9 Nationalisme, réaction et les nouveaux luddites
« Le nationalisme est, bien sûr, intrinsèquement absurde. Pourquoi la chance ou la malchance de naître Américain, Albanais, Écossais ou habitant des îles Fidji devrait-elle imposer des loyautés qui dominent la vie individuelle et façonnent une société de manière à la mettre en conflit formel avec d’autres ? Jadis, les attachements étaient locaux : au lieu d’origine, au clan, à la tribu. Il y avait des obligations envers un seigneur ou un propriétaire, des guerres dynastiques ou territoriales, mais la loyauté première allait à la religion, à Dieu ou à un dieu-roi, et éventuellement à un empereur ou à une civilisation en tant que telle. Il n’existait pas de nation. Il existait bien un attachement à la patria, la terre des pères, une forme de patriotisme, mais parler de nationalisme avant les temps modernes est anachronique. »1 – WILLIAM PFAFF
1 William Pfaff, The Wrath of Nations: Civilization and the Furies of Nationalism (New York: Simon & Schuster, 1993), p.17.
http://www.ibm.com Dire que « le monde rétrécit » est une figure de style révélatrice, renforcée par des voix aussi prestigieuses que celle de l’agence publicitaire d’IBM. Leurs campagnes multiculturelles « Solutions for a small planet », consacrées à Internet, rappellent aux amateurs de sport — au cas où ils ne s’en rendraient pas compte par eux-mêmes — que la technologie a transformé la manière dont interagissent des individus dispersés dans des juridictions très différentes. Sur ce point, l’éminent historien William McNeill apporte un éclairage utile lorsqu’il écrit : « L’intensification continue des communications et des transports, loin de favoriser la consolidation nationale, produit l’effet inverse, puisque leur portée dépasse les frontières politiques et ethniques existantes. »2 À mesure que le monde « se rapproche » et que les communications s’améliorent, les prérogatives contingentes et « intrinsèquement absurdes » du nationalisme sont vouées à s’affaiblir.
2 William H. McNeill, “Reasserting the Polyethnic Norm,” in John Hutchinson and Anthony D. Smith, eds., Nationalism (Oxford: Oxford University Press, 1994), p.300.
9.1 La grande transformation
Le problème, avec cette perspective à première vue raisonnable, c’est que toute l’histoire suggère que la transition ne se déroulera pas de manière aussi rationnelle. La transition qu’elle annonce sera marquée par une crise. Elle exige une manière de penser radicalement nouvelle, une conception inédite de la communauté qui transcende le nationalisme et l’État-nation. Comme l’a souligné Michael Billig, « nos croyances au sujet de la nation et du caractère naturel de l’appartenance nationale » sont « le produit d’une ère historique spécifique ».3 Cette ère, l’ère moderne, est peut-être déjà révolue. Ses institutions dominantes, les États-nations, perdurent, mais elles reposent désormais sur des fondations précaires et érodées. Lorsque la situation empirera et que les États-nations s’effondreront, nous prévoyons une réaction violente, notamment dans les pays riches où l’« économie nationale » a longtemps garanti des revenus élevés, y compris pour les emplois peu qualifiés. Nous pensons qu’en définitive, le changement des conditions mégapolitiques provoqué par l’avènement des technologies de l’information aboutira à un bouleversement institutionnel radical. La thèse de cet ouvrage est que la puissance considérable de l’État-nation est vouée à être privatisée et commercialisée. Comme tout changement institutionnel d’une telle radicalité, la privatisation et la commercialisation de la souveraineté impliqueront une révolution dans la « vision commune » de l’organisation du monde. Or, un tel changement se produit rarement de manière progressive et linéaire.
3 Michael Billig, Banal Nationalism (Londres : Sage Publications, 1995), p. 16.
Bien au contraire. Pour des raisons déjà exposées dans The Great Reckoning, une telle issue nous semble improbable. Nous pensons que l’ère de l’information provoquera des discontinuités, de véritables ruptures avec les institutions et les mentalités du passé. Voici à quoi il faut s’attendre à mesure que cette transition se déploiera :
Des changements dans l’organisation économique, tels que nous les avons décrits précédemment, découlant de l’impact de la micro-informatique.
Un déclin accéléré de l’importance de toute organisation dont l’action est limitée par des frontières géographiques. Les gouvernements, les syndicats, les professions réglementées et les groupes de pression perdront de leur influence par rapport à ce qu’ils représentaient à l’ère industrielle. Les avantages concurrentiels et les protections obtenus auprès des gouvernements perdant de leur pertinence, moins de ressources seront consacrées au lobbying.4
Une reconnaissance croissante de l’obsolescence de l’État-nation, ce qui favorisera l’émergence de nombreux mouvements sécessionnistes à travers le monde.
Un déclin du statut et du pouvoir des élites traditionnelles, ainsi qu’une érosion du respect envers les symboles et les croyances qui légitiment l’État-nation.
Une réaction nationaliste intense, voire violente, menée par ceux qui verront leur statut, leurs revenus et leur pouvoir menacés par la décentralisation politique et les nouvelles logiques de marché. Cette réaction se caractérisera par :
une méfiance et une opposition à la mondialisation, au libre-échange, à la « propriété étrangère » et à l’implantation d’entités étrangères dans les économies locales ;
une hostilité à l’immigration, en particulier lorsque les groupes concernés se distinguent nettement de la population majoritaire historique ;
une haine populaire dirigée contre l’élite de l’information, les riches et les plus instruits, alimentée par la dénonciation de la fuite des capitaux et des délocalisations d’emplois ;
des mesures extrêmes prises par des nationalistes déterminés à empêcher la sécession d’individus ou de régions au sein d’États-nations fragilisés, pouvant aller jusqu’à la guerre et au « nettoyage ethnique » pour renforcer l’identité nationale et légitimer l’emprise de l’État sur les individus et leurs biens.
Comme il deviendra évident que les technologies de l’information permettent aux Individus Souverains de se soustraire au pouvoir de l’État, la réaction à cet effondrement du pouvoir coercitif se traduira aussi par une offensive néo-luddite contre ces technologies et leurs utilisateurs.
La réaction nationaliste-luddite ne sera pas uniforme dans toutes les régions ni dans tous les groupes de population :
La réaction sera moins forte dans les économies à croissance rapide dont le revenu par habitant était faible durant l’ère industrielle, et où l’élargissement des marchés augmente les revenus de toutes les catégories de compétences.
Les sentiments réactionnaires seront les plus forts dans les pays actuellement riches, en particulier au sein des communautés comptant une forte proportion de personnes peu qualifiées qui bénéficiaient auparavant de salaires élevés.5
À l’exception du cas du Unabomber, les néo-luddites recruteront la majorité de leurs sympathisants parmi les deux tiers les moins rémunérés de la population des grands États-nations.
Cette réaction nationaliste et luddite sera toutefois la plus virulente non pas chez les plus démunis, mais parmi les individus aux compétences intermédiaires — des « sous-performants » qualifiés, formés à l’ère industrielle et aujourd’hui confrontés au déclassement.
À mesure que les nouvelles conditions mégapolitiques feront émerger une nouvelle conscience identitaire, ainsi que des idéologies et une morale inédites, les anciens impératifs nationalistes perdront de leur force.
La réaction nationaliste atteindra son paroxysme dans les premières décennies du nouveau millénaire, puis s’atténuera à mesure que l’efficacité des souverainetés fragmentées s’avérera supérieure à la force centralisée de l’État-nation. Nous pensons que l’hostilité intrinsèque des États-nations envers les juridictions concurrentes, comme en témoigne l’invasion de la Tchétchénie par la Russie, leur aliénera la sympathie des nouvelles générations, qui grandiront dans le contexte mégapolitique de l’ère de l’information.
L’État-nation finira par s’effondrer sous le poids d’une crise budgétaire. Les crises systémiques éclatent généralement lorsque des institutions défaillantes entraînent une hausse des dépenses et une baisse des recettes — une situation inéluctable pour les grands États-nations, alors que les dépenses de retraite et de santé exploseront au début du XXIe siècle. Au moment où nous écrivons ces lignes, le Royaume-Uni comme les États-Unis sont écrasés par d’immenses dettes envers leurs retraités, sans avoir provisionné les fonds nécessaires (calculés par habitant), un fardeau qu’aucun des deux pays ne semble en mesure d’assumer. D’autres grands États-nations font face à des défis tout aussi insurmontables.
4 Gordon Tullock, Rent-Seeking (Aldershot, Angleterre : Edward Elgar, 1993).
5 La relation étroite entre les compétences, les valeurs et, par conséquent, la réussite économique est détaillée par Lawrence E. Harrison dans Who Prospers? How Cultural Values Shape Economic and Political Success (New York : Basic Books, 1992).
9.2 Parallèles avec la Renaissance
Nous avons déjà exposé les raisons qui nous portent à croire que l’effondrement de l’État-providence entraînera des conséquences comparables à celles de la chute du monopole institutionnel de l’Église il y a cinq siècles. Tout comme l’État-nation aujourd’hui, l’Église jouissait alors, depuis des siècles, d’une prédominance incontestée. À certains égards, l’implantation de l’Église était même plus solide que ne l’est l’État-nation. L’Église prétendait depuis longtemps être l’« autorité universelle à la tête de la société chrétienne »6, selon les termes de l’historien des idées médiévales John B. Morrall. Pourtant, si peu d’Européens contestaient sa primauté au sein de la chrétienté avant la révolution technologique des années 1490, l’Église n’a survécu dans son rôle traditionnel que l’espace d’une génération.
