6  La Mégapolitique à l’ère de l’information

Le triomphe de l’efficacité sur le pouvoir

« …c’est l’information informatisée, et non la main-d’œuvre ou la production de masse, qui alimente de plus en plus l’économie américaine et qui remportera les guerres dans un monde relié par 500 chaînes de télévision. L’information informatisée existe dans le cyberespace – la nouvelle dimension créée par la prolifération sans fin de réseaux informatiques, de satellites, de modems, de bases de données et de l’Internet public »1 – NEIL MUNRO

1 Neil Munro, « The Pentagon’s New Nightmare : An Electronic Pearl Harbor », Washington Post, 16 juillet 1995, p. C3.

Le 30 décembre 1936, à Flint, dans le Michigan, des ouvriers de l’automobile réclamant des salaires plus élevés occupèrent deux usines principales de General Motors. Ils arrêtèrent les machines, bloquèrent les chaînes de montage et s’installèrent sur les lieux, déclenchant ainsi une grève sur le tas qui allait durer plusieurs semaines. Ce fut un affrontement ponctué d’émeutes violentes et de revirements politiques, impliquant la police, la milice de l’État du Michigan et des responsables à tous les échelons du pouvoir. Face à l’absence de progrès dans leurs revendications, les syndicalistes intensifièrent leur action le 1er février 1937. Les militants occupèrent alors l’usine Chevrolet de GM, également à Flint. En bloquant les principales usines de General Motors, les grévistes paralysèrent la production de l’entreprise. Dans les dix jours qui suivirent l’occupation de cette troisième usine, GM ne produisit que 153 automobiles dans tous les États-Unis.

Nous évoquons cet épisode, vieux de soixante ans, pour mieux éclairer la révolution des conditions mégapolitiques en cours. La grève sur le tas chez General Motors a eu lieu du vivant de certains de nos lecteurs. Pourtant, à l’ère de l’information, les grèves sur le tas deviendront un anachronisme, au même titre que des esclaves transportant d’immenses blocs de pierre dans le désert pour bâtir les pyramides des pharaons. À l’ère industrielle, les syndicats et leurs tactiques d’intimidation étaient si familiers qu’ils semblaient faire partie intégrante du paysage social. Leur existence reposait toutefois sur des conditions mégapolitiques spécifiques, aujourd’hui en voie de disparition. Sur l’autoroute de l’information, il n’y aura plus de Chevrolet à l’arrêt, ni d’UAW pour appeler à la grève.

Le sort des gouvernements suivra celui de leurs homologues syndicaux : le déclin. L’usage institutionnalisé de la coercition, si crucial au XXe siècle, ne sera plus possible. La technologie bouleverse en effet la logique même de l’extorsion et de la protection.

« … il n’y a ni propriété, ni domaine, ni de “mien” ou de “tien” distinct ; seulement ce que chacun peut s’approprier, et pour aussi longtemps qu’il peut le conserver. »2 – THOMAS HOBBES

2 Thomas Hobbes, Leviathan, chap. 13, « De la condition naturelle de l’homme… ».

Extorsion et protection

Tout au long de l’histoire, la violence a été comme une dague pointée sur le cœur de l’économie. Comme l’a finement analysé Thomas Schelling, « le pouvoir de nuire — de détruire ce à quoi autrui tient, d’infliger douleur et tristesse — constitue une forme de pouvoir de négociation, difficile à manier mais souvent utilisée. Dans la pègre, c’est la base du chantage, de l’extorsion et du kidnapping ; dans le domaine commercial, c’est la base des boycotts, des grèves et des lockouts. (…) Il sert souvent de fondement à la discipline, qu’elle soit civile ou militaire ; et les dieux l’emploient pour exiger des comptes. »3 La capacité d’un gouvernement à lever l’impôt repose sur les mêmes vulnérabilités que celles qu’exploitent le racket et l’extorsion privés. Bien que nous n’en ayons pas toujours conscience, la part des richesses contrôlée et dépensée de manière coercitive (par la criminalité et les gouvernements) constitue un indicateur brut de l’équilibre mégapolitique entre extorsion et protection. Lorsque la technologie rend la protection des biens plus difficile, la criminalité et l’activité syndicale tendent à prospérer. Dans un tel contexte, la protection offerte par l’État gagne en valeur, et la fiscalité augmente en conséquence. À l’inverse, lorsque les impôts sont faibles et que les salaires sont déterminés par le marché plutôt que par l’intervention politique ou la coercition, cela signifie que la technologie a fait pencher la balance en faveur de la protection.

3 Thomas Schelling, Arms and Influence, New Haven : Yale University Press, 1966.

Le déséquilibre technologique entre extorsion et protection a atteint son paroxysme vers la fin du troisième quart du XXe siècle. Dans certains pays occidentaux, les gouvernements en sont venus à prélever plus de la moitié des ressources. Les revenus d’une grande partie de la population étaient fixés par décret ou déterminés sous la contrainte, par le biais de grèves ou d’autres formes de menaces. L’État-providence et les syndicats sont tous deux des produits de la technologie, incarnant la victoire du pouvoir sur l’efficacité au XXe siècle. Ni l’un ni les autres n’auraient pu exister sans les technologies, tant militaires que civiles, qui, à l’ère industrielle, ont décuplé le rendement de la violence.

La capacité à créer de la richesse a toujours été synonyme de vulnérabilité face à l’extorsion. Plus une personne crée ou possède de biens, plus le tribut qu’elle risque de payer est lourd. Il fallait soit verser un tribut à quiconque brandissait la menace de la violence, soit entretenir des forces armées capables de repousser par la force toute tentative de racket.

« On n’entendra plus parler de violence dans ton pays, ni de ravage ni de ruine dans tes frontières… » – ISAÏE 60:1

Les mathématiques de la protection

La lame de la violence pourrait cependant bientôt s’émousser. La technologie de l’information promet de modifier radicalement l’équilibre entre protection et extorsion : elle facilite grandement la protection des actifs tout en rendant leur expropriation plus ardue. Les techniques de l’ère de l’information permettent de créer des formes de richesse qui échappent à la plupart des contraintes physiques. Cette nouvelle asymétrie entre protection et extorsion repose sur une vérité mathématique fondamentale : il est beaucoup plus simple de multiplier des nombres que de décomposer leur produit en facteurs premiers. Bien que cette vérité soit élémentaire, ses immenses conséquences sont restées inexplorées jusqu’à l’avènement des microprocesseurs. Au cours de la dernière décennie, les ordinateurs à grande vitesse ont effectué des milliards de fois plus de calculs que durant toute l’histoire de l’humanité. Cet essor de la puissance de calcul nous a permis, pour la première fois, de sonder les caractéristiques universelles de la complexité. Les ordinateurs nous révèlent ainsi que les systèmes complexes ne peuvent être compris et construits que de manière ascendante, brique par brique. Il est aisé de multiplier des nombres premiers entre eux. En revanche, décomposer le résultat de cette multiplication en ses facteurs d’origine est une tâche quasi insurmontable. Kevin Kelly, rédacteur en chef de Wired, l’explique ainsi : « Multiplier plusieurs nombres premiers pour obtenir un très grand nombre est à la portée du premier écolier venu ; mais tous les superordinateurs du monde réunis peinent à retrouver ces facteurs premiers à partir du produit final. »4

4 Kevin Kelly, Out of Control : The New Biology of Machines, Social Systems, and the Economic World, Reading (Mass.) : Addison–Wesley, 1995, p. 45-46.

La logique des systèmes complexes

L’économie numérique sera inévitablement façonnée par cette vérité mathématique fondamentale. Les puissants algorithmes de chiffrement en sont une manifestation concrète. Comme nous l’examinerons plus loin, ces algorithmes permettront de créer une nouvelle sphère commerciale protégée, le cybercommerce, où l’emprise de la violence diminuera considérablement. L’équilibre entre l’extorsion et la protection penchera nettement en faveur de cette dernière. L’émergence d’une nouvelle économie, fondée sur des mécanismes d’adaptation spontanés et moins dépendante de la prise de décision et de l’allocation centralisées des ressources, s’en trouvera facilitée. Ce nouveau système, où la protection jouera un rôle primordial, se distinguera profondément du modèle précédent, qui reposait sur la prépondérance de la contrainte à l’ère industrielle.

Les systèmes de commande et contrôle sont primitifs

Nous avions écrit dans The Great Reckoning que l’ordinateur nous permet de « voir » la complexité jusqu’alors invisible au sein d’une multitude de systèmes5. Ses capacités de calcul avancées non seulement nous aident à mieux comprendre les systèmes complexes, mais nous permettent également d’exploiter cette complexité de manière productive. En un sens, il ne s’agit même pas d’un choix, mais d’une nécessité pour que l’économie puisse dépasser le stade primitif du contrôle centralisé. Un tel système, fondé sur des relations linéaires, est par nature rudimentaire. Lorsque l’État s’approprie des ressources, il les détourne inévitablement d’applications complexes à forte valeur ajoutée pour les allouer à des fins primaires et peu productives. Ce processus se heurte à la même asymétrie mathématique qui rend impossible la décomposition du produit de grands nombres premiers. Le partage du butin, au final, ne peut être qu’un acte approximatif et grossier.

5 Voir le chapitre 8 de The Great Reckoning : « Linear Expectations in a Nonlinear World: How the Telescope Led Us to Compute; how the Computer Can Help Us to See. »

Tout gagne en complexité

Où que nous portions notre regard dans l’univers, nous voyons les systèmes gagner en complexité à mesure qu’ils évoluent. C’est vrai en astrophysique, et ça l’est tout autant pour une simple flaque. Laissez de l’eau de pluie stagner au fond d’un creux, et elle deviendra elle-même plus complexe. Les systèmes les plus évolués sont des systèmes adaptatifs complexes, dépourvus de toute autorité centrale. Tout système naturel complexe, dont l’économie de marché est la manifestation sociale la plus évidente, a pour fondement la décentralisation. Les systèmes qui fonctionnent de manière optimale dans des conditions très variées doivent leur résilience à cet ordre spontané, capable de s’adapter aux opportunités nouvelles. La vie elle-même est l’un de ces systèmes. Des milliards de combinaisons génétiques potentielles aboutissent à un seul individu humain. Aucun organisme central ne saurait orchestrer un tel processus.

Il y a vingt-cinq ans, cela ne pouvait être qu’une intuition. Aujourd’hui, c’est un fait avéré. Plus l’informatique nous familiarise avec les mathématiques de la vie artificielle, mieux nous comprenons celles de la vie réelle, à savoir celles de la complexité biologique. Ces secrets, une fois mis au jour par la technologie de l’information, permettent de remodeler l’économie sur le modèle même de la complexité. L’Internet et le World Wide Web adoptent déjà des caractéristiques organiques, comme le suggère Kevin Kelly dans Out of Control: The New Biology of Machines, Social Systems, and the Economic World6. Selon lui, la nature est « une fabrique d’idées. Des paradigmes vitaux, post-industriels, sont dissimulés dans chaque fourmilière de la jungle… La transposition de la biologie à la sphère mécanique devrait nous émerveiller. Quand l’alliance du né et du fabriqué sera totale, nos créations sauront apprendre, s’adapter, s’auto-réparer et évoluer. C’est un pouvoir dont nous n’avons même pas encore osé rêver. »7

6 Ibid., p. 2-4.

7 Ibid., p. 4.

De fait, les conséquences de cette « transposition massive du biologique dans les machines » seront considérables. Depuis toujours, on observe une forte tendance des systèmes sociaux à imiter les caractéristiques de la technologie dominante d’une époque. C’est un aspect sur lequel Marx ne s’est pas trompé. Le gigantisme des usines a coïncidé avec l’ère des super-États-nations. À l’inverse, la micro-informatique miniaturise les institutions. Si notre analyse est correcte, la technologie de l’ère de l’information favorise l’émergence d’une économie mieux à même d’exploiter les bénéfices de la complexité.

Pourtant, les conséquences mégapolitiques de ce changement sont si mal comprises que même ceux qui en saisissent l’importance mathématique l’interprètent souvent à travers un prisme anachronique. Il est difficile d’assimiler pleinement l’idée que les changements technologiques des prochaines années rendront obsolètes la plupart des conceptions et institutions politiques contemporaines. Le regretté physicien Heinz Pagels, par exemple, écrivait dans son livre visionnaire, The Dreams of Reason : « Je suis convaincu que les nations et les peuples qui maîtriseront la nouvelle science de la Complexité deviendront les superpuissances économiques, culturelles et politiques du prochain siècle. »8 Cette prévision est impressionnante. Mais selon nous, elle sera inévitablement contredite, non parce qu’elle est conceptuellement erronée, mais au contraire parce qu’elle se révélera encore plus juste que Pagels ne le laissait entendre. Les sociétés qui se reconfigureront pour devenir de véritables systèmes adaptatifs complexes prospéreront. Mais ce faisant, elles auront peu de chances d’être encore des nations, et encore moins des « superpuissances politiques ». Les premiers à profiter de la complexité croissante des systèmes sociaux seront vraisemblablement les « individus souverains » du nouveau millénaire.

8 Heinz Pagels, The Dreams of Reason (New York : Bantam Books, 1989), cité dans Roger Lewin, Complexity: Life at the Edge of Chaos (New York : Macmillan, 1992), p. 10.

