2 Transformations mégapolitiques dans une perspective historique
« Dans l’histoire comme dans la nature, la naissance et la mort s’équilibrent en parts égales. » – JOHAN HUIZINGA1
1 Huizinga, op. cit., p. 7.
2.1 Le déclin du monde moderne
Selon nous, vous assistez en direct au déclin de l’ère moderne. Cette évolution, régie par une logique aussi implacable que sous-jacente, dépasse de loin ce que l’on imagine habituellement — et plus encore ce que CNN et les médias nous laissent entrevoir. Le prochain millénaire ne sera plus qualifié de « moderne ». Nous ne prétendons pas que l’avenir sera forcément sauvage ou arriéré (même si cela demeure une éventualité), mais nous soulignons que la période historique qui s’ouvre sera radicalement différente de celle qui vous a vu naître. Quelque chose de nouveau se profile. De même que la société agricole différait fondamentalement de celle des chasseurs-cueilleurs, et que la société industrielle se distinguait de l’économie agraire et féodale, le monde de demain marquera une rupture tout aussi profonde avec tout ce qui l’a précédé.
Au cours du nouveau millénaire, la vie économique et politique ne sera plus structurée à grande échelle par l’État-nation, comme ce fut le cas à l’ère moderne. La civilisation qui a enfanté la guerre mondiale, la chaîne de montage, la sécurité sociale, l’impôt sur le revenu, le déodorant et le four grille-pain est sur le déclin. Si le déodorant et le four grille-pain survivront sans doute, il n’en ira pas de même pour les autres piliers de ce monde. Tel un vieil homme autrefois puissant, l’État-nation voit ses jours comptés, et son avenir ne se mesure plus en siècles ou en décennies.
Les gouvernements ont déjà perdu une grande partie de leur pouvoir réglementaire et coercitif. L’effondrement du communisme a sonné le glas d’un cycle de cinq siècles, durant lequel la puissance brute primait sur l’efficacité de l’organisation politique. C’était une ère où la violence se révélait de plus en plus rentable. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Une transition historique d’une ampleur sans précédent est déjà en marche. De fait, le futur « Gibbon » qui relatera le déclin et la chute de l’ère jadis qualifiée de moderne pourra affirmer que son déclin était déjà bien amorcé au moment où vous lisez ces lignes. Rétrospectivement, il désignera sans doute la chute du mur de Berlin en 1989 ou la disparition de l’Union soviétique en 1991 comme l’événement charnière qui a scellé la fin de ce que nous appelons aujourd’hui l’ère moderne.
La quatrième étape du développement humain approche. L’une de ses plus grandes incertitudes reste le nom qui lui sera donné. Appelez-la « société post-moderne », « cyber-société » ou « ère de l’information », ou forgez votre propre terminologie : nul ne sait encore quelle étiquette s’imposera pour qualifier cette nouvelle phase de l’histoire.
Nous ignorons même si les cinq siècles d’histoire qui s’achèvent continueront d’être qualifiés de « modernes ». Si les historiens du futur font preuve de la moindre rigueur sémantique, ils abandonneront sans doute ce terme. Un qualificatif plus descriptif serait « l’époque de l’État » ou « l’ère de la violence », mais une telle appellation romprait avec le cadre chronologique qui définit aujourd’hui les grandes périodes de l’histoire. Selon le Oxford English Dictionary, « moderne » se réfère à ce qui est « relatif à l’époque actuelle et récente, par opposition au passé lointain… Historiquement, on l’emploie couramment (par opposition à l’Antiquité et au Moyen Âge) pour désigner l’époque postérieure au moyen âge ».
Les Occidentaux se qualifient de « modernes » depuis qu’ils ont pris conscience que le Moyen Âge était révolu. Avant 1500, personne ne se représentait les siècles féodaux comme une période « intermédiaire » de la civilisation occidentale. Cela s’explique aisément : pour qu’une époque puisse être considérée comme un entre-deux historique, il faut qu’elle soit achevée. Les hommes de l’époque féodale n’auraient jamais pu s’imaginer incarner un pont entre l’Antiquité et la modernité, car ils n’avaient conscience ni que leur propre ère touchait à sa fin, ni de ce qui la distinguait en profondeur de l’Antiquité.
Les cultures humaines présentent des angles morts. Nous manquons de mots pour décrire les changements de paradigme qui s’opèrent à grande échelle, surtout lorsque ces évolutions nous emportent. Malgré les innombrables bouleversements survenus depuis l’époque de Moïse, rares sont les esprits hétérodoxes à s’être penchés sur la transition d’une civilisation à l’autre.
Comment ces transitions se déclenchent-elles ? Qu’ont-elles en commun ? Quels schémas permettent de discerner leur avènement et d’anticiper leur déclin ? Quand la Grande-Bretagne ou les États-Unis disparaîtront-ils ? Autant de questions auxquelles la pensée conventionnelle peine à répondre.
Le tabou de la prévision
Contempler l’« au-delà » d’un système existant, c’est un peu comme si un machiniste de théâtre cherchait à dialoguer avec l’un des personnages. C’est aller à l’encontre d’une convention essentielle à la survie de ce système. En effet, tout ordre social compte parmi ses tabous fondateurs celui d’interdire à ses membres de réfléchir à sa propre fin, ou aux règles qui pourraient régir l’ordre appelé à le remplacer. Implicitement, chaque système en place se présente comme l’aboutissement de l’Histoire, le seul qui existera jamais. Cette prétention n’est, bien sûr, jamais formulée aussi brutalement ; après avoir lu ne serait-ce qu’un livre d’histoire, rares sont ceux qui la jugeraient acceptable. C’est pourtant la convention qui prévaut. Chaque système social, qu’il soit solidement établi ou non, se drape dans l’illusion que ses règles sont immuables. Celles-ci deviennent ainsi la parole ultime, la seule qui vaille. Les sociétés primitives considèrent leur organisation comme unique. Les systèmes plus complexes, dotés d’une conscience historique, se perçoivent volontiers comme le pinacle de la civilisation. Qu’il s’agisse des mandarins chinois à la cour impériale, de la nomenklatura marxiste au Kremlin de Staline ou des membres de la Chambre des représentants à Washington, les puissants n’imaginent aucun autre ordre possible, se plaçant au sommet de l’Histoire, supérieurs à toute époque antérieure et précurseurs de tout avenir.
Le phénomène est logique. À mesure qu’il devient évident qu’un système approche de son terme, ses membres sont de moins en moins enclins à en respecter les lois. Par conséquent, tout ordre social tend à décourager, voire à proscrire, les analyses qui prédisent sa disparition. Voilà pourquoi les grandes transitions historiques sont si rarement perçues comme telles au moment où elles se produisent. S’il fallait garder une seule certitude quant à l’avenir, ce serait celle-ci : les changements majeurs ne seront ni annoncés ni accueillis favorablement par la pensée dominante.