6 John B. Morrall, Political Thought in Medieval Times (New York : Harper, 1958), p. 48.
La privatisation de la conscience
Au début des années 1520, des millions d’Européens avaient rejeté l’autorité universelle de l’Église catholique, une hérésie encore punie par la torture et la mort quelques décennies plus tôt. En effet, plusieurs cathédrales et églises médiévales en Europe étaient ornées de sculptures illustrant des hérétiques dont on arrachait la langue pour les livrer en pâture aux démons.7
7 Exemple : la façade de la cathédrale d’Angoulême.
8 Karen A. Rasler et William R. Thompson, War and State Making : The Shaping of the Global Powers. Studies in International Conflict, vol. 2 (Boston : Unwin Hyman, 1989), p. 13.
9 Julian Large, « Bishop Died for Standing Firm Against Henry VIII », Daily Telegraph, 16 juin 1996, p. 2.
Ces tortures devaient marquer les esprits des paroissiens illettrés, leur apprenant à reconnaître les hérétiques au supplice qui leur était infligé. L’iconographie ne laissait aucune ambiguïté : les hérétiques étaient ceux dont on mutilait la langue. Aussi dure que fût cette sanction, ce n’était qu’une mise en bouche comparée au châtiment ultime pour le crime d’hérésie : la mort sur le bûcher. Pourtant, à la grande consternation de l’Église, la leçon ne suffisait plus. L’imprimerie diffusa les thèses hérétiques avec une telle ampleur que la perspective d’un châtiment atroce ne suffisait plus à dissuader de nombreux candidats à l’hérésie. Ainsi, plus d’un pionnier infortuné de la liberté religieuse paya de sa langue son indépendance spirituelle. D’autres périrent sur le bûcher. L’Inquisition brûla ainsi des hommes pour avoir exprimé ce qui relèverait aujourd’hui de la simple liberté de conscience. Au total, la Réforme protestante et la Contre-Réforme catholique coûtèrent la vie à des millions de personnes. Rien que sur les champs de bataille, la seconde moitié de la guerre de Trente Ans fit 1 151 000 morts.8 Bien d’autres périrent de faim, de maladie, ou furent exécutés par l’Inquisition et d’autres autorités. Les violences n’émanèrent cependant pas uniquement des autorités catholiques. Les ossements de plus d’un millier de notables catholiques anglais, vraisemblablement exécutés par le roi Henri VIII, ont été retrouvés dans la Tour de Londres. Certains, comme Sir Thomas More et l’évêque John Fisher, furent décapités publiquement pour avoir refusé d’abjurer leur foi.9 La fille catholique du roi Henri VIII, la reine Marie, rendue à demi folle par la syphilis héritée de son père, fit brûler vifs trois cents protestants en seulement deux ans de règne.
Telle fut la rançon à payer pour ce droit, si longtemps refusé, de choisir son Église et ses convictions. Aujourd’hui, de telles revendications relèveraient purement et simplement de la liberté de religion et d’expression. Mais au début du XVIe siècle, ces libertés n’existaient pas. Les dirigeants de l’époque, cramponnés à une vision médiévale sur le déclin, considéraient toute remise en cause de l’autorité, et notamment de la plenitudo potestatis (plénitude du pouvoir) du pape, comme un acte scandaleux et profondément subversif. Comme l’observe l’historien de la théologie Euan Cameron, des réformateurs tels que Martin Luther adoptèrent des positions qui « impliquaient une rupture délibérée et décisive avec la continuité institutionnelle et spirituelle de l’ancienne Église ».10
10 Cameron, op. cit., p. 97.
Hérésie et trahison
Dans le même esprit, nous prévoyons une « rupture délibérée et décisive » avec la continuité institutionnelle et idéologique de l’État-nation. Avant la fin du premier quart du XXIe siècle, des millions de gens intègres se seront rendus coupables de l’équivalent séculier de l’hérésie du XVIe siècle — une sorte de haute trahison à bas bruit. Ils auront retiré leur allégeance à un État-nation chancelant pour revendiquer leur propre souveraineté, soit le droit de choisir non pas leurs évêques ou leur lieu de culte, mais leur mode de gouvernance, en tant que clients. La privatisation de la souveraineté fera ainsi écho à la privatisation de la conscience, intervenue cinq siècles plus tôt. Dans les deux cas, il s’agit d’une défection massive d’anciens fidèles des institutions dominantes. Comme l’a écrit Albert O. Hirschman, spécialiste des « réponses au déclin des entreprises, des organisations et des États », un tel retrait est un acte périlleux, car « la défection a souvent été jugée criminelle, qualifiée de désertion, de défaillance et de trahison ».11
11 Hirschman, op. cit., p. 17.
Les Individus souverains ne se contenteront plus d’être traités comme de simples ressources par l’État. Des millions d’entre eux se délesteront des obligations de la citoyenneté pour devenir des clients, choisissant les services que l’État peut encore utilement fournir. Ils créeront et soutiendront même des institutions parallèles, transformant la plupart des services liés à la citoyenneté en prestations purement commerciales. Pendant la majeure partie du XXe siècle, les citoyens productifs ont été considérés par l’État comme des vaches à lait. Leur productivité a été exploitée sans relâche. Mais aujourd’hui, ces vaches ont des ailes.
Défection de la citoyenneté
De la même manière que de nouvelles conditions Mégapolitiques ont sapé le monopole de l’Église au XVIe siècle, nous pensons qu’au XXIe siècle, la Mégapolitique de l’ère de l’information imposera inéluctablement ses règles de gouvernance, aussi inacceptables que puissent paraître ses nouvelles modalités pour les défenseurs des valeurs politiques modernes. Passer du statut de « citoyen » à celui de « client » constitue une rupture avec le passé aussi radicale que la transition de la chevalerie à la citoyenneté à l’aube de l’ère moderne. L’abandon de la citoyenneté par l’élite de l’information aura des causes similaires à celles qui, il y a cinq cents ans, ont poussé des millions d’Européens à rejeter l’infaillibilité papale.
Si le parallèle avec la Réforme n’est pas évident, c’est peut-être parce qu’il nous est difficile aujourd’hui de concevoir que le reniement de la foi ait pu être un enjeu aussi capital que la trahison l’a été au XXe siècle. Hormis dans quelques pays islamiques, à la fin de ce siècle, l’hérésie n’est plus qu’un écart spirituel mineur, à peine plus dommageable pour la réputation qu’un excès de vitesse à 70 km/h dans une zone limitée à 50. Il n’est d’ailleurs pas rare, en Europe comme en Amérique du Nord, de voir des membres du clergé, parfois même des évêques, qui ne croient pas en Dieu ou rejettent des dogmes essentiels de la foi qu’ils sont censés prêcher. À tel point qu’il faudrait presque un culte satanique déclaré pour véritablement choquer l’opinion. Dans la plupart des pays occidentaux, les doctrines religieuses sont devenues si vagues et si mollement défendues que peu de gens sauraient encore identifier les questions théologiques qui furent jadis au cœur des plus grandes controverses et hérésies. Tout cela témoigne d’un désintérêt généralisé pour les questions religieuses.
Dans une certaine mesure, les dirigeants religieux eux-mêmes ont contribué à ce désenchantement de la fin du XXe siècle en délaissant les questions spirituelles au profit de l’activisme politique et social. Tels des limailles de fer attirées par l’aimant du pouvoir, ils consacrent une part considérable de leurs efforts à faire pression sur les responsables politiques pour qu’ils adoptent des politiques de redistribution, essentielles au modèle de l’État-providence. On songe notamment aux interventions énergiques de l’Église catholique en Argentine, qui a exhorté le gouvernement du président Carlos Menem à renoncer à ses réformes économiques en faveur de politiques conventionnelles d’inflation monétaire et de relance keynésienne. Des critiques similaires ont été formulées par des responsables religieux contre les tentatives de réduire des budgets publics pléthoriques, en Nouvelle-Zélande comme dans de nombreux autres pays. Aux États-Unis, les évêques catholiques se sont mobilisés avec force contre la réforme de l’aide sociale.
Une inquisition fiscale ?
En somme, les chefs religieux contemporains consacrent une grande partie de leur autorité morale déclinante à la rédemption séculière et à l’activisme social, plutôt qu’au salut spirituel. Étant donné cette orientation, on peut s’attendre à ce qu’ils se fassent les complices de la réaction contre la future Réforme séculière. À mesure que l’État-nation sera contesté et se délitera, il ne pourra plus honorer les promesses de prestations matérielles qui constituent le pilier de sa popularité. Le pacte tacite, hérité de la Révolution française, ne tiendra plus. L’État ne pourra plus garantir l’éducation à bas coût ou gratuite, pas plus que les soins de santé, les allocations de chômage et les retraites, en échange du service sous les drapeaux, généralement mal rétribué. Même si l’évolution des exigences de la guerre moderne permettra aux gouvernements de défendre leurs territoires sans recourir à des armées de masse, cela ne les exemptera pas des critiques suscitées par la rupture de ce pacte devenu anachronique.
En effet, tandis que la nouvelle logique mégapolitique s’imposera, ses conséquences seront inévitablement impopulaires auprès de ceux qui perdront au change dans la nouvelle économie de l’information. Il est donc quasi certain que de nombreux chefs religieux, ainsi que les principaux bénéficiaires des dépenses publiques, seront aux avant-postes d’une réaction nostalgique visant à réaffirmer les prérogatives nationalistes. Ils clameront qu’aucun citoyen — qu’il soit américain, français ou canadien — ne devrait se coucher le ventre vide. Même dans des pays comme la Nouvelle-Zélande, qui ont mené des réformes pionnières et devraient logiquement profiter d’une « mondialisation favorable au marché », la réaction des exclus sera une source de troubles. Ils chercheront à entraver la circulation des capitaux et des personnes à travers les frontières. Et cela ne s’arrêtera pas là. Des démagogues, comme Winston Peters, chef du New Zealand First Party, ne font pas l’effort de comprendre le fonctionnement du nouveau monde. Pourtant, ils finiront par saisir la logique de l’économie de l’information. Ils voudront alors freiner la diffusion des ordinateurs, de la robotique, des télécommunications, du chiffrement et des autres technologies qui accélèrent la disparition des emplois dans presque tous les secteurs de l’économie mondiale. Partout dans le monde, des politiciens seront prêts à entraver la prospérité à long terme dans le seul but d’empêcher les individus de s’émanciper de la sphère politique.