Telle que formulée, la prédiction de Pagels équivaut à la remarque qu’aurait pu faire un chaman, il y a cinq cents générations, à son groupe de chasseurs rassemblés autour du feu : « Je suis certain que la première tribu de chasseurs à maîtriser l’irrigation aura plus de temps libre pour raconter des histoires que ceux qui pêchent là-bas sur le grand lac. » Aussi pertinent soit-il quant à l’importance de la complexité, Pagels passait à côté d’un fait fondamental : quand la logique de la violence change, la société se transforme.

6.1 La logique de la violence

Pour comprendre les ressorts de cette transformation, il convient d’étudier plusieurs facettes de la mégapolitique rarement mises en avant. Ces aspects ont été examinés par l’historien Frederic C. Lane, dont les travaux sur la violence et la dimension économique de la guerre sont évoqués ailleurs dans ce livre. À l’époque où Lane écrivait, dans la première moitié du XXe siècle, l’émergence d’une société de l’information n’était pas encore à l’horizon. Il supposait sans doute que la compétition pour la maîtrise de la violence avait trouvé son aboutissement dans la forme de l’État-nation. Rien dans ses écrits ne suggère qu’il ait anticipé la micro-informatique ou imaginé la possibilité de créer des richesses dans un univers immatériel. Lane n’a pas non plus abordé la perspective de voir d’importants secteurs du commerce devenir pratiquement immunisés contre toute forme de coercition.

Bien que Lane n’ait pas prévu les révolutions technologiques actuelles, ses réflexions sur les étapes successives de la monopolisation de la violence par le passé sont si éclairantes qu’elles s’appliquent remarquablement bien à l’ère de l’information. Ses travaux sur la violence au Moyen Âge ont attiré son attention sur des éléments que les historiens et les économistes traditionnels avaient tendance à négliger. Lane a compris que la manière dont la violence est organisée et contrôlée influence de façon déterminante l’allocation des ressources rares9. Il a également reconnu que, si la production de violence n’est pas considérée comme une activité économique à part entière, sa maîtrise est en revanche fondamentale pour l’économie. La fonction première d’un gouvernement est en effet de protéger les individus contre la violence. Pour reprendre ses mots :

9 Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », op. cit., p. 402.

10 Frederic C. Lane, « The Economic Meaning of War and Protection », in Venice and History: The Collected Papers of Frederic C. Lane (Baltimore : The Johns Hopkins Press, 1966), p. 383-384.

« Toute entreprise économique a besoin de protection et la paie : protection contre la destruction ou la confiscation armée de son capital, et contre l’entrave violente de sa main-d’œuvre. Dans les sociétés fortement structurées, la production de cette “utilité” qu’est la protection incombe à une association ou organisation spécial(isées) appelée gouvernement. En fait, l’un des attributs les plus caractéristiques d’un gouvernement est son emploi de la force pour créer la loi et l’ordre, ainsi que son contrôle, de diverses manières, de l’usage de la violence par autrui. »10

Ce point est si fondamental qu’il est pourtant rarement abordé dans les manuels scolaires ou dans le débat public qui, en théorie, oriente les politiques. Il est pourtant tout aussi essentiel pour qui souhaite comprendre la révolution de l’information en cours. La protection des biens et des personnes est une nécessité primordiale qui a été au cœur des préoccupations de toutes les sociétés au cours de l’histoire. La manière de résister à l’agression violente constitue le problème central de l’histoire. Il n’existe pas de solution simple, bien que plusieurs voies s’offrent pour obtenir cette protection.

La fin d’une époque

Au moment où nous écrivons, les conséquences mégapolitiques de l’ère de l’information commencent à peine à se faire sentir. L’économie a muté depuis quelques décennies : le traitement de l’information et la puissance de calcul l’emportent sur la fabrication de produits manufacturés, la micro-informatique supplante l’énergie mécanique, le bureau succède à l’usine, et la production de masse laisse place à de petites équipes, voire à des individus travaillant seuls. À mesure que l’échelle de l’entreprise se réduit, la menace de sabotage et de chantage sur le lieu de travail s’amenuise. Les entreprises de plus petite taille sont bien plus difficiles à syndiquer.

La micro-informatique permet aux entreprises de réduire leur taille et d’accroître leur mobilité. Nombre d’entre elles proposent des services ou des produits requérant très peu de ressources naturelles. En théorie, elles pourraient donc s’implanter presque n’importe où sur la planète. Elles ne sont pas ancrées à un lieu précis comme le serait une mine ou un port. À terme, elles seront bien moins exposées à la prédation, qu’elle soit fiscale ou qu’elle émane d’autres groupes de pression. Un ancien adage populaire chinois énonce : « Parmi les trente-six façons de fuir les ennuis, la meilleure consiste à partir. »11

11 Shi Mai’an et Lao Guanzhong, Outlaws of the Marsh, trad. Sidney Shapiro (Bloomington : Indiana University Press, 1981), p. 12.

À l’ère de l’information, cet adage oriental s’appliquera d’autant plus facilement. En cas de contraintes excessives, qu’elles émanent de l’administration ou des syndicats, il sera bien plus simple de se délocaliser. De plus, comme nous le verrons, l’ère de l’information permettra de fonder des entreprises virtuelles dont l’immatriculation dépendra uniquement d’une analyse coûts-bénéfices. Une hausse imprévue des tentatives d’extorsion, publiques ou privées, pourrait alors transférer les activités et le patrimoine d’une telle entreprise hors de la juridiction concernée, et ce, à la vitesse de la lumière.

La généralisation de la microtechnologie dans l’industrie, y compris au sein des grands groupes, confère également aux entreprises une plus grande flexibilité face à la menace de la violence. La longue grève du syndicat United Auto Workers (UAW) contre Caterpillar, qui s’est achevée fin 1995 après presque deux ans, en est une parfaite illustration. Contrairement aux chaînes de montage des années 1930, celles de Caterpillar emploient aujourd’hui une main-d’œuvre bien plus qualifiée. Sous la pression de la concurrence étrangère, l’entreprise a sous-traité les tâches peu qualifiées, fermé ses usines les moins rentables et investi près de deux milliards de dollars dans la robotique et la commande numérique. Le conflit social lui-même n’a fait qu’accélérer l’automatisation. Selon l’entreprise, la production requiert désormais deux mille salariés de moins12.

12 George F. Will, « Farewell to Welfare States », Washington Post, 17 décembre 1995, p. C7.

La mégapolitique du processus de production a subi une transformation bien plus radicale qu’on ne l’imagine. Ce changement n’est pas encore pleinement manifeste, d’une part parce qu’il existe toujours un décalage entre un bouleversement des conditions mégapolitiques et ses conséquences institutionnelles, et d’autre part parce que le secteur de la micro-informatique évolue si rapidement qu’il est possible d’anticiper l’émergence de produits aux conséquences mégapolitiques majeures bien avant leur mise sur le marché. Ces derniers façonneront un monde radicalement différent.

6.2 L’exploitation des capitalistes par les ouvriers

Tout au long du XXe siècle, la nature même de la technologie rendait la prise de contrôle d’une usine par la force — la « grève sur le tas » — difficile à contrer pour les propriétaires ou les dirigeants. Comme le souligne l’historien Robert S. McElvaine, une grève sur le tas « empêchait les employeurs de la briser sans renoncer du même coup à leurs propres installations »13. De fait, les salariés prenaient littéralement en otage l’outil de production de leur employeur. Comme nous le verrons, les grandes entreprises industrielles se sont révélées plus vulnérables que les petites. En 1937, General Motors était sans doute la première entreprise industrielle au monde. Ses usines, parmi les plus vastes complexes mécaniques jamais construits, employaient des milliers d’ouvriers. Chaque heure d’arrêt de travail représentait un lourd manque à gagner. Lorsqu’une grève se prolongeait pendant des semaines, comme ce fut le cas en 1936-1937, les pertes, déjà considérables, grimpaient en flèche.

13 Robert S. McElvaine, The Great Depression: America, 1929–1941, New York : Times Books, 1984, p. 292.

Un défi à l’offre et à la demande

Dans l’incapacité de produire la moindre voiture après l’occupation d’une troisième usine, GM capitula rapidement face aux revendications syndicales. Cette décision n’avait rien à voir avec l’équilibre du marché du travail, loin de là. Au moment où General Motors céda aux exigences du syndicat, les États-Unis comptaient neuf millions de chômeurs, soit 14 % de la population active. La plupart d’entre eux auraient volontiers accepté un poste chez GM, d’autant que les compétences requises étaient minimales et s’acquéraient rapidement. Si de nombreux témoignages de l’époque laissaient entendre que les emplois en usine exigeaient un véritable savoir-faire, la réalité était bien différente. En vérité, n’importe qui capable d’arriver à l’heure pouvait occuper un tel poste, qui ne nécessitait ni formation poussée, ni même de savoir lire ou écrire. Même dans les années 1980, un pourcentage non négligeable de salariés de General Motors était illettré ou avait d’importantes lacunes en calcul. Jusqu’aux années 1990, un débutant sur une chaîne d’assemblage GM ne recevait en général qu’une seule journée d’« intégration » avant d’être affecté à son poste. Or, lorsqu’un métier s’apprend en une matinée, on ne peut le qualifier de spécialisé.

Pourtant, en 1937, malgré un vivier de main-d’œuvre qualifiée et non qualifiée largement disponible, les ouvriers obtinrent des augmentations de salaire par la contrainte. Leur réussite tenait bien plus aux lois de la violence qu’à celles du marché de l’emploi. Au cours du mois qui suivit le compromis obtenu chez GM, dix-sept nouvelles grèves sur le tas furent déclenchées aux États-Unis, la plupart couronnées de succès. Des phénomènes similaires eurent lieu dans tous les pays industrialisés. Les ouvriers n’avaient qu’à occuper les usines pour faire plier la direction. C’était une tactique on ne peut plus simple et, dans l’ensemble, lucrative, voire agréable pour ceux qui l’appliquaient. Un ouvrier raconta : « Je m’amuse beaucoup, c’est nouveau, différent, il y a à manger en abondance et de la musique. »14 La grève sur le tas de GM en 1936 et 1937, comme d’autres occupations d’usines, illustre ce que nous décrivions déjà dans Blood in the Streets comme « l’exploitation des capitalistes par les ouvriers ». Cette vision contraste fortement avec la représentation popularisée par Pete Seeger dans ses chansons folk. Mais quiconque veut comprendre la réalité au-delà des hymnes militants doit dépasser cette interprétation convenue pour en saisir la logique sous-jacente. À toutes les époques, l’extorsion systématique s’est enveloppée de justifications et de faux-semblants destinés à masquer ses racines mégapolitiques. Pour en saisir la véritable nature, il faut savoir écarter ce vernis.

14 Ibid., p. 293.

6.3 Déchiffrer la logique de l’extorsion

Pour mesurer les enjeux mégapolitiques du basculement vers l’ère de l’information, il faut ôter le voile du discours idéologique et disséquer la véritable logique de la violence en société. L’exercice s’apparente à l’épluchage d’un oignon. Cela peut faire pleurer, mais il ne faut pas détourner le regard. Nous examinerons d’abord la logique de l’extorsion dans le monde du travail, avant de l’étendre aux questions plus vastes de la création et de la protection de la richesse, ainsi qu’à la nature du pouvoir moderne. Car, bien plus qu’on ne le pense, la prospérité des États, tout comme celle des syndicats, reposait sur la latitude dont ils jouissaient en matière d’extorsion. Cette marge était moindre au XIXe siècle qu’au XXe. Dans le prochain millénaire, elle sera presque inexistante. La micro-informatique a transformé la logique même de l’État et l’essence du pouvoir. Cette affirmation peut paraître audacieuse à première vue. Pourtant, à y regarder de plus près, l’essor des gouvernements au XXe siècle est allé de pair avec celui des syndicats. Auparavant, la plupart des États s’appropriaient une part bien plus faible de la production nationale. Tout comme les syndicats, ils jouaient un rôle réduit ou quasi nul dans la vie économique. La possibilité pour les ouvriers de contraindre leurs employeurs à payer des salaires supérieurs au marché reposait sur les mêmes conditions mégapolitiques qui permettaient aux gouvernements de ponctionner plus de 40 % de la production nationale en impôts.

L’extorsion en milieu professionnel avant le XXe siècle

L’ascension puis le déclin des extorsions syndicales s’expliquent par l’évolution des conditions mégapolitiques qui régissent la production. En 1776, lorsque Adam Smith publia La Richesse des nations, le contexte était si défavorable aux revendications ouvrières que les « combinaisons », c’est-à-dire les regroupements de travailleurs en vue d’augmenter les salaires, avaient peu de chances d’aboutir. La plupart des manufactures étaient de petites entreprises familiales. Les grands complexes industriels commençaient à peine à émerger. Les possibilités de recours à la violence existaient, mais elles offraient moins de prise. De fait, durant cette période et une grande partie du XIXe siècle, les syndicats étaient considérés comme illégaux au Royaume-Uni, aux États-Unis et dans d’autres pays de common law. Adam Smith décrivait ainsi les tentatives de grève : « Leur prétexte coutumier est parfois la cherté des vivres ; parfois les grands profits que le patron fait grâce à leur travail… Ils en reviennent toujours à des clameurs tapageuses, voire à des violences et des actes choquants. »15 Pourtant, ajoutait-il, ces regroupements « finissent très rarement à l’avantage des ouvriers », et se soldent plutôt par « le châtiment ou la ruine des meneurs »16.

