutenir les monopoles et les intérêts commerciaux de l’Église. Moins soucieuses de préserver des intérêts économiques établis, les nouvelles confessions proposèrent une interprétation de la doctrine religieuse qui favorisa un système plus libre, levant de nombreux obstacles à l’expansion du commerce.

  5. La Réforme protestante élimina bon nombre des rites et rituels de l’Église médiévale qui empiétaient sur le temps des fidèles. À la fin du XVe siècle, les rites, sacrements et jours saints s’étaient multipliés au point de ponctuer la quasi-totalité du calendrier. Cette inflation cérémonielle découlait du principe promu par l’Église « […] selon lequel on pouvait multiplier à l’envi les actes de prière ou de culte et en retirer un bénéfice »[^156]. C’est précisément ce qui se produisit. La productivité était entravée par des offices toujours plus longs et élaborés, par l’obligation de réciter des prières répétitives à titre de pénitence, ainsi que par la prolifération de fêtes de saints chômées. De multiples réglementations et cérémonies rythmaient la journée et les saisons, réduisant considérablement le temps disponible pour les tâches productives. Cela n’affectait peut-être guère les rythmes de l’agriculture médiévale, qui mobilisait 90 % ou plus de la population, car de nombreux moments de l’année ne requéraient pas un labeur quotidien aux champs. Le rendement des cultures dépendait sans doute davantage des aléas climatiques et des invasions de nuisibles que du surcroît de travail qu’aurait permis un calendrier religieux moins contraignant.

Cette perte de productivité était moins problématique pour le secteur agricole que pour d’autres domaines. Les contraintes temporelles imposées par l’Église étaient en effet bien moins compatibles avec l’artisanat, la manufacture, le transport, le commerce ou toute autre activité où la productivité et la rentabilité étaient étroitement liées au temps investi.

Il n’est donc guère surprenant que la grande transition de la fin du XVe siècle soit intervenue à un moment où les rentes foncières augmentaient et où les salaires réels des paysans déclinaient. La pression démographique croissante réduisait le rendement des terres communales, souvent situées près des rivières et des cours d’eau dont dépendaient les paysans pour le pâturage, la pêche ou la collecte de bois de chauffage. La détérioration du niveau de vie exerçait ainsi une pression grandissante sur la paysannerie, l’obligeant à chercher des sources de revenus complémentaires. En conséquence, « une part croissante de la population rurale s’est tournée vers la production artisanale destinée au marché, notamment dans le secteur textile, un processus connu sous le nom de putting-out system ou de “proto-industrialisation” »[^157]. Les contraintes cérémonielles de l’Église constituaient donc un obstacle pour les paysans les plus entreprenants qui cherchaient à compléter leurs revenus agricoles par une activité artisanale, entravant ainsi cette diversification économique.

L’une des contributions les plus significatives des sectes protestantes à la productivité a été la suppression d’une quarantaine de jours de fête. Cette mesure permettait non seulement d’économiser les coûts considérables liés à l’organisation des festivités — notamment l’approvisionnement en nourriture et en boisson pour les banquets villageois —, mais aussi de libérer un temps précieux. Concrètement, renoncer à observer ces jours fériés abolis permettait d’ajouter plus de trois cents heures de travail par an. En somme, l’allègement du fardeau cérémoniel de l’Église médiévale a favorisé une augmentation notable de la production, en libérant un temps de travail qui, autrement, aurait été improductif.

  1. La rupture du monopole de l’Église libéra un patrimoine considérable, dont les rendements sous sa gestion étaient faibles – un parallèle évident avec les actifs détenus par l’État à la fin du XXe siècle. L’Église était alors, de loin, le plus grand propriétaire foncier de l’ère féodale. Son emprise foncière, dans certaines sociétés européennes où son pouvoir était le plus affirmé, égalait celle de l’État moderne et pouvait dépasser 50 % du territoire dans des pays comme la Bohême. En vertu du droit canon, toute propriété entrant dans le patrimoine de l’Église devenait inaliénable. Ses possessions foncières ne cessaient donc de s’accroître, l’institution recevant constamment des terres par le biais de legs testamentaires destinés à financer des services sociaux, des chapellenies ou d’autres œuvres.