Une vision parfaite
D’ici 2020, soit près de cinq cents ans après que Martin Luther eut placardé ses 95 thèses subversives sur la porte de l’église de Wittenberg, la perception des coûts et des avantages de la citoyenneté aura acquis une clarté tout aussi subversive. Les Individus Souverains de demain, c’est-à-dire les personnes les plus talentueuses et les plus riches, jouiront alors d’une vision politique parfaite. Au XXe siècle, comme tout au long de l’ère moderne, les rendements élevés et constants de la violence ont rendu l’État-providence attrayant. Le caractère décisif de la puissance de masse a garanti l’allégeance des plus riches et des plus ambitieux aux États-nations de l’OCDE, et ce, malgré des impôts prédateurs sur le revenu et le capital. Dans la décennie qui a suivi la Seconde Guerre mondiale, les responsables politiques ont réussi à imposer des taux d’imposition marginaux proches ou supérieurs à 90 % dans tous les pays de l’OCDE.
Comme nous l’avons vu, les riches n’avaient guère le choix de se soustraire à de telles mesures. Les circonstances les contraignaient à dépendre de gouvernements capables de maîtriser la violence à grande échelle. Ces derniers imposaient, dans chaque pays de l’OCDE, des régimes fiscaux monopolistiques et confiscatoires. Pour toute personne dotée d’un talent particulièrement lucratif et désireuse de saisir les opportunités économiques de pointe de l’ère industrielle, il n’existait généralement pas d’autre solution que de résider dans un pays à forte imposition, ce qui impliquait de supporter une charge fiscale disproportionnée au regard des services reçus.
L’arithmétique de la politique
Au XIXe siècle, le vice-président américain John C. Calhoun a finement décrit l’arithmétique de la politique moderne. Sa formule divise la population de l’État-nation en deux classes : les contribuables nets (ceux qui paient davantage d’impôts qu’ils ne reçoivent de prestations) et les consommateurs d’impôts nets (ceux qui bénéficient de plus de services de l’État qu’ils ne contribuent à leur financement). À l’extrême fin du XXe siècle, la quasi-totalité des entrepreneurs des pays de l’OCDE comptaient, à quelques exceptions près, parmi les contribuables nets, et ce de manière disproportionnée. Au Royaume-Uni, par exemple, le 1 % des contribuables les plus riches supportait, en 1996, 17 % de la totalité de l’impôt sur le revenu. Leur contribution dépassait de 30 % celle de la moitié la moins fortunée de la population active, qui ne versait que 13 % du total.
Aux États-Unis, cette charge fiscale était encore plus lourde : en 1994, le 1 % des plus hauts revenus acquittait 28 % du total de l’impôt sur le revenu.12 Non seulement ces individus fortunés étaient contraints de payer pour des services de protection « de mauvaise qualité et hors de prix », selon les termes de l’historien Frederic C. Lane, mais leur contribution se faisait souvent sans aucune contrepartie tangible.13 En règle générale, les plus riches s’abstenaient d’utiliser les services publics, jugés de piètre qualité. Les administrations publiques, dans la quasi-totalité des pays, étaient réputées pour leur inefficacité, car elles se trouvaient généralement sous l’influence d’employés peu incités à améliorer leur productivité. Selon quasiment tous les critères, la contribution des plus grands contribuables de l’ère industrielle dépassait donc de loin le coût qu’auraient représenté ces mêmes services publics dans un contexte concurrentiel.
12 David Smith, « What Clarke Could Learn from Reagan », The Sunday Times (Londres), 16 juin 1996, p. 6.
13 Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », p. 404.
14 Ibid.
Ces faits n’ont pas échappé à l’attention générale. Malheureusement, comme l’a noté Lane, la prise de conscience que la protection offerte par l’État était « inefficace au regard de normes idéales » n’a eu que peu d’effets concrets au milieu du XXe siècle. En réalité, il s’agissait simplement d’un défaut qu’il fallait accepter, « l’une des nombreuses formes de gaspillage engendrées par l’organisation sociale ».14
Pour ceux que cette situation mécontentait, la solution n’était pas de déménager de la Grande-Bretagne à la France, ou des États-Unis au Canada. Un tel changement n’aurait eu que peu d’impact, car les principaux États-nations appliquaient tous des régimes fiscaux plus ou moins confiscatoires. Pour échapper réellement à cette pression fiscale, il fallait souvent quitter les grands pays industrialisés d’Europe et d’Amérique du Nord pour s’établir à leur périphérie. Dans une partie de l’Asie, en Amérique du Sud ou dans diverses îles isolées, la charge fiscale était nettement plus légère. Mais cette fuite face à une fiscalité prédatrice avait un prix : des perspectives économiques moindres et, bien souvent, une baisse du niveau de vie. Comme nous l’avons observé, à l’ère industrielle, les opportunités professionnelles étaient limitées et le niveau de vie médiocre dans la plupart des juridictions situées en dehors des grands États-nations qui, eux, pratiquaient des impôts confiscatoires.
Prenons l’exemple des systèmes communistes. À l’instar de divers régimes du tiers-monde, ils n’imposaient généralement pas de lourdes taxes sur le revenu, voire aucune.15 Pourtant, durant les soixante-quinze ans d’existence de l’Union soviétique, aucun entrepreneur, ou si peu, n’a cherché à s’y réfugier pour des raisons fiscales. L’avantage d’un faible taux d’imposition sur le revenu n’était qu’illusoire, puisque le communisme reposait sur la négation même de la propriété privée. Ce fardeau était bien plus écrasant que n’importe quelle fiscalité traditionnelle. Le système communiste rendait de fait impossible la création d’une entreprise rentable. En pratique, l’État confisquait les revenus avant même d’envisager la moindre taxe. De plus, toute personne aisée qui, pour une raison ou une autre, aurait choisi de vivre à Moscou ou à La Havane, aurait eu bien du mal à y dépenser son argent pour s’offrir un niveau de vie décent. Hormis la possibilité de trouver d’excellents cigares, du caviar, de bons orchestres et des ballets de qualité, la vie dans l’ancien bloc communiste offrait peu de plaisirs de consommation. La plupart des biens de consommation prisés dans le reste du monde étaient soit introuvables, soit distribués au compte-gouttes selon des critères politiques plutôt que marchands. Et, au risque de confirmer les stéréotypes des critiques postmodernes sur « l’importance de la consommation dans l’expérience postmoderne », il faut admettre que l’amélioration de l’offre de biens et de services à l’échelle mondiale, depuis la chute du communisme, a bel et bien stimulé la concurrence entre juridictions, affaiblissant par là même l’attachement à la nation et au lieu.16 Sous l’ancien régime, le choix en matière de consommation était si limité que même Castro aurait peiné à trouver du fil dentaire de qualité pour retirer les brins de tabac de ses cigares. Jusqu’à une époque récente, même les plus riches ne pouvaient espérer, dans de nombreuses régions du globe, atteindre le niveau de vie dont jouissaient les classes moyennes d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord. Face à cette situation, la plupart des individus talentueux se pliaient au pacte nationaliste de l’ère industrielle. Ils restaient sur place et payaient des impôts exorbitants en échange de la protection que leur offrait l’État-nation, détenteur du monopole de la violence sur leur territoire d’origine. > « Le paradis est désormais fermé à clé, gardé par des anges. Il nous faut alors cheminer en faisant le tour du monde, voir si, quelque part, une issue dérobée nous permet d’y entrer. » – HEINRICH VON KLEIST La chute du communisme a fait tomber le « rideau de fer » qui entravait la mobilité et freinait la mondialisation, maintenant le monde artificiellement segmenté et vaste. L’essor de l’aviation, conjugué aux technologies de l’information qui ont contribué à la chute du communisme, a stimulé la concurrence pour attirer une clientèle fortunée. Les voyages d’affaires de banquiers et autres professionnels aux quatre coins du globe ont favorisé une montée en gamme spectaculaire de l’hôtellerie et de la restauration. Il ne s’agit pas seulement de l’arrivée de McDonald’s ou de KFC dans d’anciennes capitales austères comme Moscou ou Bucarest. Plus important encore, bien que moins visible, on a vu fleurir des hôtels de luxe et des restaurants gastronomiques proposant à leur carte des grands crus classés plutôt que du Coca-Cola coupé à la vodka. Grâce à ces évolutions, toute personne disposant des moyens financiers peut aujourd’hui jouir d’un grand confort presque n’importe où sur la planète. De fait, rares sont les pays qui ne disposent pas aujourd’hui d’au moins un hôtel de premier ordre ou d’un restaurant digne de l’attention du Guide Michelin.
15 Cuba n’a instauré un impôt sur le revenu qu’en 1996, une mesure d’urgence face à la dépression économique qui a suivi l’arrêt des subventions, elle-même conséquence de l’effondrement du communisme en Europe.
16 M. Featherstone, Consumer Culture and Postmodernism (London : Sage, 1991), et J. F. Sherry, « Postmodern Alternative: The Interpretative Turn in Consumer Research », dans T. Robertson et H. Kassarjian, dir., Handbook of Consumer Research (Englewood Cliffs, New Jersey : Prentice-Hall, 1991), discuté dans Billig, op. cit.