15 Adam Smith, The Wealth of Nations, p. 75.

16 Ibid., p. 76.

17 Ibid.

18 En Argentine, le premier syndicat, celui des chemins de fer, a été fondé en 1887 (voir Carmelo Mesa-Lago, Social Security in Latin America: Pressure Groups, Stratification, and Inequality, Pittsburgh : University of Pittsburgh Press, 1978, p. 161).

Au XIXe siècle, les économies d’échelle et la taille des entreprises prirent de l’ampleur. Toutefois, la plupart des gens restaient indépendants ou travaillaient pour de petites structures. Par conséquent, les actions syndicales, telles que décrites par Smith, « se soldaient le plus souvent par un échec »17. Le statut juridique et politique des syndicats n’évolua qu’avec la croissance des grandes entreprises. Les premiers syndicats à s’implanter durablement furent ceux d’ouvriers qualifiés, dont l’organisation reposait peu sur la violence. À l’inverse, les syndicats de travailleurs non qualifiés fondaient leur action sur la capacité de nuisance que leur conférait la grande échelle des opérations ou le risque de sabotage dans des secteurs clés. Ce schéma s’observa de Newcastle jusqu’en Argentine18.

Un exemple précoce est celui des troubles survenus en 1834 sur le chantier du canal Chesapeake & Ohio (C&O). Contrairement aux petites entreprises de l’époque, le canal C&O s’étendait sur près de 500 kilomètres et exigeait d’énormes travaux de terrassement19. De nombreux ouvriers comprirent rapidement qu’un tel ouvrage pouvait être aisément paralysé. Il suffisait d’inonder un tronçon, de bloquer une écluse avec une barge ou de provoquer d’autres dégradations. Les grévistes pouvaient par exemple saborder des péniches ou amonceler des débris pour obstruer le passage. Au début de l’année 1834, des rivalités entre gangs irlandais menèrent à une tentative de prise de contrôle du canal. L’opération échoua et se solda par cinq morts ; le président Andrew Jackson dut envoyer des troupes fédérales de Fort McHenry pour disperser les émeutiers.

19 Pour plus de détails sur la construction du canal Chesapeake & Ohio, voir Robert J. Brugger, Maryland: A Middle Temperament 1634–1980, Baltimore : The Johns Hopkins Press, 1990, p. 202-203.

Les mines et les chemins de fer constituaient également des cibles de choix. Comme les canaux, ces infrastructures étaient vulnérables aux sabotages et aux blocages. Dans une mine, il suffisait de l’inonder, d’en obstruer l’entrée ou simplement de tuer les mules qui tiraient les wagonnets. Les voies ferrées, qui s’étendaient sur des centaines de kilomètres, ne pouvaient être entièrement surveillées. Il était donc facile pour les grévistes de causer des dégâts considérables. Ces actes, courants lors des conflits sociaux, se multiplièrent durant la dépression qui suivit la panique de 1873.

En décembre 1874, la guerre éclata dans les bassins houillers de l’est de la Pennsylvanie. Des militants syndicaux y formèrent une société secrète, l’Ancient Order of Hibernians, surnommée les « Molly Maguires » et connue pour ses actes d’intimidation, de sabotage et de meurtre20. Les employés des compagnies de chemin de fer se soulevèrent à leur tour. En juillet 1877, des insurrections visèrent la Pennsylvania Railroad et la Baltimore & Ohio Railroad. Les ouvriers prirent le contrôle des aiguillages, arrachèrent des voies ferrées, pillèrent et sabotèrent le matériel roulant. À Pittsburgh, des rotondes furent incendiées alors que des centaines de personnes s’y trouvaient encore. Le bilan fut lourd : des dizaines de morts, 2 000 wagons pillés et détruits, un atelier de maintenance anéanti, de même qu’un silo à grain et 125 locomotives. L’armée fédérale dut intervenir pour rétablir l’ordre21.

20 Irving J. Sloan, Our Violent Past: An American Chronicle, New York : Random House, 1970, p. 177.

21 Ibid., et Brugger, op. cit., p. 341-344.

Bien que ces premières tentatives de grèves insurrectionnelles suscitent encore aujourd’hui la sympathie de certains milieux socialistes, elles ne rencontrèrent à l’époque guère d’appui populaire. En dépit de la grande vulnérabilité de secteurs comme les mines ou le chemin de fer, les conditions mégapolitiques globales restaient défavorables à l’extorsion systématique. En effet, si quelques industries étaient fragiles, l’essentiel de la population travaillait dans de petites entreprises ou sur des lopins de terre que le sabotage ne pouvait atteindre. Privées de soutien populaire, ces actions ouvrières étaient donc vouées à l’échec. Même lorsqu’ils recouraient à la violence, les syndicats étaient promptement défaits par les forces armées.

Un chantage aisé

La leçon à en tirer pour l’ère de l’information est simple : tant que la taille des entreprises est restée modeste, les grèves visant à imposer des salaires supérieurs à ceux du marché ont rarement abouti, même dans des secteurs très vulnérables au sabotage comme les canaux, les chemins de fer ou les mines. Ce n’est pas que les syndicats répugnaient à employer la violence. Au contraire. Ils y recouraient souvent de manière spectaculaire, s’en prenant parfois à des personnalités publiques. Ainsi, lors d’un épisode tristement célèbre du mouvement ouvrier américain, celui de la « vengeance des mineurs », le gouverneur Frank Steunenberg fut assassiné à la bombe par un tueur à gages à la solde du syndicat pour avoir déjoué un blocus du district minier de Coeur d’Alene22. Mais tant que n’existaient ni grandes entreprises industrielles ni production de masse, les meurtres et les menaces ne suffisaient pas à imposer durablement le pouvoir des syndicats, et ce, jusque dans la première moitié du XXe siècle.

22 Sloan, op. cit., p. 202. Voir aussi S. S. Boynton, « Miners’ Vengeance », Overland Monthly, vol. 22 (1893), p. 303–307.

Pour expliquer le sort plus favorable des syndicats au XXe siècle, il faut se pencher sur la nature même de la technologie industrielle. L’essor spectaculaire des usines au début du XXe siècle a rebattu les cartes. Les grandes entreprises, piliers de l’économie, se sont révélées particulièrement vulnérables aux pressions ; les caractéristiques de la technologie industrielle incitaient les travailleurs à exercer une forme de coercition pour « rançonner » le patronat. Parmi ces caractéristiques :

  1. Les produits industriels nécessitaient d’importantes quantités de matières premières. Cela cantonnait la production à un nombre restreint de sites liés à l’extraction ou à l’acheminement. Un emplacement idéalement situé (à proximité de sources de matières premières ou de pièces, ou à un carrefour logistique stratégique) offrait un avantage concurrentiel substantiel. Or, cette immobilité géographique facilitait la tâche des entités coercitives (États ou syndicats) désireuses de s’approprier une part de ces gains.

  2. L’essor des économies d’échelle a porté la taille des entreprises à des niveaux sans précédent. Au début du XIXe siècle, les usines étaient encore modestes. Mais à l’ère de la production de masse, au début du XXe siècle, elles sont devenues gigantesques. Cette croissance créait un terrain propice à l’extorsion à plusieurs égards. Par exemple, de fortes économies d’échelle vont de pair avec de longs cycles de production, ce qui tend à stabiliser les marchés. Une telle stabilité attise les convoitises, car elle laisse espérer des gains substantiels et durables en cas de chantage.

  3. Le nombre de concurrents dans les secteurs de pointe a fortement diminué. Au XXe siècle, une poignée d’entreprises se partageaient souvent des marchés valant des milliards. Cette concentration les exposait d’autant plus à la menace syndicale : il était plus simple de cibler quelques entreprises que des milliers. L’existence de grands oligopoles facilitait l’extorsion, car les firmes pouvaient se permettre de payer des salaires supérieurs au marché sous la contrainte, sans risquer une faillite immédiate. Autrement, aucune n’aurait pu survivre à de telles exigences salariales.

  4. Les dépenses d’investissement furent à la mesure de cette nouvelle échelle. Cela renforçait la vulnérabilité du capital et aggravait les coûts d’une éventuelle fermeture. En outre, il devenait improbable qu’une seule personne ou famille puisse posséder une grande usine, à moins d’en hériter. Le financement colossal requis pour monter et gérer une usine gigantesque supposait une dispersion du capital entre des milliers d’actionnaires via les marchés financiers. De ce fait, ces apporteurs de capitaux, pour la plupart anonymes, s’en remettaient à des gestionnaires professionnels qui, souvent, ne détenaient qu’une part infime du capital. Ils n’étaient donc que peu incités à prendre des risques personnels pour défendre les biens qu’ils géraient.

  5. Cette concentration du travail signifiait qu’une part importante de la population active se retrouvait employée par un nombre réduit de firmes. Nombreuses étaient les usines comptant plusieurs milliers, voire des dizaines de milliers de salariés. D’un point de vue purement numérique, les cadres et les propriétaires étaient en nette infériorité face à leurs subordonnés, qui détenaient par leur nombre un avantage décisif en cas de confrontation physique. L’anonymat lié à la massification et la distance entre employés et employeurs pouvaient faciliter le recours à des actions collectives musclées.

  6. Cette concentration de la main-d’œuvre a influencé l’ensemble de la société. Cela renforçait l’influence syndicale, contrastant avec l’Amérique du XIXe siècle où la majorité des actifs étaient indépendants ou employés par de petites structures. En 1940, les ouvriers d’usine ne représentaient que 6 % de la population active américaine23, mais cette concentration leur assurait un large soutien pour leurs revendications salariales. Une étude menée en 1938-1939 à Akron, dans l’Ohio, auprès de 1 700 personnes, a montré que 68 % des syndiqués des CIO Rubber Workers n’éprouvaient que peu ou pas d’empathie pour la notion de propriété d’entreprise, tandis que 94 % des commerçants et artisans affichaient un soutien sans faille à la défense de la propriété privée2425.

  7. Les chaînes d’assemblage étaient par nature séquentielles. Toute la production dépendait de l’approvisionnement et de l’assemblage des pièces dans un ordre précis. Il suffisait donc de perturber un maillon, par exemple en bloquant la livraison d’un composant essentiel, pour paralyser l’intégralité de la chaîne, une vulnérabilité qui fragilisait considérablement l’employeur face aux grèves.

  8. La production à la chaîne uniformisait le travail. Elle réduisait à la portion congrue les écarts de productivité entre ouvriers, quelle que soit leur compétence. L’un des objectifs d’une usine était de produire la même voiture, que l’ouvrier sur la chaîne soit plus ou moins qualifié. Cette « machine stupide », conçue pour une tâche unique, permettait de fabriquer un produit standardisé sans exiger de qualification pointue, si bien qu’un client achetant une Cadillac n’avait nul besoin de s’informer sur les compétences de ceux qui l’avaient assemblée.

23 Benjamin Schwartz, « American Inequality: Its History and Scary Future », New York Times, 19 décembre 1995, p. A25.

24 McElvaine, op. cit., p. 293.

25 ibid.

26 ibid.

L’uniformisation du travail en usine a nourri un discours égalitariste suggérant que toute la valeur émanait de la machine elle-même et qu’il suffisait d’appuyer sur des boutons pour obtenir un produit vendable. Les compétences entrepreneuriales et intellectuelles semblaient alors négligeables. Les ouvriers peu qualifiés pouvaient ainsi se persuader qu’ils « créaient » la valeur que le propriétaire captait, et que ce dernier se l’appropriait injustement. Comme le déclarait un gréviste de GM : « On a appris qu’on pouvait prendre l’usine. On sait déjà comment la faire tourner. Si GM ne fait pas attention, on finira par faire le rapprochement. »26

Ces caractéristiques de la technologie industrielle ont systématiquement favorisé l’émergence de syndicats capables de spolier les capitalistes, ainsi que l’expansion des États, qui profitaient également des impôts prélevés sur ces géants industriels. Partout où l’industrie à grande échelle s’est implantée, le même phénomène s’est produit : des syndicats puissants ont émergé, usant de la coercition pour obtenir des salaires supérieurs au salaire d’équilibre. Ils tiraient leur force de la présence d’usines coûteuses, immenses, visibles et difficiles à déplacer. L’immobilisation même du capital augmentait sa vulnérabilité. La moindre interruption d’activité de ce stock considérable amputait rapidement les bénéfices.

Le phénoménologue Henry Simons a résumé le problème en 1944 :

« Sans une vaste capacité de coercition et d’intimidation, la création d’un syndicat est une vue de l’esprit. Les syndicats ont aujourd’hui ce pouvoir ; ils l’ont toujours eu et l’auront toujours, aussi longtemps que leur forme demeurera la même. Lorsqu’il est faible et précaire, ce pouvoir doit se manifester ouvertement et souvent ; s’il s’amplifie et devient incontesté, il ressemble au pouvoir d’un État, reconnu et craint à tel point qu’il n’a plus besoin de s’exercer de manière visible. »27

27 Henry C. Simons, « Some Reflections on Syndicalism », Journal of Political Economy, mars 1944, p. 22.

Aussi pertinent que fût l’argument de Simons, il se trompait cependant sur un point décisif.

Il partait du principe que les syndicats conserveraient toujours leurs « grandes capacités de coercition et d’intimidation ». Or, ces derniers sont sur le déclin, non seulement aux États-Unis ou au Royaume-Uni, mais dans la plupart des nations industrielles. La raison, que Simons n’avait pas anticipée et que bien des militants syndicaux ignorent encore, tient au basculement vers la société de l’information. Cette transition modifie radicalement les conditions mégapolitiques au profit d’une meilleure protection de la propriété. Dans la sphère commerciale elle-même, la micro-informatique instaure des logiques radicalement différentes de celles de l’ère industrielle.