N’attendez pas des sources d’information traditionnelles qu’elles vous éclairent de manière impartiale et en temps réel sur l’évolution du monde et ses véritables enjeux. Si vous souhaitez comprendre la grande transition qui s’opère, vous n’avez guère d’autre choix que de l’analyser par vous-même.
Au-delà de l’évidence
Cela implique de regarder au-delà des apparences. L’histoire nous apprend que même lorsqu’une transition s’avère indéniable a posteriori, elle peut rester ignorée pendant des décennies, voire des siècles. Prenons l’exemple de la chute de Rome, probablement l’événement historique le plus marquant du premier millénaire de l’ère chrétienne. Pourtant, bien après la chute de l’Empire, l’illusion de sa pérennité fut savamment entretenue, à l’image du cadavre embaumé de Lénine. Quiconque se serait fié aux explications officielles de « l’actualité » n’aurait appris la chute de Rome qu’une fois l’information devenue sans la moindre portée pratique.
La lenteur des communications dans l’Antiquité n’était pas la seule raison de ce décalage. Les événements ne se seraient guère déroulés différemment même si, par miracle, CNN avait pu diffuser ses reportages en direct en septembre 476. Cette année-là, le dernier empereur romain d’Occident, Romulus Augustulus, fut capturé à Ravenne et contraint de se retirer dans une villa de Campanie, moyennant une pension. Même avec un Wolf Blitzer sur place, caméra au poing, il est peu probable qu’il aurait osé annoncer la fin de l’Empire romain. C’est pourtant la conclusion que les historiens allaient retenir.
Jamais les rédacteurs de CNN n’auraient envisagé une manchette proclamant : « Rome est tombée ce soir », car les pouvoirs en place eux-mêmes refusaient d’en admettre la simple possibilité. Les médias d’information sont rarement enclins à susciter une controverse qui pourrait nuire à leurs intérêts commerciaux. Ils peuvent se montrer partisans, voire outrageusement tendancieux, mais ils présentent rarement des conclusions qui pousseraient leurs abonnés à résilier leur contrat pour se réfugier dans quelque retraite isolée. Voilà pourquoi presque personne n’aurait parlé de la chute de Rome, même si la technologie l’avait permis. Les experts auraient tourné en dérision une telle affirmation, d’autant qu’elle aurait eu des conséquences dévastatrices, tant pour les affaires que pour la sécurité des journalistes. Ainsi, à la fin du Ve siècle, alors même que le pouvoir était aux mains des barbares, chacun s’obstinait à nier la fin de Rome.
Mais il ne s’agissait pas d’une simple censure imposée par la menace : « Ne répétez pas cela, ou vous mourrez. » En réalité, Rome était à ce point gangrenée par la décadence dans les dernières décennies du Ve siècle que sa « chute » passa largement inaperçue de ses contemporains. De fait, il fallut attendre une génération pour que le comte Marcellinus formule pour la première fois l’idée que « l’Empire romain d’Occident a péri avec cet Augustulus ».2 Plusieurs décennies, voire plusieurs siècles, s’écoulèrent avant que la disparition de l’Empire romain d’Occident ne soit collectivement reconnue. Après tout, Charlemagne se considérait toujours comme l’empereur romain légitime en l’an 800.
2 Ibid., p. 102.
Il ne s’agit pas de prétendre que Charlemagne et tous ceux qui, après 476, concevaient encore l’Empire romain selon les critères traditionnels, étaient irrationnels. Bien au contraire. La lecture des évolutions sociales est souvent ambiguë. Lorsque le poids des institutions établies conforte une conclusion arrangeante — même si elle repose en grande partie sur des faux-semblants —, seuls les esprits les plus indépendants osent la remettre en question. En se plaçant du point de vue d’un Romain de la fin du Ve siècle, il était facile de conclure que rien n’avait vraiment changé. C’était, après tout, la lecture la plus réconfortante des événements. Admettre le contraire aurait été terrifiant. Et pourquoi s’infliger une telle angoisse quand une explication plus douce est à portée de main ?
Après tout, on pouvait raisonnablement soutenir que les choses continueraient comme avant. Il y avait des précédents. L’armée romaine, et en particulier ses garnisons frontalières, s’était « barbarisée » depuis des siècles.3 Dès le IIIe siècle, l’armée avait pris l’habitude de proclamer les nouveaux empereurs. Au IVe siècle, même ses officiers étaient germanisés et souvent illettrés.4 De nombreux empereurs avaient déjà été violemment renversés avant la déposition de Romulus Augustulus. Sa destitution n’a donc dû apparaître, à l’époque, que comme un soubresaut de plus dans une histoire déjà chaotique. On lui avait même accordé une pension, ce qui, malgré sa brièveté — il fut assassiné peu après —, pouvait être interprété comme un signe de la continuité du système. Dans l’esprit d’un optimiste, Odoacre, en déposant Romulus Augustulus, ne détruisait pas l’Empire, mais le réunifiait. Fils d’Edecon et allié d’Attila, Odoacre était un homme habile. Il ne se proclama pas empereur, mais convoqua le Sénat et le persuada, avec une facilité déconcertante, de proposer la fonction impériale — et donc la souveraineté sur tout l’Empire — à Zénon, l’empereur d’Orient installé dans la lointaine Byzance. Odoacre n’était, en théorie, que le patricius de Zénon, gouvernant l’Italie en son nom.
3 Voir S. A. Cook et al. (dir.), The Cambridge Ancient History, t. 12 (Cambridge, Cambridge University Press, 1971), p. 208-222.
4 Ibid., p. 209-220.
5 Will Durant, The Story of Civilization, t. 4 : The Age of Faith (New York, Simon & Schuster, 1950), p. 43.
Comme l’écrit Will Durant dans The Story of Civilization, ces changements ne semblaient pas annoncer la « chute de Rome », mais s’apparentaient à de simples « ajustements de façade ».5 Quand Rome tomba, Odoacre en proclama la survie. Comme la plupart de ses contemporains, il s’efforça d’entretenir l’illusion que rien n’avait changé. Chacun savait que « la gloire de Rome » avait infiniment plus de valeur que la barbarie qui prenait sa place, une opinion partagée par les barbares eux-mêmes. Ainsi que le souligne C. W. Previte-Orton dans The Shorter Cambridge Medieval History, la fin du Ve siècle — lorsque « les empereurs furent supplantés par des rois barbares germaniques » — fut une ère de « supercherie persistante ».[^36]
« Supercherie persistante »
Cette « supercherie » consistait à préserver la façade de l’ancien système, même lorsque celui-ci était « déformé par la barbarie ».[^37] Les structures gouvernementales subsistèrent, même après que le dernier empereur eut été remplacé par un « lieutenant » barbare. Le Sénat continuait de siéger. « La préfecture du prétoire et d’autres hautes fonctions subsistaient, aux mains de notables Romains ».[^38] Les consuls étaient encore nommés pour un an. « L’appareil civil romain survivait intact ».[^39] Cet appareil resta d’ailleurs formellement en place jusqu’à l’avènement du féodalisme, à la fin du Xe siècle. Lors des cérémonies publiques, l’ancien apparat impérial était toujours de mise. Le christianisme demeurait la religion d’État. Les barbares continuaient d’afficher une allégeance de façade à l’empereur d’Orient à Constantinople et aux traditions du droit romain. Pourtant, comme le souligne Durant, « en Occident, le grand Empire n’existait plus ».[^40]
Et alors ?