S’il est difficile d’évaluer avec précision la productivité des terres ecclésiastiques, on peut l’estimer nettement inférieure à la fin du Moyen Âge qu’à ses débuts. Dès le XIVe siècle, l’orientation croissante de la production vers le marché, au détriment de l’agriculture de subsistance, incita la plupart des seigneurs laïcs à remplacer leurs intendants illettrés par des gestionnaires professionnels pour optimiser le rendement de leurs domaines. Grâce à ces nouvelles pratiques, leur productivité dépassa sans doute rapidement celle des domaines de l’Église, qui, en théorie, ne généraient aucun profit privé. Certes, certains princes-évêques, plus séculiers, géraient leurs domaines à la manière des seigneurs laïcs. Cependant, la productivité des autres biens ecclésiastiques souffrait vraisemblablement d’une gestion laxiste au sein d’une institution vaste et décentralisée, présentant des inconvénients analogues à ceux de la propriété étatique ou collective d’aujourd’hui. Il est par ailleurs évident que la saisie des monastères a permis de réallouer des ressources devenues redondantes pour la copie de livres et de manuscrits après l’invention de l’imprimerie.

  1. Comme nous l’avons expliqué dans The Great Reckoning, certaines sectes protestantes réagirent à la révolution de la poudre à canon en adaptant leurs doctrines pour encourager le commerce, notamment en levant l’interdiction de l’usure (le prêt à intérêt). L’opposition doctrinale de l’Église médiévale au capitalisme naissant freinait en effet la croissance. L’essentiel de ses enseignements visait à consolider le système féodal, dont elle profitait largement en tant que premier propriétaire terrien. Consciemment ou non, l’Église avait tendance à ériger ses propres intérêts économiques en préceptes religieux, s’opposant ainsi au développement d’une industrie et d’une richesse commerciale indépendantes, qui risquaient de déstabiliser l’ordre féodal. Les interdits contre l’« avance » (l’accaparement), par exemple, visaient surtout les transactions commerciales, mais épargnaient les redevances féodales ou la vente d’indulgences. De même, ses tentatives tristement célèbres d’imposer un « juste prix » aux marchandises bridaient les rendements des biens et services qu’elle ne produisait pas elle-même.

L’interdiction de l’« usure » est un exemple particulièrement parlant de cette résistance de l’Église à l’innovation commerciale. La banque et le crédit étant des rouages essentiels au développement du commerce à grande échelle, la restriction de leur accès par l’Église entravait inévitablement l’expansion économique.

  1. Plus subtilement, l’importance accordée par les nouvelles dénominations à la Bible en tant que texte fondateur contribua à démanteler la mentalité et l’idéologie de l’Église médiévale, qui constituaient de véritables obstacles à la croissance. La grille de lecture culturelle de la fin du Moyen Âge portait les individus à interpréter le monde en termes de similitudes symboliques plutôt que de liens de cause à effet, ce qui court-circuitait le raisonnement et éloignait les esprits d’une vision mercantile de l’existence. Or, la pensée par équivalences symboliques se concilie mal avec une logique fondée sur la valeur marchande. « Les trois ordres représentent les qualités de la Vierge. Les sept électeurs de l’Empire signifient les vertus ; les cinq villes d’Artois et de Hainaut, qui en 1477 restèrent fidèles à la maison de Bourgogne, sont les cinq vierges sages… De la même façon, les chaussures signifient l’attention et la diligence, les bas la persévérance, la jarretière la résolution, etc. »[^158] Comme le montre cet exemple, cité par l’éminent médiéviste Johan Huizinga, la pensée était alors dominée par le dogme et par un système de symboles et d’allégories rigides qui inscrivaient chaque aspect de la vie dans une hiérarchie immuable. Ainsi, les aspects les plus anodins de l’existence n’étaient pas interprétés à l’aune de leurs liens de causalité, mais à travers le prisme de symboles et d’allégories immuables. Chaque élément pouvait incarner tour à tour des vertus ou des vices, dans un jeu de renvois constants qui, loin d’éclairer les relations de cause à effet, ne faisait que les obscurcir. Pour ajouter à la complexité, ces correspondances étaient souvent organisées arbitrairement au sein de schémas numériques. Le chiffre sept, par exemple, occupait une place de choix : il y avait les sept vertus, les sept péchés capitaux, les sept demandes du Notre Père, les sept dons du Saint-Esprit, les sept moments de la Passion, les sept béatitudes et les sept sacrements, « représentés par les sept animaux et suivis par les sept maladies. »[^159] ### Le journalisme du XVe siècle Si un journal d’actualité avait existé au XVe siècle, il n’aurait pas répondu aux exigences du reportage factuel, ou alors seulement de manière indirecte, par le biais de personnifications allégoriques. Prenons pour exemple ce passage tiré d’une chronique privée qui relate les massacres commis par les Bourguignons à Paris au XVe siècle : > Alors se leva la déesse de la Discorde, qui vivait dans la tour du Mauvais Conseil, et elle réveilla la Colère, la femme folle, ainsi que la Cupidité, la Rage et la Vengeance, qui prirent toutes sortes d’armes et chassèrent la Raison, la Justice, la Mémoire de Dieu et la Modération de la façon la plus honteuse. Puis la Folie les rendit furieux, et Meurtre et Massacre tuèrent, abattirent, mirent à mort, massacrèrent tous ceux qu’ils trouvèrent dans les prisons. … et la Cupidité releva ses jupes dans sa ceinture avec Rapine, sa fille, et Larcin, son fils. … Par la suite, les personnes susmentionnées allèrent sous la conduite de leurs déesses, à savoir la Colère, la Cupidité et la Vengeance, qui les menèrent dans toutes les prisons publiques de Paris, etc.[^160]