  1. La technologie de l’information consomme très peu de ressources naturelles. Elle n’offre que peu, voire aucun, avantage géographique inhérent. La plupart des technologies de l’information sont extrêmement mobiles. Dépourvues d’attache géographique, elles accroissent la mobilité des idées, des personnes et du capital. General Motors ne pouvait pas mettre ses trois chaînes de montage de Flint, dans le Michigan, dans ses valises et s’envoler. Une entreprise de logiciels le peut. Ses propriétaires peuvent transférer leurs algorithmes sur des ordinateurs portables et prendre le premier avion. De telles firmes sont donc fortement incitées à fuir les impôts élevés et les revendications salariales monopolistiques. Les petites entreprises ont tendance à être plus nombreuses sur un marché. Si vous avez des dizaines ou même des centaines de concurrents prêts à séduire vos clients, vous ne pouvez pas vous permettre de verser aux politiciens ou à vos employés davantage que leur valeur réelle. Si vous étiez seul à le faire, vos coûts dépasseraient ceux de vos concurrents et vous feriez faillite. L’absence d’avantages opérationnels liés à un site particulier signifie que les organisations coercitives, comme les gouvernements et les syndicats, ont inévitablement moins de prise pour en capter les bénéfices.

  2. La technologie de l’information réduit la taille des entreprises. Elle se traduit par une taille plus réduite pour chaque firme, ce qui implique un nombre plus important de concurrents. L’intensification de la concurrence limite les possibilités d’extorsion, car il y a davantage de cibles à contrôler physiquement pour imposer des salaires ou des impôts supérieurs aux niveaux du marché. La forte diminution de la taille moyenne des entreprises, facilitée par la technologie de l’information, a déjà réduit le nombre de personnes occupant un emploi salarié classique. Aux États-Unis, par exemple, selon certaines estimations largement citées, près de 30 millions de personnes travaillaient à leur compte en 1996. Évidemment, il est peu probable que ces 30 millions de personnes se mettent en grève contre elles-mêmes. Il est tout aussi improbable que les millions de salariés qui travaillent dans de petites entreprises comptant quelques employés tentent de contraindre leur patron à leur verser des salaires supérieurs au marché. À l’ère de l’information, les travailleurs souhaitant obtenir des augmentations par l’extorsion ne disposeront pas de l’avantage, quasi militaire, d’une supériorité numérique écrasante, qui les rendait redoutables dans les usines. Moins il y a d’employés dans chaque firme, moins il y a d’occasions de recourir à une violence anonyme. Ne serait-ce que pour cette raison, dix mille travailleurs répartis dans cinq cents entreprises menaceront bien moins la propriété de ces sociétés que dix mille employés dans une seule structure, même si le ratio employés/propriétaires-directeurs demeure identique.

  3. La réduction de la taille des entreprises implique aussi que les tentatives d’obtenir des salaires supérieurs au marché seront moins susceptibles de recueillir un large soutien populaire, comme ce fut le cas durant l’ère industrielle. Les syndicats cherchant à faire pression sur les employeurs se retrouveront davantage dans la situation des ouvriers des canaux, des chemins de fer et des mines du XIXe siècle. Même lorsque subsisteront quelques grandes firmes héritées de l’ère industrielle, elles opéreront dans un environnement marqué par une multitude d’emplois dispersés au sein de petites entités. La prédominance de petites entreprises et de petits propriétaires favorise un soutien social plus affirmé en faveur du droit de propriété, même si le désir de redistribuer les revenus demeure inchangé.

  4. La technologie de l’information abaisse le coût du capital, ce qui accroît la concurrence en facilitant l’entrepreneuriat et en permettant à davantage de personnes de travailler de façon indépendante. La diminution des besoins en capitaux réduit non seulement les barrières à l’entrée, mais aussi les « barrières à la sortie ». En d’autres termes, les entreprises auront proportionnellement moins d’actifs par rapport à leurs revenus, et donc une capacité réduite à absorber les pertes. Elles auront également moins recours au crédit bancaire, car à l’ère de l’information, les sociétés devraient posséder moins d’actifs matériels saisissables.

  5. La technologie de l’information raccourcit le cycle de vie des produits. Elle accélère l’obsolescence des biens, rendant par là même éphémère tout avantage salarial obtenu par la force. Sur des marchés très concurrentiels, des salaires excessifs peuvent entraîner rapidement des suppressions d’emplois, voire la faillite de l’entreprise. Tenter d’obtenir une hausse de salaire temporaire au risque de perdre son emploi revient à brûler ses meubles pour se réchauffer un instant.

  6. La technologie de l’information n’est pas séquentielle, mais simultanée et distribuée. Contrairement à la chaîne de montage, elle permet de gérer de multiples processus en même temps. Elle répartit les activités sur des réseaux, ce qui favorise la redondance et la substitution entre des milliers, voire des millions, de postes de travail disséminés dans le monde entier. Un nombre croissant de tâches peut s’effectuer en coopération sans aucun contact physique entre les participants. À mesure que la réalité virtuelle et la visioconférence progresseront, la tendance au fractionnement des fonctions et au télétravail s’accélérera. C’est l’équivalent, à l’ère de l’information, du domestic system, qui sapa en son temps la puissance des corporations médiévales. Le fait que de moins en moins de travailleurs se retrouvent dans les mêmes usines les prive d’un levier de pression majeur sur les détenteurs de capitaux ; il devient alors difficile de distinguer leurs revendications d’une simple extorsion. Jusqu’alors, seuls des salariés regroupés physiquement au sein d’une même entreprise pouvaient user de la force pour obtenir une augmentation. Mais lorsque le « lieu de travail », en tant qu’espace centralisé, disparaît et que la plupart des tâches sont externalisées ou réalisées à distance, toute tentative d’extorquer de l’argent aux clients ou « employeurs » s’apparente davantage à du racket.

    Par exemple, un télétravailleur qui menace d’infecter les ordinateurs de l’entreprise avec un virus s’il n’obtient pas une prime est-il un gréviste ou un cyber-racketteur ?

    Dans la pratique, la distinction importe peu. La réaction des entreprises ciblées sera quasiment la même. Les solutions techniques au sabotage informatique, comme l’amélioration du chiffrement et de la sécurité des réseaux, conçues pour parer la menace d’un pirate extérieur, devraient également empêcher un employé ou un sous‑traitant mécontent de nuire aux entités avec lesquelles il collabore. Bien sûr, on pourrait imaginer que le salarié ou le télétravailleur aille manifester de manière plus traditionnelle devant les locaux de l’entreprise. Mais même cette action devient plus complexe à l’ère de l’information. La capacité de la technologie à transcender la localisation et à disséminer les activités économiques signifie que, pour la première fois, employeurs et employés n’ont pas besoin de résider dans les mêmes juridictions. Il ne s’agit plus seulement d’une différence entre deux quartiers comme Mayfair et Peckham, mais bien d’employeurs basés aux Bermudes et de télétravailleurs installés à New Delhi.

En outre, si ces travailleurs indiens s’inspiraient des récits des grandes grèves de General Motors de 1936-1937 et décidaient de se rendre aux Bermudes pour manifester, ils risqueraient de ne trouver aucun bureau physique à leur arrivée. La société de publicité Chiat/Day, par exemple, a déjà entamé le démantèlement de son siège social. Salariés et sous-traitants communiquent par renvoi d’appels et par Internet. Lorsqu’il est nécessaire de réunir une équipe pour coordonner un projet, ils louent une salle de réunion dans un hôtel. Une fois la tâche accomplie, ils rendent les clés. Parce que la micro-informatique libère et disperse le processus de production, autrefois confiné à la séquence rigide d’une chaîne d’assemblage, elle réduit considérablement l’influence qu’exerçaient jadis les institutions coercitives comme les syndicats et les gouvernements. Si la chaîne d’assemblage était comparable à une voie ferrée à l’intérieur de l’usine, aisément bloquée par une grève sur le tas, le cyberespace est un domaine illimité et immatériel. On ne peut l’occuper par la force ni le prendre en otage. La position des salariés qui voudraient recourir à la violence pour obtenir une augmentation de salaire sera infiniment plus fragile à l’ère de l’information que celle des grévistes qui occupaient les usines de General Motors en 1936-1937.

  1. La micro-informatique individualise le travail, tandis que la technologie industrielle le standardisait. Autrefois, quiconque utilisait les mêmes outils obtenait un résultat identique. La microtechnologie remplace progressivement les « machines stupides » par des technologies plus intelligentes, capables de produire des résultats beaucoup plus variés. Cette variabilité accrue de la production entre des individus utilisant les mêmes outils entraîne de profondes répercussions, dont plusieurs seront abordées dans les chapitres suivants. L’une des plus importantes : lorsque la production individuelle varie, les revenus suivent la même tendance. Dans de nombreux secteurs où la compétence fluctue sensiblement d’une personne à l’autre, l’essentiel de la valeur créée proviendra d’une minorité d’individus. C’est une caractéristique courante des marchés très concurrentiels. On le voit clairement dans le sport, par exemple. Des millions de jeunes dans le monde jouent au football, mais 99 % de l’argent dépensé pour regarder ce sport rémunère une infime poignée de joueurs d’élite. De même, s’il existe une multitude d’acteurs et d’actrices en herbe, rares sont ceux qui deviennent des vedettes. Chaque année, des dizaines de milliers de livres sont publiés, mais l’essentiel des droits d’auteur est versé à un petit nombre d’auteurs à succès qui parviennent à captiver leurs lecteurs. Hélas, nous ne faisons pas partie de ce cercle.

    L’énorme variabilité de la production entre des individus utilisant les mêmes équipements crée un nouvel obstacle à l’extorsion. Cela pose un problème majeur de répartition des gains. Lorsque l’essentiel de la valeur d’une activité est créé par une fraction réduite des participants, il est presque mathématiquement impossible que les plus productifs y trouvent leur compte dans un système de répartition égalitaire des revenus. Un programmeur peut concevoir un algorithme d’une valeur de plusieurs millions pour piloter un robot. Un autre, utilisant pourtant le même matériel, peut créer un programme sans aucune valeur. Le programmeur le plus performant n’aura aucun intérêt à voir son revenu dépendre de celui d’un collègue, pas plus que Tom Clancy n’accepterait de mutualiser ses droits d’auteur avec les nôtres.

    Les débuts de la révolution de l’information révèlent déjà, bien plus clairement qu’en 1975, que les compétences et les capacités intellectuelles sont des variables déterminantes dans la production économique. Cela a déjà réduit en cendres la justification, héritée de l’ère industrielle, des revendications du prolétariat à l’encontre des capitalistes. L’idée que les travailleurs non qualifiés généraient réellement toute la valeur dont les capitalistes et les entrepreneurs s’emparaient ensuite en proportions excessives est désormais un anachronisme. Cette fiction n’est même plus crédible dans le domaine des technologies de l’information. Quand un programmeur s’assoit pour écrire du code, la corrélation entre son talent et son produit est trop directe pour laisser planer le doute sur la source de la valeur. Il est évident qu’un individu illettré ou quasi illettré serait incapable de programmer un ordinateur. Il l’est tout autant que la valeur des programmes conçus par d’autres ne saurait avoir été « volée » à celui qui ne sait pas coder. C’est pourquoi les plaintes pour « exploitation » émanent désormais surtout des agents d’entretien.

    La technologie de l’information met en évidence que le problème des personnes peu qualifiées n’est pas tant l’exploitation de leur force de travail que la crainte de ne plus pouvoir apporter de contribution économique tangible. Comme le suggère Kevin Kelly dans Out Of Control, l’entreprise automobile « Upstart » de l’ère de l’information pourrait n’employer qu’« une douzaine de personnes », qui sous-traiteraient la fabrication de la plupart des pièces, tout en produisant des voitures encore plus finement adaptées aux désirs de leurs clients que ce que l’on a pu observer jusqu’ici à Detroit ou Tokyo : « Des voitures, chacune personnalisée, commandées via un réseau de clients et expédiées dès qu’elles sont prêtes. Les moules pour la carrosserie sont façonnés à l’aide de lasers pilotés par ordinateur, intégrant des designs issus des retours clients et du ciblage marketing. Une chaîne flexible de robots assemble les voitures. L’entretien et l’amélioration des robots sont délégués à une entreprise spécialisée. »28

28 Kelly, op. cit., p. 191-192.

« Des outils qui parlent »

De plus en plus, les tâches peu qualifiées sont prises en charge par des machines, des robots et des systèmes numériques. En reprenant la formule d’Aristote, qui définissait jadis les esclaves comme des « outils doués de parole », nous disposerons bientôt de véritables assistants virtuels, dotés de la parole et capables de suivre des instructions complexes. La puissance de calcul permet déjà le développement d’applications balbutiantes de reconnaissance vocale, telles que les kits mains libres ou les systèmes de calcul à commande vocale. Les logiciels de dictée vocale ont fait leur apparition sur le marché dès 1996, au moment où nous écrivons ces lignes. À mesure que les algorithmes de reconnaissance de formes s’affineront, nous verrons sans doute bientôt apparaître des systèmes capables d’accomplir des tâches bien plus variées en associant reconnaissance et synthèse vocales : opérateurs téléphoniques virtuels, secrétaires, courtiers automatisés, compositeurs de musique, traders obligataires, analystes militaires, etc.