L’exemple lointain de la chute de Rome est, à bien des égards, riche d’enseignements pour comprendre notre monde actuel. La plupart des ouvrages traitant de l’avenir sont en réalité des livres sur le présent. Nous tentons d’éviter cet écueil en proposant ici une réflexion sur le futur qui est aussi, et avant tout, une œuvre ancrée dans le passé. Nous pensons que vous serez mieux à même d’appréhender l’avenir si nous illustrons les principes mégapolitiques fondamentaux de la « logique de la violence » par des exemples concrets tirés de l’Histoire. L’Histoire est un maître remarquable, dont les récits dépassent en puissance tout ce que nous pourrions imaginer, et nombre de ses épisodes les plus marquants concernent la chute de Rome. Ils offrent des leçons capitales qui pourraient bien façonner votre avenir à l’ère de l’information.
Tout d’abord, l’effondrement de Rome illustre de manière saisissante ce qui advient lors d’une transition majeure, lorsque l’échelle même du pouvoir se délite. Les transformations de l’an mil impliquèrent également la disparition d’une autorité centrale, tout en augmentant la complexité et l’ampleur de l’activité économique. La « Révolution de la poudre à canon » à la fin du XVe siècle entraîna d’importantes modifications institutionnelles qui, plutôt que de restreindre, étendirent les dimensions du pouvoir politique. Aujourd’hui, pour la première fois en un millénaire, les conditions mégapolitiques en Occident sont en passe de saper et d’anéantir les gouvernements ainsi qu’un certain nombre d’autres institutions de grande envergure.
Bien entendu, le déclin de la gouvernance à la fin de l’Empire romain n’est pas imputable aux mêmes causes que la montée en puissance de la société de l’information. L’une des raisons de la chute de Rome tient simplement au fait que l’Empire s’était étendu au-delà de ce que son « économie de la violence » pouvait soutenir. Le coût de la protection de ses immenses frontières dépassait de loin les revenus qu’une économie agricole antique pouvait générer. Le fardeau des impôts et de la régulation, destiné à financer l’effort militaire, finit par excéder les capacités de l’économie. La corruption généralisée aggravait la situation. Comme l’a documenté l’historien Ramsay MacMullen, une part considérable de l’activité des commandants militaires visait à s’assurer des « profits illicites du commandement ».[^41] Ils y parvenaient en pressurant la population. Synésius, un observateur du IVe siècle, décrivit cette situation comme « la guerre en temps de paix, presque pire que la guerre barbare, née de l’indiscipline des soldats et de l’avidité des officiers ».[^42]
Un autre facteur décisif dans l’effondrement de Rome fut la chute démographique provoquée par les pestes antonines. Le déclin de la population dans de nombreuses régions de l’Empire accentua inévitablement sa faiblesse économique et militaire. Aujourd’hui, nous ne connaissons rien de comparable, du moins pas encore. À plus long terme, l’humanité pourrait toutefois affronter de nouvelles pandémies, susceptibles d’exacerber les défis posés par la dévolution technologique du nouveau millénaire. L’explosion démographique sans précédent du XXe siècle constitue en effet une cible de choix pour des germes en mutation rapide. La crainte de voir le virus Ebola — ou un autre — contaminer les grands centres urbains n’est peut-être pas si extravagante. Pourtant, là n’est pas notre sujet. Notre propos n’est pas d’analyser l’effondrement de Rome ni de comparer nos vulnérabilités actuelles à celles de l’Empire romain, mais bien de mettre en lumière la manière dont les grandes transitions de l’Histoire sont perçues — ou plutôt méconnues — au moment même où elles surviennent.
En tout temps et en tout lieu, l’être humain fait preuve d’un conservatisme inné, quoique discret, qui se traduit par une réticence à envisager la disparition de conventions sociales anciennes, l’effondrement des institutions établies ou le rejet des lois et principes qui formaient jadis son cadre de référence. Rares sont ceux qui imaginent que de subtiles variations — climatiques, technologiques ou autres — pourraient rompre le lien avec le monde de leurs ancêtres. Les Romains eux-mêmes refusaient de voir la métamorphose qui s’opérait sous leurs yeux. En cela, nous leur ressemblons.
Qu’on l’admette ou non, nous vivons une transition historique, une transformation de la manière dont les individus organisent leur subsistance et assurent leur protection, si profonde qu’elle bouleversera la société tout entière. Son ampleur sera telle qu’il nous faudra remettre en question nos certitudes les plus fondamentales. Pourtant, de toutes parts, on tentera de nous convaincre que les futures sociétés de l’information ne seront qu’un prolongement de la société industrielle de notre enfance. Nous en doutons. La micro-informatique va dissoudre le ciment social et transformer la logique même de la violence, au point de redéfinir les fondements de l’économie et de la défense. Malgré cela, beaucoup chercheront à minimiser l’inéluctabilité de ces bouleversements ou débattront comme si les institutions de l’ère industrielle pouvaient, par simple décret, orienter le cours de l’Histoire.
La grande illusion
Même les auteurs les mieux informés risquent de vous égarer lorsqu’ils abordent l’avenir, tant leur analyse du fonctionnement des sociétés demeure souvent superficielle. David Kline et Daniel Burstein, par exemple, ont rédigé un ouvrage très documenté intitulé Road Warriors: Dreams and Nightmares Along the Information Highway. Il regorge de détails intéressants, mais une grande partie de ces informations sert à entretenir une illusion : l’idée « que les citoyens peuvent s’unir, consciemment, pour façonner les processus économiques et naturels spontanés qui se déroulent autour d’eux ».[^43] Cela revient, au fond, à affirmer que le féodalisme aurait pu perdurer si chacun avait simplement renoué avec l’esprit chevaleresque. À la fin du XVe siècle, personne à la cour n’aurait osé contester un tel sentiment — c’eût été un blasphème. Pourtant, cette vision est trompeuse : c’est comme si un serpent essayait d’enfermer l’avenir dans l’exiguïté de sa vieille peau.