17 Hirschman, op. cit., p. 81.
Comme Hirschman l’anticipait il y a un quart de siècle, les progrès technologiques ont rendu la défection d’autant plus attrayante face à des services insuffisants et onéreux. Il écrivait : « La loyauté envers son pays est une vertu dont on pourrait se passer… Ce n’est que lorsque les pays commenceront à se ressembler, sous l’effet des progrès en matière de communication et de la modernisation en général, qu’apparaîtra le risque d’une défection excessive ou prématurée, comme l’illustre aujourd’hui l’“exode des cerveaux”. »17 Comme nous l’avons montré au chapitre 8, le caractère potentiellement « prématuré et excessif » d’une telle défection relève du point de vue de l’État-nation, et non de celui de l’individu en quête d’une vie meilleure.
Sa conclusion reste néanmoins incontestable : la convergence entre les pays ne fera que renforcer l’attrait de la défection. La possibilité de vivre décemment presque partout rend d’autant plus séduisante l’idée de s’établir là où les conditions sont les plus avantageuses. Plus encore, il est désormais possible de bien gagner sa vie n’importe où. Il n’est plus indispensable de résider dans un pays à forte fiscalité pour accumuler une richesse suffisante, comme le suggérait Lord Keynes, afin de « vivre sagement, agréablement et confortablement ». Pour les raisons déjà exposées, la microtechnologie bouleverse le socle mégapolitique sur lequel repose l’État-nation. À l’ère de l’information, une nouvelle cyberéconomie prend forme, échappant en grande partie à l’emprise des gouvernements. Pour la première fois, la technologie permettra aux individus de s’enrichir dans un univers qui se dérobe aux mécanismes de la coercition systématique.
La société et la culture de demain se définiront selon deux axes : d’une part, ce que les machines accompliront mieux que les humains, grâce à une automatisation qui supprimera un nombre croissant de tâches peu qualifiées ; d’autre part, le pouvoir que la technologie de l’information conférera à ceux qui sauront réellement en exploiter le potentiel. Une telle société exacerbera les tensions entre une petite « aristocratie de l’information » et une sous-classe grandissante, « pauvre en information ». Une des principales différences sera que les individus « pauvres en information » resteront prisonniers de leur lieu de résidence et n’auront que peu d’intérêt à migrer. En revanche, l’aristocratie de l’information, comme nous l’avons déjà évoqué, sera très mobile, car elle pourra gagner sa vie de n’importe où, à l’instar des romanciers célèbres qui l’ont toujours fait. Robert Louis Stevenson pouvait déjà vivre de sa plume sur une île du Pacifique il y a cent ans ; désormais, toute l’aristocratie de l’information pourra en faire autant.
La concurrence entre juridictions
En transcendant la tyrannie du lieu, la technologie de l’information instaure de fait une concurrence mondiale entre les juridictions, fondée sur la qualité et le coût de leurs services. Autrement dit, les gouvernements, qui jouissent d’un monopole territorial, se verront enfin soumis à une véritable concurrence de marché, fondée sur les prestations qu’ils proposent à leurs « clients ». Ce phénomène mettra bientôt en lumière un renversement de paradigme : les conditions qui favorisaient les régimes coûteux à l’ère industrielle sont désormais révolues. Les grands États-nations, avec leurs régimes fiscaux prédateurs et redistributifs et leurs réglementations contraignantes, ne seront plus des destinations de choix. Objectivement, ils offrent une protection médiocre et des perspectives économiques limitées, le tout à un coût monopolistique. Dans les années à venir, ils pourraient se révéler plus hostiles et violents que certaines régions d’Asie ou d’Amérique latine, pourtant réputées pour leurs fortes inégalités de revenus. Les principaux États-providence verront fuir leurs citoyens les plus talentueux au profit d’autres cieux.
L’ère « extranationale » à venir
À l’aube de l’ère de l’Individu Souverain, les personnes les plus talentueuses ne se considéreront plus comme les ressortissants d’une nation, qu’il s’agisse de l’Angleterre, de l’Amérique ou du Canada. Une nouvelle vision du monde, transnationale, voire extranationale, et une nouvelle manière de s’y situer sont appelées à émerger au siècle prochain. Contrairement à la nationalité, cette nouvelle identité ne reposera pas sur la coercition systématique qui a rendu l’État-nation et son système incontournables au XXe siècle. Le fait même que l’on qualifie couramment les dynamiques mondiales d’« internationales » illustre à quel point le paradigme nationaliste imprègne notre vision du monde. Après deux siècles de fascination pour les mystères des « relations internationales » et du « droit international », il est facile d’oublier à quel point le terme « international » est récent dans la tradition occidentale. En réalité, le mot international fut inventé par Jeremy Bentham en 1789. Il est apparu pour la première fois dans son ouvrage An Introduction to the Principles of Morals and Legislation. Bentham écrivait : « Le mot “international”, il faut l’admettre, est nouveau, quoique j’espère qu’il soit suffisamment analogue et intelligible. »18 Le mot s’est imposé, mais pas seulement dans le sens restreint où Bentham l’entendait. « International » est rapidement devenu un terme fourre-tout pour qualifier toute réalité d’envergure planétaire. L’ère internationale a débuté en 1789, la même année que la Révolution française. Elle a duré deux siècles, jusqu’en 1989, date du soulèvement contre le communisme en Europe. Nous pensons que cette seconde révolution a marqué la fin de l’ère internationale, et pas seulement parce que l’hymne communiste s’appelait « L’Internationale ». L’économie planifiée, qui repose sur la propriété étatique, était l’expression la plus achevée de l’État-nation. Ce lien profond entre pouvoir d’État et nationalisme se reflétait dans le vocabulaire. Le verbe le plus agressif de l’ère moderne fut « nationaliser », c’est-à-dire placer sous le contrôle et la propriété de l’État. Partout sur la planète, tout au long de l’ère internationale, ce terme fut le leitmotiv des démagogues. Il appartient désormais au passé. La nationalisation est devenue anachronique, précisément parce que le pouvoir de l’État est devenu anachronique. Au crépuscule de l’ère moderne, le pouvoir centralisé de l’État a été sapé par l’action conjuguée de l’innovation technologique et des forces du marché. La victoire du marché entre désormais dans une nouvelle phase. Non seulement les États-nations commenceront à se dissoudre, mais l’ONU elle-même, l’organisation qui les fédère, pourrait à notre avis faire faillite. Nous ne serions pas surpris de la voir mettre la clef sous la porte peu après l’aube du nouveau millénaire.
18 Jeremy Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, J. H. Burns et H. L. A. Hart, dir. (London : Methuen, 1982), p. 296, cité par Billig, op. cit., p. 84.
Si le terme « international » était une action cotée, il faudrait la vendre sans attendre. Il est voué à être supplanté au cours du siècle prochain, ou du moins à retrouver son sens premier, pour la simple raison que le monde cessera d’être dominé par un système d’États-nations souverains en interaction. Les relations prendront de nouvelles formes « extranationales », façonnées par l’émergence des microjuridictions et des Individus Souverains. Un désaccord entre une enclave reculée de la côte du Labrador et un Individu Souverain ne pourra, à juste titre, être qualifié de « conflit international ». Il s’agira d’un litige extranational.
Dans le monde de demain, les communautés et les allégeances ne se limiteront plus au territoire. Le sentiment d’appartenance reposera plus directement sur de véritables affinités – croyances communes, intérêts partagés, voire liens du sang – que sur les pseudo-affinités si chères aux nationalistes. La protection des biens et des personnes s’organisera selon de nouvelles modalités, que ne sauraient mesurer ni la boussole, ni le fil à plomb, ni aucun des outils topographiques élémentaires servant à tracer les frontières.
9.3 Communautés et traditions inventées
L’idée que les humains doivent se regrouper au sein d’une communauté « inventée » nommée « nation » paraîtra excentrique et déraisonnable à l’élite cosmopolite du siècle prochain, tout comme elle l’aurait semblé durant la majeure partie de l’histoire.19 Michael Billig, spécialiste du nationalisme, prolonge ce point :
19 Anthony Giddens, Social Theory and Modern Sociology (Cambridge : Polity Press, 1987), p. 166, cité par Billig, op. cit.
À d’autres époques, les notions de langue et de dialecte, ou encore de territoire et de souveraineté, étaient inconnues. Elles sont aujourd’hui si banales qu’elles nous paraissent presque tangibles. Ces notions sont aujourd’hui si profondément ancrées dans le sens commun qu’on en oublie aisément qu’il s’agit de permanences inventées. Les cordonniers médiévaux des ateliers de Montaillou ou de San Mateo pourraient, avec la distance de sept siècles, nous sembler aujourd’hui des êtres bornés, prisonniers de la superstition. Pourtant, nos idées sur la langue et la nation leur auraient paru étrangement mystiques ; ils auraient été perplexes de voir qu’une telle mystique puisse devenir une question de vie ou de mort.20
20 Billig, op. cit., p. 36.
Nous soupçonnons que les penseurs de demain, vivant dans ce monde extranational, seront tout aussi perplexes. Comme l’a exprimé Benedict Anderson, les nations sont des « communautés imaginées ».21 Cela ne veut pas dire que ce qui est imaginé est forcément anodin. Ainsi que l’observait le Dr Johnson, sans l’imagination, un homme se contenterait aussi volontiers de « coucher avec une femme de chambre qu’avec une duchesse ». Néanmoins, pour ceux qui ont vécu la majeure partie de leur vie au XXᵉ siècle, la « nation » peut sembler un cadre d’organisation si naturel qu’il leur est difficile de la concevoir comme « imaginée » plutôt que réelle. Pour imaginer à quel point l’avenir différera du monde que nous connaissons, il faut comprendre comment le nationalisme s’est imposé dans le « sens commun » de l’ère industrielle.