Michael Mauldin, de l’université Carnegie Mellon, a ainsi développé un bot baptisé « Julia », une personnalité artificielle si persuasive qu’elle peut tromper presque n’importe qui lors d’un échange sur Internet. Cet alter ego a l’humour vif, manie la répartie et semble se passionner pour le hockey. Selon la presse, « Julia est une “femme” virtuelle capable de plaisanter et de décocher la remarque sarcastique parfaite. Mais Julia n’a rien d’humain ; c’est un programme spécialisé, dénué de toute incarnation, qui n’existe que dans la toile du Net. »29 Les progrès déjà remarquables de l’IA et des « domestiques numériques » laissent entrevoir le potentiel considérable d’autres applications. Avec d’importantes conséquences mégapolitiques.

29 Gayle Ni. Hanson, « A Riveting Account of ‘Life’ in Postmodernist Cyberspace », Washington Times, 24 décembre 1995, p. B7.

L’individu comme « ensemble »

Grâce à ces « outils qui parlent », un seul individu pourra se démultiplier et mener de front de multiples activités. L’« individu », dans cette perspective, ne se réduira plus à une seule entité, mais pourra devenir le chef d’orchestre d’un vaste ensemble d’opérations menées par des agents intelligents. Non seulement cette évolution augmentera la productivité des plus talentueux, mais elle rendra aussi, sur le plan militaire, l’« Individu Souverain » plus redoutable que jamais.

Un individu pourra recourir à un nombre potentiellement infini d’agents intelligents et même continuer d’agir au-delà de sa propre mort biologique. Pour la première fois dans l’histoire, il aura la possibilité d’orchestrer des actions par-delà la tombe. Il ne suffira plus d’éliminer quelqu’un pour anéantir totalement sa capacité de riposte. Cette perspective constitue une véritable révolution dans la logique de la violence.

Un nouveau rapport de force à l’ère de l’information

Les plus grands changements touchent à des variables que nous avions fini par négliger. Autrement dit, le rapport de force entre l’extorsion et la protection, qui a favorisé la première pendant des siècles, était devenu si stable que nous n’y prêtions plus attention. Or, l’ère de l’information bouleverse cet équilibre. La possibilité pour un individu de pérenniser son action grâce à une armée d’agents virtuels change fondamentalement la donne.

De nouvelles manières de se protéger

Ainsi, un criminel qui penserait s’en tirer en éliminant sa victime pourrait s’exposer à des représailles post-mortem, telles que la suppression de ses comptes en banque ou divers actes de sabotage. La menace, digne d’un roman de science-fiction, du type : « si tu me tues, tes comptes seront vidés », devient de plus en plus plausible. Et même si les comptes du meurtrier étaient parfaitement sécurisés, les possibilités de rétorsion demeureraient nombreuses.

Voici un aperçu des formes de protection offertes par l’ère de l’information, dont la plupart sapent le monopole que l’État exerçait depuis deux siècles sur la protection et l’extorsion. Avant même l’avènement de ces technologies, il existait déjà plusieurs manières de se défendre, qui ne relevaient pas toutes de l’autorité étatique.

Un individu menacé peut toujours s’enfuir. Lorsque de nouveaux horizons s’ouvraient, nombreux étaient ceux qui choisissaient cette option. Contre le vol et les dégradations, l’assurance constitue un recours. Les malédictions et les sortilèges, bien qu’inefficaces d’un point de vue rationnel, se sont parfois avérés utiles dans les sociétés superstitieuses. Il y a aussi la dissimulation : enfouir ses biens, ériger des murs, installer des verrous et des systèmes d’alarme. Mais ces solutions ne sont pas toujours suffisantes.

Néanmoins, la dissuasion la plus puissante a toujours résidé dans la capacité de répondre à la violence par une violence supérieure, en trouvant une personne ou un moyen capable de neutraliser l’agresseur. D’où la question : à qui se fier pour organiser la riposte, et comment le motiver à risquer sa vie pour notre sécurité ? On pouvait faire appel à sa famille, à des mercenaires, à des gardes privés ou encore à des groupes tribaux rompus aux vendettas. Mais leur loyauté n’a jamais été garantie. Les agents intelligents de l’ère de l’information, eux, ne nous trahiront pas.

Les paradoxes du pouvoir

Le recours à la violence pour se protéger de la violence est truffé de paradoxes. Jusqu’à présent, tout groupe ou organisme auquel on confiait la protection de ses biens et de sa vie disposait inévitablement de la capacité de passer à l’offensive. C’est un dilemme ardu. En temps normal, la concurrence suffit à contraindre les prestataires de services à respecter la volonté de leurs clients. Mais en matière de violence, la concurrence directe engendre souvent des effets pervers. Par le passé, elle a généralement conduit à une escalade de la violence. Lorsque deux agences censées offrir une protection déploient leurs forces pour s’affronter, le résultat s’apparente davantage à une guerre civile qu’à une véritable sécurité. Or, lorsqu’on cherche à se prémunir contre la violence, l’objectif n’est pas d’en accroître l’usage, mais bien de l’éliminer, et ce, sans que les clients qui paient pour être protégés ne finissent par se faire piller en retour.

« …pendant le temps où les hommes vivent sans un pouvoir commun pour les tenir en respect, ils se trouvent dans cet état que l’on appelle guerre : une guerre de chacun contre chacun, où les hommes ne jouissent d’aucune sécurité autre que celle que leur propre force et leurs inventions leur procurent. » - THOMAS HOBBES

Monopole et Anarchie

C’est pourquoi l’anarchie, ou « la guerre de tous contre tous », telle que l’a décrite Hobbes, a rarement constitué une situation satisfaisante. La concurrence locale dans le recours à la violence impliquait généralement des coûts de protection plus élevés pour une efficacité moindre. Parfois, des partisans du libre marché, épris de liberté, ont suggéré que les seuls mécanismes du marché suffiraient à garantir le respect des droits de propriété et la protection de la vie, sans qu’aucune souveraineté ne soit requise.30 : Certaines de ces analyses étaient élégantes, mais il n’en demeure pas moins que des services de police et de justice assurés par le seul marché se sont révélés non viables dans le contexte mégapolitique de l’industrialisme. Seules les sociétés primitives, aux comportements fortement stéréotypés et aux populations réduites et homogènes, ont pu survivre sans gouvernement chargé d’assurer le monopole local de la violence à des fins de protection.

30 Pour une introduction concise à la théorie de l’anarchie en science économique, voir Gordon Tullock (dir.), Explorations in the Theory of Anarchy, Blacksburg (VA) : Virginia Polytechnic Institute and State University, 1972. Voir aussi Murray N. Rothbard, Power and Market: Government and the Economy, Menlo Park (CA), 1970 ; et Robert Nozick, Anarchy, State, and Utopia, New York : Basic Books, 1974.

31 Voir Pierre Clastres, Society Against the State: The Leader as Servant and the Humane Uses of Power Among the Indians of the Americas, New York : Urizen Books, 1977 ; et Jones, op. cit.

Les exemples de sociétés anarchiques dépassant le niveau de la tribu de chasseurs-cueilleurs sont rares et anciens. Il s’agit toujours des économies les plus simples, celles d’agriculteurs isolés pratiquant une agriculture pluviale. Les Kafirs de l’Afghanistan pré-musulman. Certaines tribus irlandaises du haut Moyen Âge. Quelques bandes amérindiennes au Brésil, au Venezuela et au Paraguay. D’autres peuples autochtones dans diverses régions du monde. Leurs méthodes pour assurer leur protection sans gouvernement ne sont connues que de quelques spécialistes de cas extrêmes. Pour en savoir plus à leur sujet, le lecteur trouvera dans nos notes la référence de plusieurs ouvrages qui fournissent davantage de détails.31 : Les groupes primitifs ont pu fonctionner sans organisation spécialisée dans la violence uniquement parce qu’ils formaient de petites sociétés fermées et isolées. Ils pouvaient compter sur d’étroits liens de parenté pour se défendre contre des menaces violentes d’ampleur limitée, les seules auxquelles ils étaient généralement confrontés. Lorsqu’ils étaient confrontés à des menaces plus importantes, organisées par des États, ils se voyaient submergés et assujettis au régime monopolistique imposé par des groupes extérieurs. Cela s’est produit à maintes reprises. Partout où des sociétés se sont constituées à une échelle supérieure à celle des bandes et des tribus, en particulier lorsque les routes commerciales mettaient en contact divers peuples, des spécialistes de la violence ont toujours émergé pour s’emparer du surplus que des peuples plus pacifiques pouvaient produire. Lorsque les conditions technologiques ont accru les rendements de la violence, elles ont condamné les sociétés qui n’étaient pas organisées pour consacrer d’importantes ressources à l’effort de guerre.

« Quels princes procuraient un véritable service de police ? Lesquels n’étaient que des racketteurs ou des pillards ? Un pillard pouvait devenir chef de police de facto dès l’instant où il régularisait son “tribut”, l’adaptait à la capacité de paiement, protégeait son territoire contre les concurrents, et maintenait sa domination assez longtemps pour qu’elle devienne légitime par la coutume. »32 - FREDERIC C. LANE

32 Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », op. cit., p. 403.

L’État comme vendeur de protection

La fonction économique fondamentale de l’État, vis-à-vis de ses contribuables, est d’assurer leur sécurité. Toutefois, il agit également à la manière d’une mafia, en prélevant un tribut sur les individus qui se trouvent sur son territoire. L’État ne se limite pas à fournir un service légitime de protection contre les menaces extérieures ; il propose aussi une protection payante contre sa propre violence potentielle. La première prestation relève du service économique, la seconde s’apparente à un racket. Dans la pratique, il est souvent difficile de les distinguer. Pour reprendre les termes de Charles Tilly, les gouvernements peuvent « s’analyser comme la plus vaste forme de criminalité organisée »33. Même l’État le plus respectable mêle ces deux facettes : protection légitime et extorsion. Toutes deux sont optimisées lorsque le gouvernement s’assure un quasi-monopole de la violence sur le territoire qu’il contrôle. Lorsqu’une entité s’arroge le monopole de la force sur un territoire donné, elle peut protéger efficacement ses « clients » contre la plupart des violences arbitraires exercées par des tiers.

33 Charles Tilly, « War Making and State Making as Organized Crime », dans Peter B. Evans, Dietrich Rueschemeyer et Theda Skocpol (dir.), Bringing the State Back In (Cambridge : Cambridge University Press, 1985), p. 169.

Un monopole naturel sur la terre

Détenir le monopole territorial de la force confère également à l’État un avantage colossal : les coûts de protection diminuent. Comme l’expliquait Frederic C. Lane : « L’industrie de l’usage et du contrôle de la violence constituait un monopole naturel, du moins sur la terre ferme. À l’intérieur de certaines frontières, un service unifié revient bien moins cher qu’une concurrence anarchique »34. Ainsi, « un monopole local absolu de l’usage de la force permettra à l’organisation en charge de la protection d’améliorer cette dernière et d’en réduire drastiquement les coûts »35. L’État peut donc offrir une meilleure protection à moindre coût, dès lors qu’il n’a pas à affronter en permanence d’autres factions rivales.

34 Ibid.

35 Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », op. cit., p. 402.

36 David J. Elkins, Beyond Sovereignty: Territory and Political Economy in the Twenty-First Century (Toronto : University of Toronto Press, 1995), p. 13-14.

37 Ibid., p. 29.

L’idée que la souveraineté puisse cesser de reposer sur un monopole territorial a déjà séduit plusieurs penseurs politiques, dont David J. Elkins, auteur de Beyond Sovereignty: Territory and Political Economy in the Twenty-First Century. Il rejoint notre thèse selon laquelle la souveraineté, à l’instar du monopole religieux, est sur le point d’éclater. Dans son ouvrage, Elkins écrit : « Nous sommes habitués à ce que les religions s’ancrent dans un territoire. Pourtant, le mouvement nationaliste a supplanté l’universalisme religieux comme souveraineté ultime, autorisant ainsi l’“interpénétration” de communautés religieuses distinctes au sein d’un même espace. En contrepartie, nous refusons l’interpénétration des souverainetés nationales ou provinciales, bien que ce principe semble aujourd’hui s’effriter. »36 Abondant dans notre sens, il ajoute que « la nation a toujours fonctionné comme un “panier composite” qui rassemble tous les attributs de notre vie. Tel un menu à prix fixe, il n’est guère possible de choisir à la carte. Cependant, je crois que ce principe est en perte de vitesse… Dans la société du xxiᵉ siècle, on s’attendra à ce que les gouvernements proposent des services “sur mesure” »37. Rien ne contribuera davantage à cette fragmentation de la souveraineté centralisée et à l’avènement d’un « gouvernement à la carte » que l’essor du cybercommerce, qui transcende les frontières physiques.