Les causes profondes du changement échappent par nature au contrôle conscient. Il s’agit de facteurs qui modifient les conditions de rentabilité de la violence. Tellement éloignés de toute manipulation possible, ils ne sauraient faire l’objet d’un débat politique, même dans un monde qui en est saturé. Jamais personne n’a défilé en scandant : « Augmentons les économies d’échelle dans la production ! ». Aucun manifestant n’a brandi de pancarte exigeant : « Inventons une arme qui renforce l’infanterie ! ». Aucun candidat n’a fait campagne sur la promesse d’« ajuster l’équilibre entre efficacité et ampleur dans la protection contre la violence ». De tels slogans sembleraient absurdes, précisément parce que leurs objets échappent à toute influence directe. Pourtant, comme nous le démontrerons, ce sont ces variables, bien plus que n’importe quel programme politique, qui déterminent en grande partie le fonctionnement du monde. De toute évidence, les grandes transitions de l’Histoire ne sont pas dictées par les désirs humains. Elles ne se produisent pas parce qu’un peuple, soudainement lassé, déciderait de changer de mode de vie. La raison est simple : si les pensées et les désirs étaient les seuls moteurs des événements, les bouleversements historiques s’expliqueraient par de brusques sautes d’humeur collectives, sans aucun fondement matériel. Or, cela n’arrive jamais. Seules des pathologies touchant quelques individus pourraient expliquer de telles fluctuations sans cause extérieure apparente. En général, les peuples ne renoncent pas à leur mode de vie sur un coup de tête. Aucun chasseur-cueilleur ne s’est jamais exclamé : « J’en ai assez de la préhistoire, je veux devenir paysan. » Les changements profonds de comportement et de valeurs découlent toujours d’une modification tangible des conditions d’existence. En cela, l’être humain est réaliste. S’il change radicalement de perspective, c’est sans doute qu’un choc l’y a contraint : une invasion, une épidémie, un changement climatique brutal ou une révolution technologique qui bouleverse ses moyens de subsistance et de défense. Loin de concrétiser les aspirations humaines, les grands tournants de l’histoire vont souvent à l’encontre du désir général de stabilité. Lorsqu’ils surviennent, ils provoquent une profonde désorientation, surtout chez ceux qui se voient déclassés ou dont les revenus s’effondrent. Les sondages d’opinion et autres baromètres du moral collectif sont donc de piètres indicateurs pour anticiper le cours de la transition mégapolitique actuelle.
2.2 Vivre sans vision d’avenir
Si nous ne percevons pas la grande transition qui se déroule sous nos yeux, c’est en partie parce que nous ne voulons pas la voir. Nos lointains ancêtres, les chasseurs-cueilleurs, manifestaient sans doute la même réticence, mais leur ignorance avait de tout autres justifications. Il y a dix mille ans, nul n’aurait pu prévoir les conséquences de la Révolution agricole. Leur horizon se limitait à la quête du prochain repas. À l’aube de cette révolution, ils ne disposaient d’aucune archive, d’aucun recul historique pour anticiper l’avenir. De surcroît, la notion même de segmenter le temps en unités mesurables n’avait pas encore émergé. Ils vivaient dans un présent perpétuel, sans calendrier ni écriture. Ils ne possédaient ni la science ni les outils intellectuels nécessaires pour appréhender la causalité au-delà de l’intuition. Dans le domaine de l’anticipation, nos ancêtres préhistoriques étaient aveugles. Pour reprendre l’allégorie biblique, ils n’avaient pas encore goûté au fruit de l’arbre de la connaissance.
Apprendre du passé
Heureusement, nous disposons aujourd’hui d’une perspective bien plus éclairée. Cinq cents générations nous ont transmis des outils d’analyse qui faisaient cruellement défaut à nos lointains ancêtres. La science et les mathématiques nous ont permis de percer bien des mystères de la nature, offrant une compréhension de la causalité qui, à leurs yeux, relèverait de la magie. Les algorithmes de calcul, développés à l’ère des ordinateurs, éclairent désormais la dynamique des systèmes complexes, telle que l’économie humaine. Le développement laborieux de l’économie politique, bien que perfectible, a enrichi notre compréhension des motivations humaines. Au premier rang de ces motivations figure l’idée que, de tout temps et en tout lieu, l’être humain réagit généralement aux incitations. Bien qu’il ne réagisse pas de manière aussi mécanique que certains économistes le supposent, il n’en est pas moins sensible : les coûts et les bénéfices pèsent dans ses décisions. Toute modification de l’environnement qui rend un comportement plus ou moins avantageux influe, toutes choses égales par ailleurs, sur la probabilité qu’il se produise.
Les incitations comptent
Ce constat, selon lequel les individus réagissent aux coûts et aux bénéfices, est au cœur de toute démarche prévisionnelle. Il est presque certain que, si vous laissez tomber un billet de cent dollars dans la rue, quelqu’un le ramassera – que ce soit à New York, Mexico ou Moscou. L’anecdote peut sembler anodine, mais elle suffit à démentir ceux qui affirment que toute prévision est vaine. Toute prévision qui intègre l’impact des incitations sur le comportement humain a de fortes chances de se révéler juste dans ses grandes lignes. De surcroît, plus les changements attendus en matière de coûts et de bénéfices sont importants, plus la prévision qui en découle gagne en fiabilité.
Les prévisions les plus audacieuses reposent sur la compréhension des dynamiques mégapolitiques. La violence constitue la contrainte ultime qui pèse sur le comportement humain. Par conséquent, anticiper l’évolution de la logique de la violence permet de prévoir où les individus trouveront, ou laisseront échapper, l’équivalent de billets de cent dollars.
Cela ne signifie pas pour autant qu’il soit possible de deviner l’imprévisible. Nous ne prétendons pas révéler comment trouver les bons numéros du loto, ni prédire un événement purement aléatoire. Nous ignorons, par exemple, si un attentat atomique frappera un jour Manhattan et à quel moment, ou si un astéroïde s’écrasera sur l’Arabie saoudite. Nous ne pouvons prévoir ni l’avènement d’une nouvelle ère glaciaire, ni une éruption volcanique soudaine, ni l’apparition d’une maladie inconnue. Les événements imprévisibles susceptibles de modifier le cours de l’Histoire sont légion. C’est pourtant la capacité à distinguer l’imprévisible du prévisible qui fait toute la différence. Un éclair au loin annonce immanquablement le tonnerre. Décrypter les conséquences des transitions mégapolitiques s’inscrit certes dans une temporalité plus longue et repose sur des corrélations moins directes, mais procède de la même logique.
Les catalyseurs des grandes transformations apparaissent souvent bien avant que leurs effets ne se fassent sentir. Il a fallu cinq millénaires pour que la Révolution agricole déploie toutes ses conséquences. Le passage de la société rurale à la société industrielle, porté par la production manufacturière et l’énergie chimique, fut plus rapide, ne prenant que quelques siècles. La transition vers la Société de l’information sera encore plus brève, s’étalant probablement sur une seule génération. Toutefois, malgré cette accélération de l’Histoire, plusieurs décennies s’écouleront sans doute avant que la pleine portée mégapolitique des technologies actuelles ne se révèle.