21 Benedict Anderson, Imagined Communities (Londres : Verso, 1983), cité par Billig, op. cit., p. 10.
22 Owen Lattimore, Inner Asian Frontiers of China (New York : Beacon Press, 1960), p. 60. Cité par Ronald Findlay, « Towards a Model of Territorial Expansion and the Limits of Empire », dans Michelle R. Garfinkel et Stergios Skaperdas (dir.), The Political Economy of Conflict and Appropriation (Cambridge : Cambridge University Press, 1996), p. 54.
23 Findlay, op. cit., p. 41.
On oublie trop facilement à quel point la « communauté nationale » repose sur un investissement constant de l’imagination. Aucun critère objectif ne permet de déterminer quel groupe constitue une « nation » et lequel n’en est pas une. De même, à proprement parler, il n’existe pas de « frontières naturelles », comme l’ont montré les éminents historiens Owen Lattimore et C. R. Whittaker. « Une grande frontière impériale », disait Lattimore à propos de la Chine impériale, « n’est pas simplement une ligne qui sépare des régions géographiques et des sociétés humaines. Elle représente aussi la limite optimale de l’expansion d’une société particulière. »22 Ou, comme le formulait l’économiste Ronald Findlay de l’université Columbia, « en économie, les frontières d’un système donné ou d’un “pays”, tout comme la population qui y réside, sont généralement considérées comme allant de soi. Pourtant, il est évident que ces frontières, aussi sacrées soient-elles devenues en droit international, ont toutes été à un moment ou à un autre l’enjeu de rivalités et finalement définies par le rapport de forces économiques et militaires entre les parties en conflit. »23
Même en disposant de toutes les données disponibles sur la moitié des États-nations du monde et de cartes satellites de haute définition, personne ne pourrait prédire où se situent les frontières de l’autre moitié. De même, il n’existe aucune méthode scientifique pour distinguer biologiquement ou linguistiquement les membres d’une nationalité de ceux d’une autre. Aucun examen post mortem, si avancé soit-il, ne pourrait distinguer génétiquement les dépouilles de citoyens américains, canadiens et soudanais après un accident d’avion. Les frontières entre États et nationalités ne sont pas naturelles, comme peuvent l’être celles qui séparent les espèces ou les races animales. Elles sont plutôt le produit d’efforts passés et présents visant à exercer le pouvoir.
« A language is a dialect with an army and a navy » - MARIO PEI
9.4 Les langues, artéfacts du pouvoir
De manière surprenante, le même constat s’applique aux langues. Après des siècles de domination de l’État-nation, l’idée que la « langue » ne puisse constituer un critère objectif pour distinguer les peuples peut sembler incongrue, voire absurde. Pourtant, il suffit d’y regarder de plus près. L’histoire des langues modernes révèle à quel point elles ont été façonnées pour consolider l’identité nationale. Les « langues » occidentales que nous connaissons aujourd’hui n’ont pas émergé spontanément sous leur forme actuelle, et rien ne les distingue objectivement des « dialectes ». Dans le monde moderne, personne ne souhaite parler un « dialecte ». Chacun, ou presque, préfère que son parler maternel soit reconnu comme une véritable « langue ».
« Que personne ne dise que le mot est de peu d’utilité en de tels moments. Parole et Action ne font qu’un. L’affirmation puissante et énergique qui rassure les cœurs engendre des actes : ce qui est dit se produit. Ici, l’Action est au service de la Parole, elle la suit docilement comme au premier jour du monde : Il a dit et le monde fut. » – MICHELET, août 1792
« La parole et l’action ne font qu’un »
Avant la Révolution française, par exemple, la variante latine hybride parlée dans le sud de la France, la langue d’oc ou occitan, avait plus de points communs avec le parler de la Catalogne, dans le nord de l’Espagne, qu’avec la langue d’oïl, parlée à Paris et devenue depuis la base du « français ». En réalité, lorsque la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen » fut publiée en français parisien, elle était incompréhensible pour la plupart des habitants du territoire qui forme la France actuelle.24 Les révolutionnaires français se trouvaient donc face à la tâche de traduire pamphlets et décrets dans les patois d’innombrables villages, dont les habitants ne se comprenaient que vaguement entre eux.
24 Billig, op. cit., p. 25.
25 Anderson, op. cit., p. 93.
Les populations vivant sur le territoire qui allait devenir la « France » s’exprimaient dans des parlers très différents, qui furent délibérément amalgamés par décision politique en une seule langue officielle. Le français écrit était la langue officielle des tribunaux depuis que François Iᵉʳ avait promulgué l’édit de Villers-Cotterêts en 1539.25 Mais cela ne signifiait pas qu’il était largement compris, pas plus que le law French n’était répandu en Angleterre après 1200, alors qu’il y était devenu la langue officielle des tribunaux. Dans les deux cas, il s’agissait d’un « vernaculaire administratif », et non d’une langue normalisée, parlée et comprise sur l’ensemble du territoire.
Les révolutionnaires français voulaient aller plus loin : créer une langue nationale. Dans The Social History of Language, l’historien Janis Langins note qu’« un courant influent parmi les révolutionnaires pensait que le triomphe de la Révolution et la propagation des Lumières seraient favorisés par un effort délibéré pour imposer un français standard sur le territoire de la République ».26 Cet « effort délibéré »
26 Janis Langins, « Words and Institutions During the French Revolution: The Case of ‘Revolutionary’ Scientific and Technical Education », dans Peter Burke et Roy Porter, The Social History of Language (Cambridge : Cambridge University Press, 1987), p. 137.
27 Ibid., pp. 140, 142.
impliquait une surveillance tatillonne de l’usage de certains mots. Prenons l’exemple de l’adjectif « révolutionnaire », utilisé pour la première fois par Mirabeau en 1789. Comme le relate Langins, après une période d’« emploi quelque peu vaste et incontrôlé », « durant la Terreur s’ensuivit une période de suppression et d’oubli qui dura plusieurs décennies. (…) Le 12 juin 1795, la Convention décida de réformer la langue tout comme les institutions créées par nos anciens tyrans [c’est-à-dire, les robespierristes vaincus] en remplaçant le mot “révolutionnaire” dans les appellations officielles ».27 Cette tradition d’ingénierie linguistique se perpétue aujourd’hui dans la méfiance des autorités françaises à l’égard d’anglicismes tels que « weekend ».
Il y a deux siècles, toutefois, les ingénieurs de la langue en France ne se contentaient pas de proscrire quelques mots d’outre-Manche ; ils s’attaquaient à une tâche bien plus vaste : éradiquer les parlers locaux sur l’ensemble du territoire de la République. Cet effort ne se limita pas à la suppression de la langue d’oc. À l’époque, le « français » parlé sur la Côte d’Azur était plus proche de l’« italien » des régions voisines à l’est que du français parisien. De même, la langue parlée en Alsace pouvait être considérée comme une forme d’allemand, qui comptait elle-même de nombreuses variétés locales. Le basque était parlé dans les Pyrénées. Tout comme le breton, en usage sur les côtes du nord-ouest, le basque n’avait aucun lien avec les « dialectes » latins qui forment la base du « français ». Le nord-est comptait également de nombreux locuteurs flamands. Comme le souligne Michael Billig, le « parler parisien » ne s’est pas répandu naturellement, mais a été « imposé, par la loi et la culture, comme “le français” »28.
28 Billig, op. cit., p. 27.
Le cas français n’est pas unique ; un processus similaire s’est produit ailleurs lors de la construction des États-nations. Les langues ont souvent été propagées par les armées et imposées par les puissances coloniales. La carte de l’Afrique post-indépendance, par exemple, a été largement dessinée en fonction des zones où prédominaient les langues administratives des puissances européennes. Les dialectes locaux étaient rarement enseignés dans les écoles. La distinction entre les « langues » reconnues, servant à définir des « nations » – y compris au sein de frontières coloniales arbitraires –, et les « dialectes » dépourvus de ce statut, était donc essentiellement politique.
En somme, l’imposition d’une « langue nationale » s’inscrivait dans un processus mondial de renforcement du pouvoir de l’État. Le fait d’encourager ou de contraindre tous les habitants d’un territoire où l’État détient le monopole de la violence à parler la « langue maternelle » officielle conférait à ce dernier des avantages considérables dans l’exercice de son pouvoir.
The military dimension of language uniformity
Dans un monde où la rentabilité de la violence était croissante, l’adoption d’une langue nationale offrait un avantage militaire décisif. Elle s’est avérée une condition quasi indispensable à la consolidation du pouvoir dans les États-nations. Les pouvoirs centraux qui parvenaient à unifier leurs citoyens autour d’une même langue étaient ainsi mieux à même d’éroder la puissance militaire des magnats locaux. La standardisation de la langue, accélérée par la Révolution française, a permis l’avènement de la forme la plus efficace et la moins coûteuse de la force militaire moderne : les armées de conscription nationale. Une langue commune permettait aux soldats de toutes les régions de la « nation » de communiquer aisément. Cette cohésion était la condition sine qua non pour que les armées de conscrits en viennent à supplanter les bataillons indépendants, levés et commandés non par le pouvoir central, mais par de puissants notables locaux.