« Au fur et à mesure que la fréquence augmente et la longueur d’onde diminue, la performance numérique s’accroît de manière exponentielle. La bande passante augmente, la consommation électrique s’affaisse, la taille de l’antenne diminue, les interférences disparaissent, le taux d’erreur chute. » – George Gilder

6.4 La loi du « télécosme » abroge les lois des nations

Nous ne sommes pas les seuls à penser que la croissance de la bande passante (la capacité des supports de communication) finira par transcender la puissance des États et rendre leurs frontières obsolètes. Dans The 500-Year Delta: What Happens After What Comes Next, Jim Taylor et Watts Wacker affirment, sans employer les mêmes termes, que « l’accès [à l’information] génère le globalisme, qui perturbe les systèmes politiques et rend les frontières obsolètes. À mesure que celles-ci se dissolvent, la notion même de fiscalité s’effrite – ce qui sape la ressource vitale de l’État… Et la disparition des frontières ébranle aussi l’idée d’“être né quelque part” qui conférait certains avantages économiques, faisant s’évanouir les privilèges nationaux. Par conséquent, tout l’édifice patriotique, démocratique et étatique tombe aux oubliettes. »38 Sans le formuler explicitement, ces auteurs semblent eux aussi entrevoir l’avènement de l’« Individu Souverain ». Comme ils l’écrivent : « À l’horizon se profile une forme d’individualisme encore plus résolue, que la démocratie telle que nous la concevons aujourd’hui n’autorise pas. »39 Comment ? Taylor et Wacker identifient une dynamique puissante.

38 Jim Taylor et Watts Wacker, The 500-Year Delta: What Happens After What Comes Next (New York : HarperCollins, 1997), p. 40.

39 Ibid., p. 67.

40 Ibid., p. 41-42.

« En réalité, le patriotisme au sens large – l’amour d’une nation, le devoir filial à son égard – n’est plus une posture très utile. Pour s’épanouir dans la société mondialisée, les citoyens délaisseront l’identité nationale au profit d’appartenances politiques, sociales et économiques choisies en fonction de leurs objectifs personnels. Ils chercheront à optimiser leur accès à la connaissance, leur mobilité, leur capacité d’action et leur épanouissement personnel. Les nations et les entreprises qui, par nostalgie, s’accrocheront à un cadre figé péricliteront. »40

La perte de pertinence des frontières physiques, due au triplement annuel de la bande passante et à la croissance exponentielle d’Internet, va accélérer la « désintermédiation » des gouvernements. Si cette croissance se maintient jusqu’en 2012, la bande passante aura été multipliée par un milliard depuis 1993, date à laquelle George Gilder avait déjà prédit son expansion exponentielle, plus rapide encore que celle des microprocesseurs. Si cela se confirme, et cela semble probable au vu des progrès récents de l’optique intégrée, le flot titanesque de capacité de transmission ainsi généré permettra un bond prodigieux du cybercommerce. Grâce au multiplexage en longueur d’onde, un unique brin de fibre optique, aussi fin qu’un cheveu, peut acheminer un billion de bits par seconde41. Autrement dit, un seul câble en fibre optique peut transporter vingt-cinq fois plus de bits que l’ensemble du réseau de communication mondial actuel. Le potentiel d’expansion est démesuré. Avec un tel foisonnement de bande passante, le trafic prendrait des proportions colossales, rendant obsolètes les médias traditionnels comme le téléphone et la télévision. Le Web diffuserait un éventail de contenus bien plus riche que la télévision hertzienne. À mesure que se déploiera cette « révolution de la bande passante », les individus basculeront dans l’univers immatériel des communautés en ligne et du cybercommerce, lequel pourra atteindre un niveau de sophistication graphique suffisant pour faire naître un « métavers », un monde virtuel alternatif tel que l’a imaginé l’auteur de science-fiction Neal Stephenson. Dans son roman Snow Crash, ce « métavers » est une communauté dotée de ses propres lois, princes et criminels42. Plus l’activité économique se développera dans cet univers, plus la valeur du contrôle territorial diminuera, incitant les États à concéder ou à céder des fragments de leur souveraineté.

41 George Gilder, « Fiber Keeps Its Promise: Get Ready. Bandwidth Will Triple Each Year for the Next 25, Creating Trillions in New Wealth. », Forbes ASAP, 7 avril 1997.

42 Neal Stephenson, Snow Crash, New York : Bantam Books, 1993.

De la même manière que les États-nations créent aujourd’hui des paradis fiscaux ou des zones franches, ils en viendront à louer leur souveraineté. Nous avons déjà mentionné les négociations entre l’Ordre Souverain Militaire Hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem, de Rhodes et de Malte — plus connu sous le nom d’Ordre de Malte et fort de neuf siècles d’existence — et la République de Malte pour la rétrocession de la souveraineté sur le Fort Saint-Ange. Il est fort probable que ces négociations aboutiront. D’autres États feront de même, en franchisant un petit territoire ou une enclave à des groupes ou à des « communautés virtuelles ». Certaines sociétés de sécurité ou chaînes hôtelières pourraient acquérir des parcelles pour proposer leur propre formule, combinant par exemple des villages de retraite sécurisés (gated communities) et des zones franches. Des entités religieuses de toute obédience se livreront à des expérimentations utopiques similaires dans des lieux reculés. Même des familles fortunées ou des individus aisés pourraient s’offrir un fief — émettre leurs propres timbres et passeports, et disposer d’un site Web relevant de leur juridiction.

6.5 Monopole et pillage

Notons surtout que les motivations d’un État pour « affermer » des parcelles de souveraineté sont très différentes de celles qui prévalent lorsque des factions rivales entament une lutte armée. Céder la souveraineté sur une zone ne déstabilise pas nécessairement le monopole de la force détenu par le pouvoir en place, contrairement à une guérilla. Dans les situations de conflit, celui qui détient le monopole de la coercition doit choisir entre protéger la population et la rançonner. Lorsque plusieurs groupes rivaux se disputent un territoire, l’incitation à s’emparer des richesses par la force augmente. Quand le pouvoir est trop instable pour durer, la rapine l’emporte sur la protection. Trop incertain de conserver le pouvoir assez longtemps, un chef de milice préférera maximiser le pillage à court terme plutôt que d’organiser la sécurité, qui pourrait pourtant s’avérer plus rentable à long terme.

On voit donc qu’en règle générale, plus il y a de groupes armés en concurrence, plus la violence s’étend, détruisant une grande partie des bénéfices de la coopération économique et sociale.

La Chine « des seigneurs de la guerre » dans les années 1920, ou la Somalie livrée aux milices, illustre parfaitement comment l’anarchie anéantit toute création de valeur. Les armées locales — les « technicals » somaliens, comme l’a montré CNN — sèment la désolation jusqu’à l’intervention d’une force manifestement supérieure, à l’image des troupes américaines. Le cycle infernal reprend dès que cette dernière se retire. Le Washington Post décrivait ainsi la situation :

« Des pick-up équipés de mitrailleuses antiaériennes arpentent de nouveau les rues poussiéreuses et jonchées de gravats. De jeunes hommes, fusil à l’épaule, rançonnent les passants à chaque barrage improvisé. Un quartier tenu par une milice a été surnommé « Bosnie-Herzégovine ». Pour circuler, il faut souvent s’attacher les services de voyous armés pour cent dollars par jour, pause-déjeuner en sus. »43

43 Keith B. Richburg, « Two Years After U.S. Landing in Somalia, It’s Back to Chaos », Washington Post, 4 décembre 1994, p. A1.

De tels exemples, au Rwanda et ailleurs, rappellent qu’une multitude d’acteurs armés nuit à l’établissement d’un ordre pacifique et rentable. Les bandes de pillards itinérants n’ont même pas les maigres incitations à la stabilité que pourrait avoir un dictateur au pouvoir solidement établi.

« La société moderne, en particulier en Occident, se caractérise avant tout par une tendance à la monopolisation. L’usage privé de la force est interdit et réservé à une autorité publique centrale, quelle qu’elle soit. De même, la fiscalité sur les biens ou sur les revenus est monopolisée par cette autorité. Ces deux monopoles se renforcent mutuellement. Dès que l’un disparaît, l’autre s’effondre à son tour. Il se peut toutefois que, par moments, l’un des deux soit plus ébranlé que l’autre. »44 – NORBERT ELIAS

44 Cité dans Tilly, Coercion, Capital and European States, op. cit., p. 85.

6.6 L’évolution de la protection

Nous avons déjà analysé certains des facteurs mégapolitiques qui ont influencé l’évolution de la société occidentale après la chute de Rome. Frederic C. Lane a également étudié cette période, en se concentrant sur les conséquences économiques de la compétition visant à monopoliser la violence. Il a ainsi distingué quatre stades importants dans le fonctionnement des économies au cours du dernier millénaire, chacun impliquant une phase différente dans l’organisation de la violence.45

45 Précisons que les quatre stades de Lane relatifs à la concurrence et au monopole de la violence ne correspondent pas aux quatre grands systèmes économiques que nous décrivons (la cueillette, l’agriculture, l’industrialisation et l’information).

Au sortir des ténèbres

Lane décrit le premier stade comme une période d’« anarchie et de pillage » qui coïncide avec la révolution féodale, il y a un millénaire. Bien qu’il ne fixe pas de date précise, ses allusions situent cette phase dans la transition qui a suivi le haut Moyen Âge, une époque où « l’usage de la violence était très concurrentiel, même à l’échelon local »46. Cette forte concurrence s’explique par le coût élevé de l’offensive par rapport à la facilité de la défense. Comme nous l’avons évoqué au chapitre 3, cette époque correspond également à une baisse de la productivité agricole, aggravée par des conditions climatiques défavorables. En l’absence d’économies d’échelle sur le plan militaire, les potentats locaux se multipliaient et se livraient une concurrence féroce. Les activités économiques en pâtissaient sévèrement.

46 Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », op. cit., p. 411.

Incapables de fédérer militairement de vastes territoires, les seigneurs de guerre ne maintenaient leur pouvoir que par des pillages sporadiques et difficilement coordonnés.

Le féodalisme

« La deuxième étape débute avec l’instauration de petits monopoles régionaux ou provinciaux. La production agricole s’accroît alors, et la majeure partie des surplus est collectée par les nouveaux détenteurs du monopole de la violence. »47 Néanmoins, l’excédent demeure relativement modeste durant cette deuxième phase, que nous assimilons au haut Moyen Âge. La croissance économique est bridée par l’absence d’économies d’échelle dans l’organisation de la violence, ce qui maintient à un niveau élevé les coûts militaires nécessaires pour imposer ces monopoles locaux. Cependant, alors même que les coûts restent importants, le prix que les microsouverainetés peuvent exiger pour leur protection augmente, car l’activité économique se développe à mesure que l’anarchie recule.

47 Ibid.

48 Ibid.

« Au cours d’une phase plus tardive de cette deuxième étape, de nombreux seigneurs qui prélèvent le tribut attirent les entrepreneurs agricoles et commerciaux par des offres spéciales. Ils proposent une protection à bas prix à ceux qui s’engagent à mettre de nouvelles terres en culture, et des services de maintien de l’ordre spécifiques pour encourager le commerce, à l’image de ceux organisés par les comtes de Champagne pour les marchands se rendant à leurs foires. »48 En d’autres termes, dès qu’ils parvenaient à asseoir un contrôle suffisant sur un territoire pour négocier de manière crédible, les seigneurs de guerre locaux agissaient comme des commerçants cherchant à accroître leur part de marché : ils accordaient des remises sur leurs services afin d’attirer des clients. Ces seigneurs utilisaient ensuite le surcroît de ressources généré par cette nouvelle activité économique pour consolider leur emprise sur des territoires plus vastes. Une fois cette domination fermement établie, ils commençaient à jouir plus amplement des avantages de leur monopole. Leurs coûts militaires liés au maintien de l’ordre tendaient à diminuer, et ils pouvaient également augmenter les prix qu’ils exigeaient, sans craindre de rendre leur service moins attractif.

À cette étape complexe de l’histoire occidentale, ceux qui détiennent le pouvoir de la violence, à savoir les seigneurs et les monarques médiévaux, s’approprient la majeure partie de l’excédent de production au-delà du seuil de subsistance. Les marchands sont rares. Les plus prospères sont ceux qui parviennent le mieux à se soustraire ou à réduire les impôts, redevances et autres charges imposées par ceux qui monnayent leurs « services de protection ».

La période moderne

Le troisième stade, selon Lane, advient lorsque les marchands et les propriétaires terriens, étrangers à la sphère militaire, captent la majeure partie du surplus généré par l’économie, dépassant ainsi celui prélevé par les rois et les seigneurs49. En investissant leurs bénéfices, ces marchands stimulent la croissance. Cette transition marque la fin du Moyen Âge et l’avènement de l’ère mercantile.

49 Ibid., p. 412.

L’ère de la grande usine

Lane situe le passage au quatrième stade autour de 1750, avec la généralisation des innovations techniques de la révolution industrielle. Dès lors, la technologie devint le principal moteur des profits, surpassant les gains liés à une sécurité accrue. Ainsi, même l’absence d’impôts dans les zones hors de tout contrôle étatique ne suffisait pas à attirer l’industrie, car l’innovation était devenue un facteur plus décisif que la charge fiscale. De plus, la centralisation de l’autorité facilita l’émergence de marchés de capitaux, parfois issus de l’effort de guerre, qui offrirent un soutien solide aux projets industriels d’envergure. La concentration de la technologie et du savoir-faire industriel dans un nombre restreint de pays permit à leurs gouvernements d’augmenter substantiellement la pression fiscale, sans craindre de faire fuir les capitalistes. Cet avantage technologique a permis aux industries de rester rentables, même soumises à une lourde fiscalité. C’est ainsi que s’est consolidé un monopole de la violence plus systématique.