Paliers majeurs et mineurs de la transition mégapolitique
Ce chapitre analyse les caractéristiques communes aux transitions mégapolitiques. Les chapitres suivants aborderont en détail la Révolution agricole, puis le passage de la ferme à l’usine, seconde grande mutation de l’Histoire. Durant l’ère agricole, de nombreuses transitions mégapolitiques de moindre envergure ont eu lieu, comme la chute de Rome ou la révolution féodale de l’an 1000. Ces transitions reflétaient les fluctuations des rapports de force, les cycles de formation et d’effritement des gouvernements, et le transfert des richesses agricoles d’un régime à un autre. Les grands propriétaires terriens de l’Empire romain, les fermiers indépendants du haut Moyen Âge et les seigneurs et serfs de l’époque féodale se nourrissaient tous des mêmes récoltes, mais vivaient sous des régimes radicalement différents, reflets des mutations technologiques, climatiques et sanitaires.
Notre objectif n’est pas de détailler l’ensemble de ces évolutions. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous nous contenterons de fournir quelques illustrations montrant comment les fluctuations mégapolitiques ont, par le passé, influencé l’exercice du pouvoir. L’expansion ou le déclin des gouvernements dépendait ainsi du coût de leur extension et de la rentabilité de leur mainmise.
Pour saisir les enjeux de la Révolution de l’information, il convient de garder à l’esprit quelques points fondamentaux :
Un changement dans les fondements mégapolitiques du pouvoir précède généralement de loin les révolutions concrètes dans l’usage de la force.
Les revenus tendent à diminuer au début d’une grande transition, souvent parce que la société s’est fragilisée, par exemple en épuisant ses ressources sous la pression démographique.
Sortir du système est souvent un tabou. Les individus peinent alors à percevoir la logique violente qui régit leur société et demeurent presque aveugles à ses transformations, qu’elles soient latentes ou manifestes. De ce fait, les transitions mégapolitiques ne sont identifiées comme telles qu’une fois accomplies.
Les grandes mutations s’accompagnent généralement d’une révolution culturelle, source de conflits entre les tenants de l’ancien système de valeurs et les partisans du nouveau.
Les transitions mégapolitiques ne suscitent jamais l’enthousiasme populaire, puisqu’elles remettent en cause un capital intellectuel patiemment accumulé et contreviennent aux impératifs moraux établis. Loin de résulter d’une demande populaire, elles s’imposent sous l’effet de transformations extérieures qui altèrent la logique même de la violence.
De nouvelles formes de subsistance et de gouvernance émergent d’abord à l’échelle locale, au sein même des zones où agissent les catalyseurs mégapolitiques.
À l’exception peut-être des débuts de l’agriculture, les transitions passées ont invariablement engendré chaos social et regain de violence, conséquences directes de la désorientation et de la désintégration de l’ordre ancien.
La corruption, la décadence morale et l’inefficacité apparaissent comme les traits caractéristiques d’un système en fin de course.
L’influence croissante de la technologie sur la logique de la violence accélère le cours de l’histoire, réduisant d’autant le temps d’adaptation pour chaque transition successive.
L’histoire s’accélère
Les événements se succèdent aujourd’hui bien plus rapidement qu’au temps des révolutions passées. Comprendre les changements à venir dès leurs prémices vous sera donc bien plus utile qu’à vos ancêtres. Même si les premiers agriculteurs avaient miraculeusement saisi toute la portée mégapolitique de la culture des terres, ce savoir leur aurait été pratiquement inutile, car il a fallu plusieurs millénaires pour que la transition vers une nouvelle société s’accomplisse.
La situation est bien différente aujourd’hui. Le rythme de l’histoire s’est accéléré, et toute prévision éclairée sur l’impact mégapolitique des nouvelles technologies revêt désormais une importance considérable. Si nous parvenons à analyser la transition actuelle vers la société de l’information avec la même clairvoyance que le recul historique nous offre sur les révolutions agricole et industrielle, la portée de cette analyse se trouvera décuplée par cette condensation du temps historique. En d’autres termes, l’horizon des prévisions mégapolitiques coïncide désormais avec l’échelle d’une vie humaine.
“Looking back over the centuries, or even f looking only at the present, we can clearly observe that many men have made their living, Often a very good living, from their special skill in applying weapons of violence, and that their activities have had a very large part in determining what uses were made of scarce resources.”[^44] FREDERIC C. LANE
Notre étude de la mégapolitique s’attache à analyser les facteurs qui redéfinissent les conditions d’exercice de la violence.
Ces facteurs mégapolitiques déterminent où et comment l’usage de la force devient rentable, et influencent ainsi la répartition des revenus. Comme l’a souligné l’historien de l’économie Frederic Lane, la manière dont la violence est exercée et contrôlée joue un rôle crucial dans le destin des « ressources rares ».[^44][^45]
2.3 Leçon de mégapolitique express
Le concept de mégapolitique est d’une puissance inouïe. Il éclaire certaines énigmes majeures de l’Histoire — l’avènement et la chute des gouvernements, l’évolution de leurs formes institutionnelles, la chronologie et l’issue des guerres, ainsi que les cycles de prospérité et de déclin économique. En modifiant les coûts et les gains potentiels liés à la coercition, la mégapolitique détermine la capacité de certains à imposer leur volonté à autrui. Cela a toujours été vrai, depuis les sociétés humaines les plus anciennes, et c’est encore le cas aujourd’hui. Nous avons déjà présenté dans Blood in the Streets et The Great Reckoning plusieurs facteurs mégapolitiques déterminants dans l’évolution de l’Histoire. La clé pour anticiper les conséquences d’un changement mégapolitique réside dans la compréhension des variables qui déclenchent les révolutions dans l’usage de la force. On peut regrouper ces variables en quatre catégories, même si cette classification reste quelque peu schématique : topographie, climat, microbes et technologie.
- La topographie est un facteur essentiel : il est bien plus facile de maîtriser la violence sur terre qu’en haute mer, où la loi d’aucun État ne prévaut. Cet aspect est déterminant pour comprendre l’évolution de l’organisation de la violence et de la protection, notamment à mesure que l’économie se déplace vers le cyberespace.
La topographie, alliée au climat, a joué un rôle déterminant dans l’Antiquité. Les premiers États sont nés dans des plaines alluviales cernées par des déserts, comme en Mésopotamie et en Égypte : l’eau y était disponible pour l’irrigation, mais les terres arides alentour ne permettaient pas à des paysans indépendants de subsister. Dans un tel contexte, le refus de coopérer avait un coût exorbitant : sans irrigation — laquelle exigeait une organisation centralisée —, les récoltes périclitaient et la famine menaçait sans cesse. Le contrôle de l’eau conférait donc un pouvoir immense à une minorité, favorisant l’émergence de gouvernements aussi riches que despotiques.
Comme nous l’avons expliqué dans The Great Reckoning, la topographie a aussi été un facteur de prospérité pour les petits propriétaires terriens de la Grèce antique, et ce fut l’une des conditions de l’émergence de la démocratie. Il y a trois millénaires, l’état rudimentaire des transports en Méditerranée rendait presque impossible, pour les populations éloignées du littoral, de concurrencer la production de raisins et d’olives, produits emblématiques de cette période. Acheminer l’huile ou le vin vers l’intérieur des terres entraînait en effet des coûts prohibitifs. Or, le littoral grec, extrêmement découpé, plaçait l’essentiel du territoire à moins de trente kilomètres de la mer, ce qui offrait un avantage décisif aux agriculteurs grecs sur leurs rivaux de l’arrière-pays.