Avant la Révolution française, comme nous l’avons vu au chapitre 5, les troupes étaient levées et commandées par des potentats locaux. Avant de répondre aux appels à la bataille émanant de Paris ou d’une autre capitale, ces derniers engageaient de minutieuses négociations. Comme le souligne Charles Tilly, « la capacité de fournir ou de refuser un soutien conférait […] un grand pouvoir de négociation ».29 Pour le pouvoir central, ces unités militaires indépendantes présentaient en outre l’inconvénient de pouvoir résister à ses tentatives de réquisitionner les ressources intérieures. Il était donc difficile pour les autorités centrales, qu’il s’agisse du roi ou de la Convention révolutionnaire, de prélever des impôts ou de s’approprier les richesses de notables locaux disposant d’armées privées pour défendre leurs biens.
29 Tilly, Coercion, Capital, and European States, p. 22.
L’avènement des « armées nationales » a considérablement renforcé la capacité de l’État à imposer sa volonté sur l’ensemble du territoire. L’imposition d’une langue commune fut un levier essentiel dans cette centralisation, car pour s’unir et agir efficacement, les membres d’une même nation devaient pouvoir communiquer entre eux sans difficulté.
D’un point de vue militaire, il était donc avantageux que tous les habitants d’une même juridiction puissent non seulement comprendre les ordres, mais aussi transmettre des informations fiables le long de la chaîne de commandement. Les révolutionnaires français en ont immédiatement saisi l’intérêt. Outre l’imposition du français, ils mirent en place de véritables « stages intensifs » d’un mois au cours desquels, selon Langins, « des centaines d’étudiants venus de toute la France étaient formés aux techniques de production de la poudre et de fabrication des canons ».30
30 Langins, op. cit., p. 143.
La supériorité de l’approche française, illustrée par les succès de l’ère napoléonienne, se confirme par le contre-exemple des régimes incapables de tirer parti des avantages d’une langue commune en temps de guerre. Ainsi, l’un des nombreux facteurs qui contribuèrent aux défaites catastrophiques et à la démoralisation des forces russes au début de la Première Guerre mondiale fut la barrière linguistique : le corps des officiers aristocrates du tsar communiquait en allemand (le français étant l’autre langue de la cour des Romanov), un idiome que ni les troupes, ni même la plupart des citoyens ne comprenaient.
Une langue commune présente un autre avantage militaire : elle facilite la mobilisation psychologique en vue du combat. En effet, la propagande est inutile si elle est incompréhensible. Sur ce plan également, les révolutionnaires français surent en exploiter le potentiel. Leur « motif dominant », selon Langins, étant « la volonté du peuple », ils se devaient de l’incarner en l’exprimant dans la langue même de ce peuple.31 Avant 1789, l’incompréhension mutuelle qui régnait entre les « citoyens » freinait l’expression de la « volonté du peuple » et, par conséquent, entravait la capacité d’action à l’échelle nationale. Ainsi, les États multilingues et les empires de l’ère industrielle éprouvaient bien plus de difficultés à mobiliser leurs forces en temps de guerre.
31 Ibid., p. 139.
Progressivement, les États-nations les plus à même de motiver leurs citoyens au combat et de mobiliser leurs ressources pour la guerre ont donc fini par s’imposer. On l’observe aussi bien dans les exemples de consolidation nationaliste, telle l’invention de la France et des Français à la fin du XVIIIᵉ siècle, que dans les cas de fragmentation, comme l’effondrement de l’Empire austro-hongrois après la Première Guerre mondiale. Les nouveaux États-nations nés sur les ruines de l’Empire des Habsbourg – l’Autriche, la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Yougoslavie – étaient, selon les mots de Keynes, « inachevés et immatures ». Pourtant, leur revendication à l’indépendance, fondée notamment sur des identités nationales définies par la langue, a convaincu Woodrow Wilson et les autres dirigeants alliés qui ont rédigé le traité de Versailles.
La dislocation de l’Europe centrale après la Première Guerre mondiale illustre à quel point la question linguistique s’avéra une arme à double tranchant dans la construction étatique. Lorsque les gains tirés de la violence augmentaient, une langue commune renforçait l’exercice du pouvoir et étendait les juridictions. Mais lorsque les incitations à la consolidation s’affaiblissaient, les conflits linguistiques provoqués par les minorités fragilisaient à leur tour les États multilingues. L’essor du sentiment séparatiste dans les villes de l’Empire austro-hongrois au milieu du XIXᵉ siècle s’est manifesté après les épidémies qui ont décimé la population germanophone. Prague était une ville germanophone au début du XIXᵉ siècle. Comme d’autres cités, elle connut une croissance rapide au cours du siècle, alimentée par l’arrivée massive de paysans tchèques sans terre venus des campagnes. Au départ, les nouveaux arrivants devaient apprendre l’allemand pour s’intégrer, et ils s’y pliaient. Mais lorsque la famine et la maladie décimèrent une grande partie de la population germanophone au milieu du siècle, celle-ci fut remplacée par des paysans tchèques. En peu de temps, le nombre de locuteurs tchèques devint si important qu’il n’était plus indispensable pour les nouveaux habitants d’apprendre l’allemand. Prague est devenue une ville tchèque, ferment d’un nationalisme tchèque.
De nos jours, les mouvements séparatistes surgissent souvent autour de conflits linguistiques dans les pays multilingues. C’est manifestement le cas en Belgique et au Canada, deux nations qui, comme nous l’avons signalé plus haut, seront probablement parmi les premières de l’OCDE à se dissoudre dans le nouveau millénaire. Peu de gouvernements surpassent la politique musclée du Parti québécois visant à imposer l’uniformité linguistique dans la Belle Province.32 Plus surprenant, la question linguistique a joué un rôle dans l’émergence des premiers mouvements séparatistes dans l’Italie septentrionale, qui se dirige elle aussi vers une possible désintégration. Au début des années 1980, la Ligue lombarde, comme on l’appelait alors, « déclara que le lombard était une langue distincte de l’italien ». Billig note : « Si le programme de la Ligue avait abouti au début des années 1980, et si la Lombardie s’était séparée de l’Italie, établissant ses propres frontières étatiques, on pourrait faire une prédiction : le lombard en serait venu à être de plus en plus reconnu comme différent de l’italien. »33 Cette affirmation n’est pas arbitraire. Elle s’appuie sur ce qui s’est passé dans des cas analogues. Par exemple, après l’indépendance de la Norvège en 1905, les nationalistes norvégiens se sont attachés à mettre en avant les spécificités de la « langue norvégienne » par rapport au danois et au suédois. De même, les militants favorables à un État indépendant pour la Biélorussie ont remplacé la signalisation routière par sa version en « biélorusse », sans parvenir à prouver que le biélorusse est bel et bien une langue distincte du russe.
32 Rheal Seguin, « PQ Ready to Harden Laws on Language: English Signs Face Ban in Quebec », Globe and Mail, 29 août 1996, p. A1.
33 Billig, op. cit., p. 35.
Aujourd’hui que la nécessité militaire qui favorisait l’uniformité linguistique a largement disparu, nous nous attendons à ce que les langues nationales perdent de leur prépondérance, non sans résistance. Il faut s’attendre à ce que l’adage « la guerre est la santé de l’État » soit mis à l’épreuve dans une tentative de ranimer un nationalisme sur le déclin. À mesure que l’État-nation glisse vers l’insignifiance, des démagogues et des réactionnaires fomenteront des guerres et des conflits ethniques ou tribaux, comme ceux qui ont secoué l’ex-Yougoslavie et de nombreux territoires africains, du Burundi à la Somalie. Ces conflits serviront de prétexte à ceux qui voudront enrayer la tendance à la commercialisation de la souveraineté. Les guerres permettront de maintenir des régimes fiscaux plus rigoureux et d’infliger des sanctions plus lourdes à ceux qui tentent de se soustraire aux obligations et aux charges de la citoyenneté. Les guerres alimenteront la division entre « eux » et « nous » qui est au cœur du nationalisme. Pour les partisans de la coercition systématique, la souveraineté commercialisée – qui offre aux individus la liberté de choisir leurs prestataires de services souverains en fonction du prix et de la qualité – paraîtra tout aussi condamnable que la prétention d’un individu, à l’époque de la Réforme, à rejeter le jugement du pape pour choisir sa propre voie vers le salut.
Le parallèle s’impose : à la fin du XVe siècle comme à celle du XXe, une technologie – respectivement l’imprimerie et l’informatique – a libéré l’accès à des savoirs jusqu’alors réservés à une élite. L’imprimerie a permis à chacun de découvrir par lui-même les Écritures et autres textes sacrés, dont l’interprétation était auparavant le monopole des prêtres et de la hiérarchie ecclésiastique. De la même manière, l’informatique met à la portée de quiconque possède un ordinateur connecté des informations sur le commerce, l’investissement et l’actualité, autrefois accessibles aux seuls dirigeants de l’État et des grandes entreprises.