Un pillage feutré

Les gouvernements de l’âge industriel ont profité d’un monopole d’extorsion fort juteux. Les coûts réels de la « protection » étaient faibles au regard de leurs recettes fiscales. Ils opéraient dans un environnement où la concurrence territoriale était minime, voire inexistante, car l’anarchie n’était pas une option viable. L’État prélevait toujours plus, au point de rendre la distinction entre service public et spoliation quasi théorique. Lane soulignait qu’une fraction de l’impôt correspondait bien à la « protection » fournie, tandis que le reste s’apparentait à un pur pillage50. Mais il était vain de s’en formaliser, l’impôt étant de toute manière obligatoire. Personne ne pouvait se soustraire au pouvoir régalien51.

50 Ibid., p. 403.

51 Ibid., p. 404.

L’essor des revenus durant l’ère industrielle

La prospérité croissante des nations industrialisées rendit ce phénomène tolérable : malgré des prélèvements de plus en plus lourds, la richesse globale augmentait, particulièrement au sein des pays de l’OCDE, si bien que l’écart de niveau de vie avec le reste du monde ne cessa de se creuser. Cette dynamique laissait peu de doutes sur l’issue du processus. En effet, comme nous l’avons vu, l’État industriel devait exercer un contrôle quasi illimité sur les ressources de ses ressortissants pour l’emporter dans la compétition internationale.

Dans tous les pays industrialisés, la politique fiscale obéit au même schéma : l’impôt sur le revenu atteignit des sommets (au-delà de 90 % pour les tranches supérieures après la Seconde Guerre mondiale), soit des taux bien plus élevés que ceux des despotes orientaux de l’Antiquité ! Mais ce modèle de pillage s’explique, une fois de plus, par la nature de la technologie au XXe siècle.

Cette technologie, étroitement liée aux ressources naturelles, ancrait la production dans des usines fixes, ce qui en facilitait l’imposition. L’impôt sur les sociétés, sur les biens fonciers ou sur l’extraction des ressources se généralisa. D’abord appliqué aux seuls capitalistes, l’impôt sur le revenu fut rapidement étendu aux ouvriers, la main-d’œuvre de masse rendant la « retenue à la source » d’autant plus aisée. S’il eût été plus compliqué de recenser les propriétaires agricoles autonomes pour prélever l’impôt, il était en revanche simple de « ponctionner » fiscalement les grandes usines grâce à leurs services comptables.

L’existence d’une industrie de masse simplifiait donc la collecte de l’impôt, la rendant moins risquée pour l’État qu’à l’Antiquité ou au Moyen Âge, même si, en proportion, la charge fiscale pour les contribuables était bien plus lourde.

Protéger quoi ?

Mais que protégeait l’État en retour, alors que cette explosion fiscale n’empêchait pas l’essor de la richesse ? Il protégeait principalement les installations industrielles à forte intensité de capital, par nature très vulnérables. Des aciéries, des raffineries et autres sites de production ne peuvent fonctionner normalement dans un environnement de violence désorganisée. Les grandes unités de production avaient besoin de la police publique, fût-ce au prix d’un chantage routinisé sous la forme de l’imposition légale.

Même à l’apogée de l’ère industrielle, le mythe du « monopole absolu de la force » était en partie une illusion. L’État exerçait certes une large domination, mais la pratique courante de la « grève sur le tas » démontrait que des ouvriers bien organisés pouvaient également recourir à la violence. Cette violence restait toutefois canalisée, son objectif se limitant le plus souvent à l’obtention de salaires plus élevés. Elle était prévisible et tenait davantage de la démonstration de force que de la guérilla.

« Un gouvernement basé sur le Net ne peut agir qu’avec le consentement des gouvernés. Il doit donc fournir de réels avantages à ses administrés pour qu’ils restent. Il peut s’agir de biens ou de services personnalisés, ou plus largement d’un cadre réglementaire net et transparent : un marché propre, des règles claires, ou une plateforme sociale où la vie privée de chacun est respectée. »52 – Esther Dyson

52 Esther Dyson, Release 2.1: A Design for Living in the Digital Age (New York : Broadway Books, 1998), p. 131.

L’ère de l’information

Un cinquième stade dans l’évolution de la concurrence violente en Occident est en train d’émerger. Lane ne l’avait pas envisagé : celui où la compétition se déploie dans le cyberespace, un territoire qui, par nature, échappe à tout monopole. Il est en effet impossible d’établir un monopole sur ce qui n’a pas d’existence physique.

Bien que Lane ait postulé à son époque la pérennité de l’État-nation, il a toutefois relevé un point crucial : aucun État n’a jamais exercé de monopole sur les hautes mers. Cette observation, d’apparence anodine, est pourtant fondamentale : si la mer est toujours restée hors de portée d’un monopole de la violence, il en ira de même pour le cyberespace, un domaine par définition sans frontières géographiques.

6.7 Une concurrence sans anarchie

Dans le passé, l’incapacité à instaurer un monopole local était synonyme d’anarchie et de pillage, comme au début du Moyen Âge. Aujourd’hui, l’ère de l’information redistribue les cartes. Alors qu’autrefois, l’absence de monopole sur la protection se payait au prix fort, engendrant davantage de guerres et rendant toute planification impossible, l’impossibilité d’établir un tel monopole dans le cyberespace se traduit aujourd’hui par une réduction des coûts militaires et un gain de productivité.

« Les pays où les structures de pouvoir et de gouvernance sont multiples, où les conflits d’autorité ne se tranchent pas sous un arbitre central stable, doivent élaborer leurs propres solutions face aux problèmes soulevés par une telle frontière. »53 – REES DAVIES

53 Rees Davies, « Frontier Arrangements in Fragmented Societies: Ireland and Wales », dans Robert Bartlett et Angus MacKay (dir.), Medieval Frontier Societies, Oxford : Oxford University Press, 1992, p. 80.

L’analogie avec la frontière

Le cyberespace est, d’une certaine manière, l’équivalent d’une « marche » technologique, semblable aux zones frontalières du Moyen Âge. À cette époque, lorsque le pouvoir des seigneurs et des rois était limité et que plusieurs d’entre eux se disputaient un même territoire frontalier, un système de gouvernance concurrentiel s’installait de facto. L’étude du fonctionnement de ces « marches » médiévales peut nous éclairer sur la manière dont des lois analogues pourraient être transposées dans le cyberespace.

L’Andorre subsiste comme une « marche » fossilisée entre la France et l’Espagne, vestige de conditions « mégapolitiques » qui empêchaient l’un ou l’autre royaume de dominer cette zone froide et quasi inaccessible de 190 milles carrés dans les Pyrénées. En 1278, un accord fut conclu pour partager la suzeraineté de l’Andorre entre deux seigneurs féodaux, l’un français, l’autre espagnol : le comte de Foix et l’évêque d’Urgel. Chacun d’eux nommait l’un des deux « viquiers », qui exerçaient une autorité minimale et parcimonieuse, se limitant essentiellement au commandement de la minuscule milice andorrane, aujourd’hui devenue une simple force de police. Le rôle du comte a depuis longtemps été repris par le gouvernement français, qui l’exerce depuis Paris. Cette charge inclut la perception de la moitié du tribut annuel versé par l’Andorre, un montant dérisoire, inférieur au loyer mensuel d’un modeste logement. L’évêque d’Urgel, lui, continue de percevoir sa part du tribut, à l’instar de ses prédécesseurs du Moyen Âge.

Comme en témoigne ce tribut partagé, l’Andorre relevait non pas d’une, mais de deux autorités de tutelle exerçant « pouvoir et juridiction ». Les appels en matière civile étaient traditionnellement portés soit devant l’Université épiscopale d’Urgel, soit devant la Cour de cassation à Paris.

Cette ambiguïté statutaire explique pourquoi presque aucune loi n’y fut jamais promulguée. L’Andorre a ainsi bénéficié, pendant plus de sept cents ans, d’un gouvernement minimal et d’une absence totale d’impôts, ce qui contribue aujourd’hui à son attrait grandissant comme paradis fiscal. Pourtant, il y a une génération à peine, l’Andorre était connue pour son extrême pauvreté. Autrefois couverte de forêts denses, elle fut déboisée au fil des siècles par ses habitants pour se chauffer durant les rudes hivers. Chaque année, d’importantes chutes de neige bloquent les accès de novembre à avril. Même en été, le climat y reste si froid que seules les cultures sur les versants sud sont possibles. Si ce portrait semble peu flatteur, il révèle le secret de la survie d’Andorre : cette enclave féodale a subsisté à l’ère de l’État-nation précisément parce qu’elle était isolée et misérable.

Autrefois, de nombreuses régions frontalières médiévales, ou « marches », étaient le théâtre d’un enchevêtrement de souverainetés. Souvent violentes et pour la plupart pauvres, ces zones tampons ont perduré pendant des décennies, voire des siècles, aux confins de l’Europe. Comme nous l’avons vu, de telles « marches » existaient entre les zones d’influence celtique et anglaise en Irlande, entre le pays de Galles et l’Angleterre, l’Écosse et l’Angleterre, l’Italie et la France, la France et l’Espagne, l’Allemagne et les territoires slaves d’Europe centrale, ou encore entre les royaumes chrétiens d’Espagne et le royaume islamique de Grenade. À l’instar de l’Andorre, ces « marches » ont développé des formes institutionnelles et juridiques singulières, que nous pourrions voir réapparaître au cours du prochain millénaire.

Dans un contexte de rivalité entre deux puissances affaiblies, les dirigeants encourageaient leurs sujets à s’installer dans ces « marches » afin d’étendre leur pouvoir, le plus souvent en leur accordant une exemption fiscale. Compte tenu de l’équilibre précaire de cette concurrence, toute tentative de lever un impôt aurait fragilisé la position des partisans d’une autorité, les incitant à changer d’allégeance. Les habitants d’une « marche » avaient donc souvent la liberté de choisir à quelles lois se soumettre. Ce choix ne découlait pas d’un idéal, mais bien de la faiblesse des pouvoirs en place.

Toutefois, cette situation soulevait des difficultés pratiques qu’il fallait résoudre. Dans le système féodal, un propriétaire terrien dont les biens s’étendaient de part et d’autre d’une frontière nominale se trouvait face à un conflit d’allégeance. Par exemple, un seigneur détenant des terres à la fois en Écosse et en Angleterre pouvait, en théorie, être tenu de servir militairement les deux camps en cas de guerre. Pour résoudre cette contradiction, les membres de la hiérarchie féodale, à presque tous les niveaux, pouvaient choisir les lois auxquelles ils obéiraient grâce à un processus juridique appelé l’« avouerie ».

Les technologies de l’information créeront des possibilités de choix concurrentiels similaires quant au lieu de domiciliation des activités économiques, mais avec des différences notables. D’une part, contrairement aux sociétés frontalières médiévales, le cyberespace deviendra probablement, à terme, le plus prospère des domaines économiques. Il s’agira donc d’une frontière en pleine expansion, et non en déclin. Rares étaient ceux qui, dans les régions centrales de la société médiévale, auraient souhaité s’aventurer dans les marches sans une incitation majeure, souvent d’ordre religieux, car ces zones étaient à la fois violentes et pauvres. Elles n’attiraient donc pas les ressources des territoires centraux. Le cyberespace, en revanche, jouera précisément ce rôle d’aimant.

De plus, cette nouvelle frontière ne sera pas un duopole où deux autorités pourraient s’entendre pour se la partager. Si, durant la période médiévale, de tels compromis se révélaient rarement efficaces, c’était pour deux raisons : de forts écarts culturels opposaient souvent les autorités rivales ; et, surtout, elles manquaient de la puissance militaire nécessaire pour imposer par la force un éventuel accord. Durant l’ère de l’État-nation, lorsque les autorités nationales ont acquis cette puissance, la plupart des marches et des frontières floues ont disparu, laissant place à une délimitation rigide. Cette solution demeure stable tant que deux puissances coercitives peuvent envisager de se partager des territoires contigus. Toutefois, la concurrence pour domicilier les transactions de la cyberéconomie ne se jouera pas entre deux autorités, mais entre des centaines d’entre elles à travers le monde. Il sera donc quasiment impossible pour les États territoriaux de former un cartel efficace pour maintenir des taux d’imposition élevés, pour la même raison que toute entente sur les prix échoue sur un marché où s’affrontent des centaines de concurrents.

À titre d’illustration, considérons la décision des Seychelles, un minuscule pays de l’océan Indien, d’adopter une nouvelle loi sur l’investissement qualifiée par les autorités américaines de « Bienvenue aux criminels ». Selon cette loi, quiconque investit 10 millions de dollars aux Seychelles sera non seulement protégé de l’extradition, mais se verra en outre octroyer un passeport diplomatique. Contrairement aux affirmations du gouvernement américain, les premiers bénéficiaires visés ne sont pas les trafiquants de drogue (qui sont généralement sous la protection de gouvernements bien plus puissants), mais plutôt des entrepreneurs indépendants devenus « politiquement incorrects ». Le premier bénéficiaire potentiel de cette loi est un Sud-Africain blanc qui s’est enrichi en contournant les sanctions économiques contre l’ancien régime de l’apartheid. Aujourd’hui, il court le risque de représailles économiques de la part du nouveau gouvernement sud-africain et se montre prêt à payer les Seychelles pour obtenir cette protection.54:

54 Thomas W. Lippman, « Seychelles Offers Investors Safe Haven for $10 Million », Washington Post, 31 décembre 1995, p. A27.