Cet avantage commercial sur des cultures à forte valeur ajoutée permettait aux agriculteurs grecs de tirer des revenus élevés de parcelles modestes. Ils avaient ainsi les moyens d’acquérir de coûteuses armures. De fait, les célèbres hoplites de la Grèce antique étaient ces mêmes propriétaires terriens qui finançaient eux-mêmes leur équipement. Solidement armés et motivés, ils formaient une force de combat redoutable et une puissance politique incontournable. C’est cette configuration, née de la géographie, qui favorisa l’essor de la démocratie grecque, tout comme les conditions inverses en Orient engendrèrent le despotisme.
- Le climat a également imposé ses limites à l’expansion de la force brutale. C’est un bouleversement climatique qui est à l’origine de la première grande transition humaine : le passage de la chasse-cueillette à l’agriculture.
La fin de la dernière période glaciaire, il y a environ treize millénaires, s’accompagna d’une transformation profonde de la végétation. Au Proche-Orient, la hausse progressive des températures et des précipitations provoqua le recul rapide des steppes au profit des forêts. L’expansion massive des hêtraies, en particulier, réduisit considérablement les ressources alimentaires disponibles pour l’homme. Comme l’explique Susan Alling Gregg dans Foragers and Farmers :
« L’établissement de la hêtraie dut avoir des conséquences majeures pour les populations humaines, végétales et animales locales. Le couvert d’une chênaie est relativement ouvert et laisse passer beaucoup de lumière au sol. Un sous-bois foisonnant de buissons, plantes herbacées et graminées s’y développe, formant un milieu très diversifié apte à héberger quantité d’animaux. En revanche, le couvert d’une hêtraie est fermé ; le sol forestier est fortement ombragé. Hormis une floraison d’annuelles au printemps, avant l’apparition des feuilles, seules certaines fougères, des graminées d’ombre et quelques plantes de sous-bois s’y épanouissent. »[^46]
Petit à petit, les forêts denses grignotèrent les plaines de toute l’Europe jusqu’aux steppes orientales.[^47] La diminution des pâturages pour le gros gibier compliqua la vie des chasseurs-cueilleurs. La population humaine, devenue nombreuse grâce à la prospérité de l’ère glaciaire, peinait cependant à se nourrir, d’autant que certains grands mammifères disparaissaient en raison de leur surexploitation. L’agriculture s’imposa alors comme une réponse aux pénuries alimentaires, tandis que la cueillette perdura dans les zones nordiques, où le réchauffement n’avait pas modifié l’habitat des grands mammifères, ainsi que dans les forêts tropicales, où l’abondance alimentaire demeurait inchangée. Ainsi, depuis la révolution agricole, les grandes transitions historiques ont plus souvent été provoquées par des refroidissements climatiques que par des réchauffements.
Même une compréhension élémentaire des dynamiques climatiques qui ont marqué les civilisations passées peut s’avérer précieuse, si le climat continue de fluctuer. Sachant par exemple qu’une diminution moyenne d’un degré Celsius raccourcit la saison de croissance de trois à quatre semaines et réduit d’environ 150 mètres l’altitude maximale propice à la culture, il devient plus aisé d’appréhender les contraintes futures.[^48] Ces connaissances permettent d’anticiper l’impact sur le prix des céréales ou sur la valeur des terres, voire d’en déduire les répercussions sur les revenus réels et la stabilité politique. Par le passé, plusieurs gouvernements furent renversés à la suite de crises agricoles successives, qui entraînèrent une flambée des prix alimentaires et une forte baisse des revenus disponibles.
Il n’est pas anodin que le XVIIe siècle, le plus froid de la période moderne, ait aussi connu un cycle mondial de révolutions. Ce refroidissement marqué illustre une cause mégapolitique : le Roi-Soleil lui-même vit son vin geler à Versailles. La saison de croissance raccourcie entraîna des récoltes médiocres et alimenta la baisse des revenus réels, tandis qu’une longue dépression mondiale, amorcée dès 1620, provoquait d’importants troubles. Durant cette crise économique, le monde fut le théâtre de multiples soulèvements, dont beaucoup éclatèrent en 1648, exactement deux cents ans avant un autre cycle révolutionnaire célèbre. Entre 1640 et 1650, des révoltes éclatèrent en Irlande, en Écosse, en Angleterre, au Portugal, en Catalogne, en France, à Moscou, Naples, en Sicile, au Brésil, en Bohême, en Ukraine, en Autriche, en Pologne, en Suède, aux Pays-Bas, en Turquie, sans oublier la Chine et le Japon.
Ce contexte de ralentissement des échanges commerciaux explique tout naturellement l’essor du mercantilisme au XVIIe siècle. La fermeture économique atteignit probablement son apogée à la fin du siècle, « lorsqu’une famine majeure se produisit ».[^49] Au XVIIIe siècle, surtout après 1750, l’augmentation des températures améliora les rendements en Europe de l’Ouest, rehaussant le niveau de vie et élargissant la demande de biens manufacturés. Des mesures plus favorables au libre-échange furent alors adoptées, ce qui permit un essor économique soutenu, parallèlement à l’expansion de l’industrie, phénomène que l’on associe souvent à la Révolution industrielle. L’importance croissante de la technologie et de la production manufacturière atténua définitivement l’influence des conditions climatiques sur les cycles économiques.
Il ne faut néanmoins pas négliger que des refroidissements climatiques brusques pourraient faire chuter les revenus réels, y compris dans des régions riches comme l’Amérique du Nord. Une société devient structurellement vulnérable dès que son modèle institutionnel atteint ses limites. Par le passé, ce phénomène se manifestait souvent par une surpopulation qui épuisait la capacité des terres, comme ce fut le cas avant la transition de l’an 1000, puis à la fin du XVe siècle. Dans ces deux contextes, la baisse des revenus — liée aux mauvaises récoltes et à l’instabilité — a joué un rôle majeur dans l’effondrement des institutions dominantes. Aujourd’hui, c’est le marché du crédit à la consommation qui paraît fragile. Si un refroidissement climatique prononcé venait à réduire les rendements agricoles et les revenus, il pourrait provoquer une vague de défauts de paiement et de révoltes fiscales, entraînant, comme par le passé, un effondrement économique et des soulèvements politiques.
- Les microbes peuvent aussi bien nuire que protéger et influencer de manière décisive l’exercice du pouvoir. Cet impact fut particulièrement manifeste lors de la conquête européenne du Nouveau Monde, comme nous l’avions expliqué dans The Great Reckoning. Les colons européens, issus de sociétés agricoles densément peuplées et habituées aux épidémies, bénéficiaient d’une immunité relative contre des maladies infantiles comme la rougeole, tandis que les peuples autochtones, vivant en petites tribus de chasseurs-cueilleurs, étaient dépourvus de cette protection et furent décimés. Paradoxalement, la plus forte mortalité est souvent survenue avant même l’arrivée massive des Européens : un premier contact sur les côtes a suffi pour que les germes se propagent vers l’intérieur des terres par l’intermédiaire des autochtones.