« Le développement de l’imprimerie et de l’édition a rendu possible la nouvelle conscience nationale et favorisé la montée des États-nations modernes. »34 – Jack Weatherford
34 Jack Weatherford, Savages and Civilization: Who Will Survive? (New York : Fawcett Columbine, 1994), p. 143.
Rock and roll in cyberspace
Que l’on ne s’y trompe pas : l’avènement d’Internet et du World Wide Web se révélera aussi destructeur pour le nationalisme que l’imprimerie et la poudre à canon ont jadis favorisé son essor. Les réseaux informatiques mondiaux ne feront pas renaître le latin comme langue universelle, mais ils contribueront à délaisser les dialectes locaux, tel le français au Québec, au profit de la nouvelle langue mondiale du Web et d’Internet : l’anglais, la langue qu’Otis Redding et Tina Turner ont enseignée au monde, celle du rock and roll. Ces nouveaux médias saperont le nationalisme en faisant émerger des affinités nouvelles qui transcenderont les frontières. Ils s’adresseront à un public instruit et géographiquement dispersé. Ces nouvelles affinités non territoriales prospéreront, créant de nouveaux pôles de « patriotisme ». Ou plutôt, elles façonneront de nouveaux « groupes d’appartenance » auxquels les individus pourront s’identifier sans pour autant sacrifier leur rationalité économique. L’histoire du peuple juif au cours des deux derniers millénaires montre que cela est possible sur le long terme, même dans un environnement local hostile. Comme le suggérait William Pfaff dans la citation en exergue, il est anachronique de penser que la loyauté envers la terre de nos ancêtres, la patria, implique nécessairement celle envers une institution semblable à l’État-nation. Geoffrey Parker et Lesley M. Smith approfondissent ce point dans The General Crisis of the Seventeenth Century : ce qui apparaît comme des exemples précoces de nationalisme moderne s’apparente plus souvent au patriotisme d’individus défendant une patria plus restreinte – souvent contre l’empiètement de l’État. Ils écrivent : « Trop souvent, une apparente allégeance à une communauté nationale s’avère, en y regardant de plus près, être tout autre chose. La patria est au moins aussi susceptible d’être simplement une ville natale ou une province que l’ensemble de la nation. »35
35 Geoffrey Parker et Lesley M. Smith, The General Crisis of the Seventeenth Century (London : Routledge & Kegan Paul, 1985), p. 122.
36 Weatherford, op. cit., p. 144.
37 Anderson, op. cit., p. 90.
Comme l’explique Jack Weatherford dans Savages and Civilization, l’essor de l’imprimerie, première technologie de production de masse, a joué un rôle décisif dans la création du système politique moderne, fondé sur une allégeance à un État-nation élargi. Vers 1500, l’Europe comptait des ateliers d’imprimerie dans 236 villes, qui avaient produit, à eux tous, quelque 20 millions de livres.36 Le premier ouvrage imprimé par Gutenberg fut une Bible en latin, suivie d’autres œuvres populaires du Moyen Âge, également en latin. Comme le souligne Weatherford, l’imprimerie évolua à contre-courant des attentes initiales, selon lesquelles la diffusion facilitée des textes encouragerait l’usage généralisé du latin, voire du grec. Or, c’est précisément l’inverse qui se produisit. Deux raisons principales expliquent pourquoi l’imprimerie n’a pas favorisé l’usage du latin. D’abord, il s’agissait d’une technologie de production de masse. Comme le fait remarquer Benedict Anderson, « si le savoir manuscrit était rare et ésotérique, celui de la presse vivait au contraire de sa reproductibilité et de sa diffusion ».37 En 1500, très peu d’Européens étaient multilingues. Le public potentiel des ouvrages en latin, par sa rareté, ne constituait donc pas un véritable marché de masse. En revanche, la grande majorité des lecteurs monolingues représentait un marché bien plus vaste. De plus, ce qui était vrai pour les lecteurs s’appliquait avec encore plus de force aux auteurs. Les éditeurs avaient besoin de contenu à imprimer.
Les auteurs capables de produire de nouveaux textes de qualité en latin étant peu nombreux, les éditeurs se tournèrent, par nécessité commerciale, vers la publication d’ouvrages en langues vernaculaires. L’imprimerie contribua ainsi à diviser l’Europe en ensembles linguistiques distincts. Ce phénomène fut également encouragé par la publication d’œuvres originales affirmant l’identité de langues nouvelles, comme l’espagnol et l’italien, ainsi que par l’adoption de polices de caractères distinctives (romaine, italique, ou la gothique épaisse, très courante dans l’édition allemande jusqu’à la fin du XXe siècle). Ce nouveau capitalisme du livre, qu’Anderson nomme le print capitalism, devint extrêmement florissant. Surtout, il donna à l’hérésie l’impulsion décisive que nous prévoyons pour la dénationalisation de l’individu via Internet. Luther, en particulier, fut « le premier auteur à succès au sens moderne du terme. Autrement dit, le premier écrivain à pouvoir “vendre” ses nouvelles publications en s’appuyant sur son nom ».38 Fait étonnant, les ouvrages de Luther représentaient « pas moins du tiers de tous les livres publiés en allemand entre 1518 et 1525 ».39
38 Ibid., p. 91.
39 Ibid.
À bien des égards, les nouvelles technologies de l’information contrebalanceront l’effet « mégapolitique » de l’imprimerie qui, au XVe siècle, a stimulé et soutenu la montée en puissance des États-nations. Le World Wide Web crée un espace commercial international dominé par une langue globale, l’anglais. Il sera à terme secondé par des logiciels de traduction simultanée qui permettront à presque tout un chacun d’être efficacement multilingue, contribuant ainsi à la dénationalisation de la langue et de l’imaginaire. De la même manière que l’imprimerie, en son temps, a sapé la fidélité à l’institution dominante du Moyen Âge, la Sainte Mère l’Église, nous nous attendons à ce que les nouvelles technologies de communication de l’ère de l’information détruisent l’autorité de l’État-providence. À terme, presque chaque région deviendra multilingue et les dialectes locaux gagneront en importance. La propagande émise depuis le centre perdra en cohérence à mesure que les immigrés et les locuteurs de langues minoritaires, encouragés par ces technologies, résisteront à l’assimilation nationale.
Le mysticisme militaire
Loin d’être des communautés objectives, au même titre que les « bandes de chasseurs-cueilleurs », les nations sont le fruit d’une construction imaginaire, inspirée par une contrainte militaire désormais obsolète. Celle-ci imposait de relier tous les habitants d’un territoire par un sentiment identitaire dont l’importance pouvait surpasser celle de la vie elle-même. Comme l’a remarqué Ernst Kantorowicz, ce n’est pas un hasard si « à un certain moment de l’histoire, l’État de façon abstraite ou en tant que corporation est apparu comme un corpus mysticum et si le fait de mourir pour ce nouveau corps mystique a pris la même valeur que la mort d’un croisé pour la cause de Dieu ! »40 De ce point de vue, l’État-nation peut être compris comme une construction mystique. Mais, comme le souligne Billig, le nationalisme est « un mysticisme banal, si banal que toute la part mystique semble s’être évanouie depuis longtemps ». Il « nous ligote “nous” à la patrie – cet endroit spécial qui est plus qu’un simple lieu, plus qu’un espace géophysique. À travers tout cela, la patrie est présentée comme un foyer, allant de soi et, si la situation l’exige, méritant que l’on se sacrifie pour elle. Et les hommes, en particulier, sont gratifiés de leurs “rappels saturés de plaisir” quant aux possibilités de sacrifice. »41
40 E. H. Kantorowicz, cité par Llobera, op. cit., p. 83.
41 Billig, op. cit., p. 175.
42 Ibid., p. 109.
Le lien symbolique entre la nation et le foyer est souligné par les nationalistes à la moindre occasion. Comme le suggère Billig, la nation est « imaginée comme un espace familial, blotti à l’intérieur de ses frontières, abrité du danger du monde extérieur. Et “nous” la nation, à l’intérieur de la patrie, nous imaginons aisément former une sorte de famille. »42 Les clichés du nationalisme, inlassablement ressassés, abondent en métaphores familiales et identitaires. Ils associent la nation à la notion de fitness inclusive de l’individu, un puissant moteur d’altruisme et de dévouement.
« L’existence de l’altruisme sacrificiel chez les insectes sociaux et d’autres animaux, ainsi que chez les humains, implique que la maximisation de l’intérêt personnel ne saurait se définir uniquement en termes de besoins et de désirs de l’organisme individuel. De fait, la présence de l’altruisme, plus particulièrement envers les apparentés, a nécessité une révision complète des notions classiques de la survie du plus apte dans les sciences biologiques. Il en résulte la conviction grandissante que la sélection naturelle n’opère pas en dernière analyse sur l’individu. »43 - R. PAUL SHAW ET YUWA WONG
43 Shaw et Wong, op. cit., pp. 26‑27.
9.5 Nationalisme et inclusive fitness
Notre réflexion dans ce livre s’attache principalement aux facteurs « mégapolitiques » objectifs qui modifient les coûts et les bénéfices des choix humains. Le pouvoir prédictif de l’analyse repose sur le postulat fondamental selon lequel les individus recherchent les avantages et fuient les coûts. C’est une vérité essentielle de ce que Charles Darwin qualifiait de « l’économie de la nature ». Mais ce principe ne suffit pas à tout expliquer. La simple optimisation des récompenses est loin de rendre compte de toute la complexité de la vie. Cependant, elle éclaire deux des trois principaux modes de socialité humaine définis par Pierre Van Den Berghe : la « réciprocité » et la « coercition ».44 Par « réciprocité », Van Den Berghe entend la « coopération mutuellement bénéfique ».45 Parmi les manifestations les plus complexes et variées de la réciprocité figurent les interactions de marché : le troc, l’achat, la vente, la production et autres activités économiques. Quant à la « coercition », il s’agit du recours à la force pour en tirer un bénéfice unilatéral, c’est-à-dire pour pratiquer une forme de parasitisme ou de prédation au sein de l’espèce.46 Comme nous l’avons expliqué dans ce volume et dans deux ouvrages précédents, nous considérons la coercition comme un élément fondamental de la société humaine, plus important qu’on ne l’admet souvent. La coercition détermine la sécurité des biens et limite la capacité des individus à coopérer à leur avantage mutuel. La coercition est à l’origine de toute politique. Le troisième élément de la typologie de Van Den Berghe est la « sélection de parentèle » : les comportements coopératifs des animaux envers leurs apparentés. La sélection de parentèle, que nous décrirons plus en détail, est également cruciale dans l’« économie de la nature ».
44 Pierre Van Den Berghe, « A Socio-Biological Perspective », dans Hutchinson et Smith, dir., Nationalism, p. 97.
45 Ibid.
46 Ibid.
Comme le signale Jack Hirshleifer, « la théorie de la sélection darwinienne appliquée au comportement social, connue sous le nom de sociobiologie, a un aspect résolument économique ».