L’abandon du paradigme médiéval a permis d’aborder les événements selon une logique « moderne » de cause à effet, plutôt que par le prisme de relations symboliques et de personnifications allégoriques.

Nul besoin de douter de la sincérité de la doctrine et de la pensée de l’Église à la fin du Moyen Âge pour constater qu’elles étaient parfaitement adaptées aux exigences du féodalisme agraire, un système qui laissait peu de place au commerce et encore moins au développement industriel. En tant qu’institution dominante, l’Église façonnait les contraintes morales, culturelles et juridiques pour servir les impératifs féodaux. C’est précisément pourquoi ces cadres se sont révélés inadaptés aux besoins de la société industrielle naissante, tout comme les structures morales, culturelles et juridiques de l’État-nation moderne entravent aujourd’hui le commerce à l’ère de l’information.

Nous sommes convaincus que l’État, à l’instar de l’Église, connaîtra une transformation radicale afin de permettre à ce nouveau potentiel de s’épanouir.

La doctrine protestante, selon laquelle on peut accéder au paradis par la foi seule et sans recourir aux prières pour les défunts, fut d’abord présentée comme un simple débat théologique. Pourtant, il s’agissait d’une théologie en parfaite adéquation avec les réalités économiques d’une ère nouvelle. Elle répondait au besoin manifeste d’une voie plus rentable vers le salut, à une époque où le coût d’opportunité d’investir toujours plus de capital dans une bureaucratie ecclésiastique pléthorique avait soudainement grimpé. Les fidèles confiaient volontiers leur argent à l’Église quand ils n’avaient guère d’autre choix. Mais dès qu’ils découvrirent la possibilité de multiplier leur capital par cent en finançant un voyage pour les épices d’Orient, ou d’obtenir un rendement, certes moindre mais tout de même prometteur, de 40 % par an en soutenant un bataillon pour le roi, ils recherchèrent tout naturellement la grâce divine là où se trouvaient leurs intérêts.

De nombreux marchands et autres roturiers devinrent rapidement bien plus riches que leurs ancêtres ne l’avaient jamais été sous le féodalisme. L’enrichissement notable des marchands et des artisans au début de l’époque moderne nourrissait l’hostilité de ceux dont les revenus et le mode de vie s’effondraient avec l’ancien système féodal. L’affaiblissement du monopole de l’Église et la montée en puissance « mégapolitique » des nouveaux riches entraînèrent une forte diminution de la redistribution des revenus. Les paysans et les pauvres des villes, qui ne bénéficiaient pas immédiatement du nouveau système, enviaient amèrement ceux qui en profitaient. Huizinga décrit cette attitude générale en des termes qui établissent un parallèle saisissant avec la révolution de l’information : « La haine des gens riches, en particulier des nouveaux riches, alors très nombreux, est générale. »[^161]

L’essor de la criminalité offre un parallèle tout aussi frappant. L’effondrement d’un ordre ancien s’accompagne presque toujours d’une flambée de criminalité, voire d’une anarchie totale, comme ce fut le cas lors de la révolution féodale évoquée au chapitre précédent. À la fin du Moyen Âge, la criminalité a également explosé, en raison de la désintégration des anciens systèmes de contrôle social. Selon Huizinga, « [L]a criminalité en vint à être considérée comme une menace pour l’ordre et la société. »[^162] Ce phénomène pourrait s’avérer tout aussi dangereux à l’avenir.