Il existe également des limites microbiologiques à l’expansion de la puissance. Dans Blood in the Streets, nous avions évoqué l’impact des souches virulentes du paludisme, qui rendirent pendant longtemps l’Afrique tropicale quasiment inaccessible aux invasions européennes. Avant la découverte de la quinine au milieu du XIXe siècle, les armées européennes ne pouvaient subsister dans les zones impaludées, quels que fussent leurs avantages militaires.
Les relations entre humains et microbes ont également provoqué des fluctuations démographiques, qui ont à leur tour influencé le rapport coût-bénéfice de la violence. Dans les régions où la mortalité était élevée (maladies, famines…), s’engager dans une guerre devenait proportionnellement moins coûteux. À partir du XVIe siècle, la fréquence des pics de mortalité — dus aux catastrophes épidémiques — a diminué, favorisant d’abord une réduction de la taille des familles, puis une moindre tolérance à la mort au combat. Dans les sociétés à faible taux de natalité, les pertes, même modestes, sur les champs de bataille ne sont guère supportées, ce qui accroît le coût de la violence. À l’aube de l’ère moderne, la plupart des parents avaient de nombreux enfants, sachant que plusieurs d’entre eux succomberaient inévitablement à la maladie avant l’âge adulte. Dans un monde où la mort précoce était une réalité courante, soldats et familles affrontaient les horreurs de la guerre avec moins de réticence.
« Machinery is aggresive. The weaver becomes a web, the machinist a machine. If you do not use tools, they use you. » - Emerson
La technologie. Au cours des siècles modernes, la technologie s’est imposée comme le facteur déterminant de l’équilibre entre le coût et les avantages de la violence. Elle constitue la colonne vertébrale de notre argumentation et continuera de jouer ce rôle. La technologie influe sur l’organisation du pouvoir selon plusieurs axes :
A. L’équilibre entre l’offensive et la défensive. Cet équilibre, dicté par l’arme dominante du moment, détermine en grande partie l’échelle des organisations politiques. Lorsque les capacités offensives l’emportent, la projection de la force à distance s’en trouve facilitée, ce qui favorise l’émergence de grands États. À l’inverse, quand la défense prédomine, l’expansion territoriale devient plus coûteuse et les gouvernements tendent à se fragmenter.
B. La démocratisation de la force. L’égalité entre les hommes dépend aussi de la technologie militaire. Des armes peu coûteuses et accessibles à tous, qui valorisent le rôle de l’infanterie, tendent à niveler les rapports de force. Ainsi, lorsque Thomas Jefferson écrivit que « tous les hommes naissent égaux », son propos était bien plus ancré dans la réalité qu’il ne l’aurait été quelques siècles plus tôt. Un fermier équipé d’un fusil de chasse était alors souvent mieux armé qu’un soldat britannique et son Brown Bess, car il pouvait tirer de plus loin et avec plus de précision. Cette situation contrastait vivement avec celle du Moyen Âge, où un paysan armé d’une simple fourche ne pesait rien face à un chevalier en armure. En 1276, nul n’aurait proclamé que « tous les hommes naissent égaux », car la réalité démentait une telle idée : un seul chevalier surpassait aisément la puissance de combat de dizaines de manants.
C. Les rendements d’échelle de la violence.
Le niveau d’organisation requis pour maîtriser l’arme dominante d’une époque influence également la taille et le nombre des entités politiques. Lorsque la violence génère des rendements d’échelle croissants, les grands États sont favorisés et incités à s’étendre. À l’inverse, quand de petits groupes peuvent, comme au Moyen Âge, repousser des forces supérieures, la souveraineté tend à se fragmenter, et diverses entités indépendantes peuvent exercer des fonctions régaliennes. Comme nous le verrons, l’ère de l’information verra l’avènement des « cybersoldats ». Un petit groupe, voire un seul individu, pourra les déployer. Les guerres du prochain millénaire se livreront de plus en plus par écrans interposés, dans des affrontements presque sans effusion de sang.
D. Les économies d’échelle dans la production.
La taille optimale des unités de production est une autre dimension cruciale. Quand l’industrie a besoin d’un vaste territoire intégré pour être performante, le gouvernement qui le contrôle peut en tirer des revenus substantiels, notamment par l’impôt, pour financer une grande structure politique. Dans de telles conditions, l’économie mondiale prospère sous l’égide d’une puissance dominante, comme ce fut le cas avec l’Empire britannique au XIXe siècle. Cependant, ces grandes structures économiques peuvent à leur tour générer des rendements d’échelle décroissants. Dès lors, de grands empires, dont la prospérité reposait sur d’immenses zones économiques, peuvent se désagréger, même si l’équilibre entre l’offensive et la défensive reste inchangé.
E. Diffusion des technologies
Le degré de diffusion des grandes avancées technologiques est un autre facteur déterminant dans l’équation du pouvoir. Les armes ou les outils de production, lorsqu’ils peuvent être monopolisés ou tenus secrets, tendent à centraliser le pouvoir. Une technologie à vocation défensive, comme la mitrailleuse, peut ainsi se révéler un outil offensif déterminant qui, aux mains d’une minorité, a contribué à l’essor des grands États.
À la fin du XIXe siècle, alors que les puissances européennes détenaient presque exclusivement la mitrailleuse, elles ont exploité cette supériorité pour étendre considérablement leurs empires coloniaux. Cependant, au XXe siècle, après la Seconde Guerre mondiale, la diffusion de la mitrailleuse a servi à démanteler ces empires. De manière générale, la diffusion d’une technologie favorise la dispersion du pouvoir et réduit l’échelle optimale des gouvernements.
2.4 Vitesse des mutations mégapolitiques
Si la technologie est aujourd’hui la composante la plus dynamique, dont l’importance ne cesse de croître, le sera-t-elle toujours à l’avenir ? La réponse tient au fait que ces variables évoluent à des rythmes radicalement différents.
La topographie, elle, demeure pratiquement immuable à l’échelle de l’histoire humaine. Mis à part des phénomènes locaux comme la sédimentation ou l’érosion, le relief de la planète est quasiment identique à ce qu’il était à l’époque d’Adam et Ève, et il le restera jusqu’à ce qu’une ère glaciaire redessine les continents ou qu’un autre cataclysme géologique survienne. Sur des échelles de temps bien plus vastes, se comptant en dizaines de millions d’années, la surface de la Terre est appelée à se modifier sous l’effet d’impacts météoritiques majeurs. Dans un tel scénario, il est certain que les saisons de baseball et de cricket ne survivraient pas.