Quelles que soient les circonstances, cet exemple démontre que les tentatives des gouvernements pour maintenir leur monopole sur la « protection » territoriale sont vouées à l’échec.

À la différence des frontières médiévales, où la concurrence se limitait souvent à deux autorités, celle du cybercommerce mettra en compétition des centaines, voire bientôt des milliers de juridictions.

À l’ère de la société virtuelle, les individus choisiront de domicilier leurs activités lucratives dans la juridiction qui leur offrira le meilleur service au prix le plus bas. En d’autres termes, la souveraineté se trouvera commercialisée. Contrairement aux régions frontalières médiévales, généralement pauvres et violentes, le cyberespace ne sera ni l’un ni l’autre. La concurrence que les technologies de l’information imposent aux États n’est pas d’ordre militaire ; elle repose sur la qualité et le coût d’un service économique : une protection efficace. Autrement dit, les gouvernements devront satisfaire leurs « clients ».

Le rendement décroissant de la violence

Cela ne signifie pas pour autant que les gouvernements renonceront à la violence. Loin de là. Nous soutenons plutôt que son efficacité diminue. Certains États réagiront sans doute en intensifiant leur recours à la violence à l’échelle locale, pour tenter de compenser la baisse de son rendement au niveau mondial. Mais quoi qu’ils fassent, les gouvernements se révéleront incapables d’imposer la violence dans le cyberespace comme ils l’ont fait sur les territoires où ils exerçaient leur monopole à l’ère moderne. Même s’ils sont nombreux à vouloir y pénétrer, ils n’y détiendront pas plus de pouvoir que n’importe quel autre acteur.

Paradoxalement, les tentatives des États-nations de mener des « guerres de l’information » pour dominer ou restreindre l’accès au cyberespace ne feraient qu’accélérer leur propre déclin. La décentralisation des grands systèmes est en effet déjà une tendance lourde, nourrie par la baisse des économies d’échelle et la hausse des coûts de maintien de sociétés fragmentées. L’ironie suprême est que ces guerres de l’information frapperaient plus durement les fragiles systèmes hérités de l’ère industrielle que l’économie émergente de l’information.

Tant que les technologies de l’information essentielles resteront opérationnelles, le cybercommerce pourra se poursuivre en plein conflit, ce qui est inconcevable dans une guerre territoriale classique. On imagine mal des millions de transactions commerciales se dérouler au milieu d’un champ de bataille du XXe siècle. Les guerres virtuelles, quant à elles, ne sauraient saturer la capacité du cyberespace à héberger une multitude d’activités simultanées. Et puisque le cyberespace est immatériel, le risque lié à la proximité physique et la menace de retombées destructrices sont quasi nuls.

Vulnérabilité des systèmes de grande envergure

Les risques de la guerre de l’information pèsent avant tout sur les grands systèmes industriels, fondés sur un commandement et un contrôle centralisés. Les autorités militaires des États-Unis et d’autres grandes puissances redoutent des actes de sabotage informatiques capables de paralyser ces vastes infrastructures. Une cyberguerre pourrait, par exemple, entraîner la fermeture d’un central téléphonique, perturber le contrôle du trafic aérien ou saboter le fonctionnement d’une station de pompage qui approvisionne une ville en eau. Un virus programmé pourrait même provoquer l’arrêt de générateurs conventionnels ou nucléaires, interrompant l’alimentation électrique de réseaux entiers. De même, des « bombes logiques » pourraient effacer des volumes considérables de données, ciblant les renseignements les plus sensibles, qui sont souvent stockés dans des systèmes centraux vulnérables, vestiges de l’ère industrielle. À moins d’une destruction totale des technologies de l’information – qui paralyserait l’économie mondiale –, le cybercommerce et la réalité virtuelle resteront hors de portée de tout gouvernement qui chercherait à les contrôler ou à en monopoliser l’usage.

Même l’un des inconvénients majeurs de la technologie de l’information – sa vulnérabilité apparente au temps et à la destruction – a été en grande partie résolu par une nouvelle technique d’archivage. Un système appelé High-Density Read-Only Memory (HD-ROM) emploie un usinage ionique semblable à celui utilisé dans la fabrication assistée par ordinateur pour graver des archives sous vide. La capacité de stockage atteint désormais 25 000 mégaoctets par pouce carré. Contrairement aux systèmes antérieurs, qui se dégradaient rapidement et étaient sensibles aux chocs, les données stockées en HD-ROM garantissent une pérennité exceptionnelle. Comme le déclare l’un des concepteurs de la HD-ROM, Bruce Lamartine : « C’est pratiquement imperméable au temps, aux chocs thermiques et mécaniques, ou encore aux champs électromagnétiques qui sont pourtant si néfastes pour les autres supports de stockage. »55: Même une explosion nucléaire déclenchée par des terroristes ne détruirait pas nécessairement les informations vitales, comme les codes monétaires numériques indispensables au bon fonctionnement de la cyberéconomie.

55 Voir « ROM of Ages », Wired, janvier 1996, p. 52.

56 Cité dans James Adams, « Dawn of the Cyber Soldiers », The Sunday Times (Londres), 15 octobre 1995, p. 3-5.

« Les armées modernes dépendent tellement de l’information qu’il est possible de les aveugler et de les rendre sourdes afin de remporter la victoire sans combattre au sens conventionnel. »56 — Col. Alan Campen, U.S.A.F. (retraité)

6.8 Superpuissances de la guerre virtuelle

Les postulats traditionnellement associés à l’État-nation en guerre perdront de plus en plus de leur pertinence « mégapolitique » à mesure que l’information gagnera en importance dans les conflits armés. Dépourvu d’existence physique, le cyberespace est un domaine où les échelles de grandeur, telles que nous les connaissons dans le monde tangible, ne sont pas décisives. Le nombre de programmeurs mobilisés pour concevoir une série de commandes importe peu : seule compte l’efficacité du programme. Dans le cyberespace, l’« individu souverain » peut ainsi peser autant qu’un État-nation membre de l’ONU, avec son drapeau et son armée. Sur le plan économique, certains « individus souverains » disposent déjà de revenus mobilisables se chiffrant en centaines de millions de dollars par an, dépassant ainsi le pouvoir de dépense discrétionnaire de maints États-nations en faillite. Plus encore, dans le domaine de la cyberguerre, où l’information est manipulée, certains individus peuvent acquérir une influence au moins aussi grande que celle de nombreux pays. Un génie excentrique, épaulé par ses « serviteurs » numériques, pourrait théoriquement rivaliser avec l’influence d’un État-nation dans une guerre informatique ; c’est sans doute déjà le cas d’un homme comme Bill Gates.

À cet égard, l’« ère de l’individu souverain » n’est donc pas un simple slogan. Un hacker ou un petit groupe de mathématiciens — sans même parler d’une entreprise comme Microsoft ou de n’importe quelle autre société de logiciels — pourrait en principe mener la totalité ou une partie des opérations que la Cyber War Task Force du Pentagone envisage. Des centaines de firmes de la Silicon Valley et d’ailleurs disposent déjà d’une capacité en matière de cyberguerre supérieure à celle de 90 % des États-nations.

L’idée que les gouvernements conserveront leur monopole sur la protection « terrestre », alors même que des alternatives émergeront de toutes parts, relève de l’anachronisme. Le plus probable est donc que les États-nations devront se réorganiser pour réduire leur vulnérabilité aux virus informatiques, aux bombes logiques, aux câbles piégés ou aux programmes dotés de « portes dérobées », que pourraient exploiter autant la National Security Agency américaine qu’un simple adolescent hacker.

Selon la logique « mégapolitique » du cyberespace, les systèmes de commandement et de contrôle centralisés, qui dominent actuellement les grandes infrastructures mondiales, devront être remplacés par des modèles de sécurité multicentriques aux capacités distribuées, afin qu’un virus informatique ne puisse ni les paralyser ni les détourner facilement. De nouveaux types de logiciels, dits « systèmes ouverts agoriques », viendront remplacer ceux, hérités de l’ère industrielle, qui allouaient la puissance de calcul selon des priorités rigides, à l’image des planificateurs du Gosplan soviétique qui répartissaient les marchandises selon des règles inflexibles. À l’inverse, les nouveaux systèmes s’appuient sur des algorithmes qui reproduisent les mécanismes du marché : ils allouent les ressources plus efficacement grâce à un processus d’enchères internes imitant la concurrence neuronale à l’œuvre dans le cerveau. Au nouveau millénaire, les gigantesques monopoles informatiques qui pilotaient les fonctions de commandement et de contrôle céderont la place à des systèmes décentralisés.

Rien n’illustre mieux la robustesse d’un réseau distribué, comparée à celle d’un système centralisé, que l’expérience menée au laboratoire de recherche de Digital Equipment à Palo Alto. Un ingénieur a ouvert la porte d’un placard abritant le réseau informatique interne de la société. Selon Kevin Kelly, l’ingénieur a « brutalement arraché un câble de ses entrailles. Immédiatement, le réseau s’est réorganisé autour de cette défaillance et a continué à fonctionner sans la moindre interruption. »57:

57 Kelly, op. cit., p. 19.

L’ère de l’information ne se contentera pas de permettre une concurrence sans anarchie dans le cyberespace ; elle entraînera aussi la refonte des grands systèmes hérités de l’industrie. Cette reconfiguration est indispensable afin de les rendre moins vulnérables aux actes malveillants, d’où qu’ils viennent. Tout comme l’ère industrielle a refondu les institutions héritées du Moyen Âge, telles que les écoles et les universités, les institutions de l’ère industrielle devront probablement s’adapter, dans une forme réduite, à la nouvelle logique de la microtechnologie.

La nécessité de se protéger des pirates de l’« autoroute de l’information » rendra incontournable l’adoption d’algorithmes de chiffrement à clé publique et privée. Ces derniers permettent déjà à n’importe quel utilisateur d’ordinateur personnel de chiffrer un message de manière plus sûre que le Pentagone ne protégeait ses codes de lancement il y a une génération à peine. Ces systèmes puissants et inviolables de chiffrement deviendront indispensables pour garantir la sécurité des transactions financières face aux pirates et aux voleurs.

Leur usage se justifie aussi pour une autre raison : les institutions financières et les banques centrales se tourneront vers des algorithmes de chiffrement inviolables le jour où elles prendront conscience que le gouvernement américain — et peut-être d’autres — dispose de moyens suffisants pour pénétrer les systèmes informatiques bancaires, au point de pouvoir ruiner un pays ou vider le compte de n’importe quel particulier, où qu’il se trouve. Rien ne justifie qu’un pays ou un particulier laisse ses placements et ses transactions financières à la merci de la NSA ou d’agences similaires, qu’elles soient officielles ou clandestines.

Des algorithmes de chiffrement imperméables aux gouvernements ne sont pas un simple fantasme. Ils sont d’ores et déjà disponibles sur Internet sous forme de logiciels gratuits. Lorsque les constellations de satellites à orbite basse fonctionneront pleinement, chaque individu équipé d’un ordinateur personnel performant, muni d’une antenne à peine plus grande qu’un téléphone portable, pourra communiquer partout sur la planète sans même passer par le réseau téléphonique. Pour un gouvernement, il sera donc tout aussi impossible de monopoliser le cyberespace – un espace sans existence physique – qu’il l’aurait été pour un chevalier médiéval de contrôler des échanges industriels à califourchon sur son destrier.

La protection dans l’ombre

Les sociétés de l’information mettront d’immenses ressources hors de portée du pillage. À mesure que le cyberespace hébergera davantage de transactions financières et commerciales, les ressources qu’il mobilise seront de plus en plus immunisées contre l’extorsion et le vol. Les prédateurs ne pourront donc pas s’emparer d’une masse de richesses comparable à celle qu’ils sont parvenus à capter au cours du XXe siècle.

Ainsi, le recours à l’État pour protéger une grande partie de la richesse mondiale deviendra superflu. Les gouvernements ne seront pas mieux placés que quiconque pour protéger un compte bancaire dans le cyberespace. Puisque l’intervention de l’État se révélera moins nécessaire, le coût de ses services devrait baisser, ne serait-ce que pour cette raison. Et il y en a d’autres.

Dans le nouveau millénaire, alors qu’une part croissante des transactions financières se déroulera dans le cyberespace, chacun pourra choisir la juridiction où stocker ses avoirs. Une concurrence féroce s’installera alors sur la tarification des services de l’État (les impôts). Il s’agit là d’un fait révolutionnaire. Comme l’a souligné George Melloan dans le Wall Street Journal, l’une des rares institutions à avoir échappé à la mondialisation de la concurrence est l’État-providence. « Une étude menée par des chercheurs de la Wharton School et de l’Australian National University a analysé les forces qui pèsent sur les transferts de revenus. Geoffrey Garrett et Deborah Mitchell ont conclu qu’“il n’existe quasiment aucune preuve selon laquelle l’intégration accrue aux marchés internationaux exercerait une pression à la baisse sur leurs principaux programmes sociaux”. Au contraire, écrivent-ils, “les gouvernements ont pour la plupart réagi à l’intensification de l’intégration internationale en augmentant les transferts sociaux.” »58 L’avènement de la cyberéconomie exposera enfin l’État-providence à une concurrence directe. Cette évolution transformera la nature des souverainetés et modifiera les économies, car l’équilibre entre protection et extorsion penchera de manière décisive du côté de la protection.

58 George Melloan, « Welfare State Reform Is Mostly Mythological », The Wall Street Journal, 14 octobre 1996, p. A19.