Le monde moderne naquit au milieu du tumulte de technologies nouvelles, d’idées audacieuses et de l’inévitable odeur de la poudre. Les armes à feu et les progrès de la navigation ébranlèrent les fondements militaires du féodalisme, tandis que les nouvelles technologies de la communication en sapèrent l’idéologie. L’imprimerie permit notamment de révéler la corruption de l’Église, dont les membres, de la haute hiérarchie jusqu’au simple clergé, étaient déjà méprisés par une société qui, paradoxalement, plaçait la religion au cœur de son existence. Ce paradoxe fait étrangement écho à la désillusion contemporaine envers les politiciens et les bureaucrates, dans une société où la politique occupe le devant de la scène.

La fin du XVe siècle fut une ère de désillusion, de confusion, de pessimisme et de désespoir. Une époque qui n’est pas sans rappeler la nôtre.

[^107] : Ibid., p. 88-89. [^108] : Ibid., p. 95. [^109] : Ibid., p. 90. [^110] : Ibid., p. 87. [^111] : Norman Cohn, The Pursuit of the Millennium: Revolutionary Millenarians and Mystical Anarchists of the Middle Ages, édition révisée et augmentée (Oxford : Oxford University Press, 1970), p. 127. [^112]: Ibid. [^113]: Ibid., p. 128. [^114]: C. Northcote Parkinson, Parkinson’s Law and Other Studies in Administration (Boston : Houghton Mifflin, 1957), p. 60, cité dans Tilly, p. 4. [^115]: van Creveld, op. cit., p. 50. [^116]: Playfair, op. cit., p. 72. [^117]: Huizinga, op. cit., p. 26. [^118]: Ibid., p. 57. [^119]: Ibid. [^120]: Frederic C. Lane, Venice: A Maritime Republic (Baltimore : Johns Hopkins University Press, 1973), p. 275. [^121]: Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations (Chicago : University of Chicago Press, 1976), p. 8–9. [^122]: Voir H. J. Habakkuk et M. Postan (dir.), The Cambridge Economic History of Europe, vol. 6, The Industrial Revolution and After: Incomes, Population and Technological Change (Cambridge : Cambridge University Press, 1966). [^123]: Euan Cameron, The European Reformation (Oxford : The Clarendon Press, 1992), p. 68. [^124]: Ibid. [^125]: Huizinga, op. cit., p. 198. [^126]: Cameron, op. cit., p. 26–27. [^127]: Huizinga, op. cit., p. 149. [^128]: Cameron, op. cit., p. 26–27. [^129]: Ibid., p. 102. [^130]: Ibid. [^131]: Ibid., p. 103. [^132]: Huizinga, op. cit., p. 151. [^133]: Cameron, op. cit., p. 31. [^134]: Ibid., p. 24. [^135]: Ibid., p. 15. [^136]: Huizinga, op. cit., p. 27. [^137]: Burford, op. cit., p. 103. [^138]: Huizinga, op. cit., p. 173. [^139]: Ibid. [^140]: William Manchester, A World Lit Only by Fire: The Medieval Mind and the Renaissance (Boston : Little, Brown, 1992), p. 75-76. [^141]: Ibid., p. 79, 82-84. [^142]: Ibid., pp. 82–84. [^143]: Huizinga, op. cit., p. 154. [^144]: Ibid. [^145]: Ibid., p. 155. [^146]: Ibid. [^147]: Ibid., p. 9. [^148]: Exemples de pratiques religieuses d’après Cameron (op. cit., p. 10-11). [^149]: Keith Thomas, Religion and the Decline of Magic (Londres : Penguin, 1971), p. 800, cité dans Cameron, op. cit., p. 10. [^150]: Huizinga, op. cit., p. 161. [^151]: Cameron, op. cit., p. 19. [^152]: Huizinga, op. cit., p. 148. [^153]: Sur les conceptions divergentes de la pauvreté aux XVe et XVIe siècles, voir Robert Jutte, Poverty and Deviance in Early Modern Europe (Cambridge : Cambridge University Press, 1994), p. 15–17. [^154]: Cameron, op. cit., p. 127. [^155]: Ibid., p. 148. [^156]: Ibid., p. 11. [^157]: Ibid., p. 5. [^158]: Huizinga, op. cit. [^159]: Ibid., p. 199. [^160]: Ibid., p. 203.