Le climat, quant à lui, évolue bien plus rapidement que la topographie. Au cours du dernier million d’années, la plupart des changements géomorphologiques résultent des oscillations climatiques : les glaciations survenues durant les ères glaciaires ont creusé de nouvelles vallées, dévié le cours des fleuves et, en abaissant le niveau des mers, fait apparaître ou disparaître des isthmes.
Ces fluctuations climatiques ont eu un impact majeur sur l’Histoire : elles ont d’abord déclenché la Révolution agricole à la fin de la dernière ère glaciaire, avant de déstabiliser, à maintes reprises, des régimes politiques lors de périodes de refroidissement et de sécheresse.
L’éventualité d’un « réchauffement climatique » suscite de vives inquiétudes depuis quelque temps. Si cette hypothèse n’est pas à écarter, une phase de refroidissement s’avérerait, sur le long terme, bien plus redoutable. Les analyses isotopiques de carottes sédimentaires marines révèlent en effet que notre époque est la deuxième période la plus chaude que la Terre ait connue en plus de deux millions d’années.[^50] Un refroidissement comparable à celui du XVIIe siècle suffirait à provoquer un bouleversement mégapolitique. La focalisation actuelle sur le réchauffement suggère néanmoins l’espoir que les températures continueront d’osciller dans une fourchette relativement modérée, à l’image de celles des trois derniers siècles.
La vitesse d’évolution des microbes reste difficile à saisir. Les micro-organismes, en particulier les virus, mutent à un rythme effréné, comme en témoigne celui du rhume. Pourtant, malgré ce dynamisme, leur impact sur les structures du pouvoir est bien moins spectaculaire que celui des révolutions technologiques. La raison tient en partie à un phénomène de régulation naturelle : un microbe a intérêt à infecter un hôte sans systématiquement le tuer. Ainsi, les maladies les plus létales finissent par s’éteindre d’elles-mêmes, en même temps que disparaissent leurs hôtes.
Naturellement, cela n’exclut pas l’émergence d’épidémies particulièrement dévastatrices, capables de bouleverser l’ordre social. La Peste noire, par exemple, a décimé une part considérable de la population eurasienne et ébranlé l’économie mondiale du XIVe siècle.
Ce qui aurait pu se passer
On peut lire l’Histoire à travers le prisme de ce qui aurait pu se produire. Rien n’indique que les microparasites n’auraient pas pu continuer à tourmenter l’humanité à l’ère moderne. Par exemple, lorsque les premiers navigateurs portugais se sont aventurés au large des côtes africaines, un rétrovirus d’une virulence extrême – plus contagieux encore que le VIH – aurait pu apparaître, mettant un terme immédiat à cette nouvelle route commerciale avant même son inauguration. De même, Christophe Colomb et les colons qui l’ont suivi auraient pu être exposés, en Amérique, à de nouveaux agents pathogènes et subir une hécatombe comparable à celle qui a décimé les peuples autochtones, très vulnérables aux maladies infantiles d’Europe. Mais rien de tout cela ne s’est produit, ce qui a contribué à renforcer le sentiment diffus que l’Histoire suivait un cours prédestiné.
Durant l’ère moderne, les microbes ont davantage favorisé que freiné l’essor des États. En effet, outre leur supériorité technologique, les armées occidentales bénéficiaient dans les colonies d’un avantage biologique : une immunité relative aux maladies infantiles, qui se sont avérées dévastatrices pour les populations autochtones, bien plus vulnérables. Les Occidentaux se trouvaient ainsi dotés d’une arme invisible qui faisait cruellement défaut à leurs adversaires.
Les échanges microbiens entre la périphérie et le centre n’ont jamais été réciproques. Certains avancent que la syphilis serait la seule infection importée du Nouveau Monde, une hypothèse qui reste à confirmer. Quoi qu’il en soit, l’expansion de la puissance occidentale n’en a pas été freinée. L’impact de la syphilis s’est surtout traduit par une évolution des mœurs sexuelles en Occident. Globalement, de la fin du XVe siècle au dernier quart du XXe siècle, les facteurs microbiologiques ont eu une influence relativement bénigne sur l’évolution des sociétés industrielles. Malgré les drames et les souffrances causés par la tuberculose, la poliomyélite ou diverses épidémies de grippe, aucune maladie nouvelle ne s’est imposée, durant la période moderne, au même niveau mégapolitique que la peste antonine ou la Peste noire. L’amélioration de l’hygiène publique, les campagnes de vaccination et la découverte de nouveaux traitements ont progressivement réduit l’impact des microbes, renforçant par là même le poids de la technologie dans l’équilibre des pouvoirs.
L’émergence récente du SIDA et la large couverture médiatique de virus exotiques suggèrent que cette relative clémence pourrait ne pas durer. Nous ignorons toutefois si une prochaine pandémie bouleversera notre monde autant que le font les variations climatiques ou topographiques. L’émergence soudaine d’un agent pathogène dévastateur est l’une de ces inconnues qui pourrait sans aucun doute remettre en question la suprématie de la technologie.
Bien qu’il soit impossible d’anticiper tous les scénarios extrêmes, nous faisons le pari qu’au cours du prochain millénaire, la technologie occupera la première place dans la hiérarchie mégapolitique, à moins qu’un événement imprévu ne vienne bouleverser le cours de l’histoire. En effet, il n’en a pas toujours été ainsi, comme en témoigne la première grande mutation mégapolitique : la Révolution agricole.
[^36] : C. W. Previte-Orton, The Shorter Cambridge Medieval History, t. 1 (Cambridge, Cambridge University Press, 1971), p. 102. [^37] : Ibid., p. 131. [^38]: Ibid., p. 137. [^39]: Ibid. [^40]: Durant, op. cit., p. 43. [^41]: Ramsay MacMullen, Corruption and the Decline of Rome (New Haven : Yale University Press, 1988), p. 192.
[^42]: Cité dans Ibid., p. 193. [^43]: Cité dans David Kline et Daniel Burstein, « Is Government Obsolete ? », Wired, janvier 1996, p. 105. [^44]: Lane, Economic Consequences of Organized Violence, op. cit. [^45]: Ibid. [^46]: Susan Alling Gregg, Foragers and Farmers: Population Interaction and Agricultural Expansion in Prehistoric Europe (Chicago, University of Chicago Press, 1988), p. 9. [^47]: Stephen Boyden, Western Civilization in Biological Perspective (Oxford, Clarendon Press, 1987), p. 89. Voir également Marvin Harris, Cannibals and Kings (New York, Vintage, 1978), p. 29-32. [^48]: Geoffrey Parker et Lesley M. Smith (dir.), The General Crisis of the Seventeenth Century (Londres : Routledge & Kegan Paul, 1985), p. 8. [^49]: Voir Charles Woolsey Cole, French Mercantilism : 1683-1700 (New York : Octagon Books, 1971), p. 6. [^50]: Chris Scarre (dir.), Past Worlds : The Times Atlas of Archaeology 314 (New York : Random House, 1995), p. 58.