« Discipline qui embrasse l’ensemble du vivant, la sociobiologie cherche à découvrir les lois générales expliquant la multitude de formes d’association entre organismes. Par exemple, pourquoi observe-t-on parfois la sexualité et la vie de famille, parfois la sexualité sans la vie de famille, et parfois ni l’une ni l’autre ? Pourquoi certains animaux vivent-ils en groupe quand d’autres restent solitaires ? Au sein des groupes, pourquoi voit-on parfois des hiérarchies de domination, et parfois non ? Pourquoi observe-t-on un partage du territoire chez telle espèce, et non chez telle autre ? Qu’est-ce qui détermine l’altruisme chez les insectes sociaux, et pourquoi ce modèle est-il si rare dans la nature ? Dans quelles circonstances la répartition des ressources est-elle pacifique et quand se fait-elle par la violence ? Ce sont là des questions soulevées et résolues en des termes que l’on pourrait qualifier d’économiques. Les sociobiologistes s’interrogent sur les avantages nets que les schémas d’association observés procurent aux organismes concernés, et sur les mécanismes qui pérennisent ces schémas sous la forme d’équilibres sociaux. C’est peut-être cette affirmation d’une continuité à la fois comportementale et économique entre l’homme et les autres formes de vie (ce qu’un détracteur a appelé « le capitalisme génétique ») qui explique l’hostilité de certains idéologues envers la sociobiologie… »47
47 Jack Hirshleifer, Economic Behaviour in Adversity (Chicago : University of Chicago Press, 1987), p. 170.
48 Colin Tudge, The Time Before History: 5 Million Years of Human Impact (New York : Scribners, 1996), p. 17.
49 Ibid., p. 17‑18. [^
Nous faisons appel à la sociobiologie dans notre analyse du nationalisme parce qu’elle apporte un éclairage sur des pans de la nature humaine qui facilitent la coercition systématique. Nous partageons l’avis du scientifique Colin Tudge, auteur de The Time Before History, selon lequel, pour comprendre le monde actuel, et a fortiori anticiper celui de demain, il faut appréhender la période préhistorique. Autrement dit, il nous faut « nous examiner nous-mêmes dans la grande échelle du temps ».48 Tudge nous rappelle « qu’au-delà des secousses superficielles de nos vies œuvrent des forces bien plus profondes et puissantes qui, en fin de compte, influent sur nous tous, ainsi que sur l’ensemble des créatures […] ».49 Nous pensons que parmi ces « forces plus profondes et plus puissantes » figure un mécanisme de motivation d’origine génétique qui sous-tend le nationalisme. Comme le résume Hirshleifer, faisant écho à Adam Smith et à R. H. Coase, « les désirs humains sont en fin de compte des adaptations façonnées par la nature et la condition humaine sur Terre »,[^354] ce qui transparaît dans les nombreuses allusions biologiques qui émaillent le discours nationaliste. Même aux États-Unis, pays pourtant multiethnique, le gouvernement est personnifié en des termes familiaux avec « Oncle Sam ».
The biological inheritance
En d’autres termes, la nature humaine, l’origine des espèces et leur développement par sélection naturelle sont des éléments incontournables pour comprendre l’évolution constante de la société humaine. Dans le cas présent, nous tentons de cerner la réaction probable aux nouvelles conditions technologiques liées à l’information. En particulier, nous nous intéressons aux conséquences de l’émergence de la cyberéconomie, notamment l’apparition d’inégalités économiques plus marquées que jamais. Certaines clés de la réaction prévisible se dissimulent dans notre héritage génétique.
Lorsqu’une nouvelle espèce voit le jour, elle ne se débarrasse pas de l’ensemble de son ADN antérieur ; elle le complète. La totalité de la différence entre un être humain et un chimpanzé se loge dans moins de 2 % de l’ADN de chaque espèce ; un peu plus de 98 % de leur ADN leur est commun, et certains segments remontent à des formes de vie très anciennes, issues d’un lointain passé de l’évolution.
9.6 L’inertie génétique
Les cultures humaines comportent, elles aussi, des éléments universels, dont certains sont hérités de nos ancêtres préhumains. La manière dont nous cherchons notre nourriture, nous nous accouplons, fondons des familles, abordons l’inconnu ou nous nous défendons relève d’un mélange complexe d’instinct et de culture aux racines très anciennes. Ces éléments peuvent également s’adapter au monde moderne, comme en témoigne l’évolution de l’État-nation à l’époque contemporaine. Vues sous cet angle, les cultures apparaissent comme un processus parallèle au développement génétique. Elles s’en distinguent toutefois sur trois points majeurs : premièrement, elles se transmettent par l’interaction sociale et non par la voie génétique ; deuxièmement, elles peuvent être modifiées – peut-être dans une moindre mesure qu’on ne le croit – par une action consciente et réfléchie ; troisièmement, elles s’adaptent aux variations des coûts et des bénéfices beaucoup plus rapidement que les mutations génétiques. Sur le plan physique, nous sommes restés très semblables à nos ancêtres d’il y a trente mille ans ; sur le plan culturel, nous nous en sommes considérablement éloignés.
Modèles de l’évolution
Il existe deux modèles biologiques pour expliquer l’évolution des espèces. Le premier, qui constitue l’orthodoxie scientifique, est le néo-darwinisme. Selon cette approche, des mutations génétiques aléatoires engendrent diverses formes physiques. La plupart d’entre elles, comme le merle albinos, n’offrent aucun avantage en matière de survie et tendent à disparaître. Seul un petit nombre s’avèrent bénéfiques et se propagent au sein de l’espèce. Bien que cette théorie comporte encore de nombreuses difficultés que les scientifiques du prochain siècle pourraient résoudre, le caractère aléatoire des mutations et la survie des adaptations les plus favorables constituent le paradigme actuel et possèdent un certain pouvoir explicatif. L’alternative est une variante de la théorie du philosophe français du début du XXe siècle Henri Bergson, pour qui la nature poursuivait un dessein créatif non aléatoire, une force intelligente en quête de solutions. Cette idée trouve un écho dans les travaux de sommités contemporaines comme David Layzer et Stephen Jay Gould, qui ont souligné que la variation génétique n’est pas purement aléatoire, mais qu’elle manifeste des tendances définies[^355]. Il ne s’agit pas de créationnisme au sens biblique du terme, mais cette perspective permet d’éviter bon nombre des écueils du darwinisme orthodoxe.
« La principale contribution théorique de la sociobiologie a été d’élargir le concept de fitness à celui de « fitness inclusive ». En effet, un animal peut transmettre ses gènes directement, par sa propre reproduction, ou indirectement, en favorisant la reproduction de ses apparentés, avec qui il partage une partie de son patrimoine génétique. Les animaux sont donc enclins à coopérer afin d’accroître mutuellement leur fitness, dans la mesure où ils partagent un lien de parenté. C’est ce qu’on appelle la sélection de parentèle. En d’autres termes, les animaux font preuve de népotisme : ils favorisent leurs proches au détriment des individus non apparentés, et leurs parents les plus directs au détriment des plus éloignés. Ce comportement peut être conscient, comme chez les humains, ou, plus souvent, inconscient[^356]. » - PIERRE VAN DEN BERGHE
9.7 Facteurs de motivation influencés par la génétique
La perspective biologique sur le comportement humain a connu une avancée majeure avec l’introduction du concept de fitness inclusive en 1963 par W. D. Hamilton dans son article The Evolution of Altruistic Behavior. Hamilton a observé que, si les êtres humains sont fondamentalement mus par leur intérêt personnel, ils sont aussi capables d’actes d’altruisme ou de sacrifice ponctuels, qui n’offrent aucun avantage apparent pour leur propre survie. Hamilton a cherché à résoudre cette contradiction apparente en postulant que l’unité de sélection fondamentale n’est pas l’organisme individuel, mais le gène. Les individus, quelle que soit l’espèce, cherchent à maximiser non seulement leur propre succès, mais aussi ce que Hamilton a nommé leur fitness inclusive. Il soutient que la fitness inclusive englobe non seulement la survie de l’individu au sens darwinien, mais aussi l’amélioration des chances de reproduction et de survie de ses proches, qui partagent une partie de son patrimoine génétique[^357]. La thèse de la fitness inclusive de Hamilton éclaire de nombreux aspects des sociétés humaines qui seraient autrement énigmatiques, y compris certaines dimensions de la vie politique au sein des États-nations.
Altruisme : un abus de langage ou une sélection de parentèle fossile ?
Selon Van Den Berghe, « L’altruisme, par conséquent, vise surtout les proches, et plus particulièrement la parenté la plus proche, et c’est en fait un abus de langage. Il représente l’ultime égoïsme génétique. Il n’est rien d’autre que l’expression aveugle de la maximisation de la fitness inclusive50. » Cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe aucun altruisme en dehors du cadre de la parenté génétique étroite évoqué par Hamilton et Van Den Berghe. L’incertitude inhérente à la reproduction sexuée, par opposition au clonage, implique presque inévitablement qu’une tendance à la maximisation de la fitness inclusive favorisera une part d’« altruisme » bénéficiant à d’autres allèles que le « gène égoïste ». D’une part, il est toujours possible que certains individus aident autrui en croyant à tort qu’ils assistent l’un de leurs proches. Le père qui se sacrifie pour ses enfants n’est peut-être pas leur géniteur, mais agit simplement en cette conviction51. Loin d’être un simple scénario de mélodrame, cette situation illustre un paradoxe fondamental : la survie des « gènes égoïstes » est probablement favorisée si chaque père putatif agit comme s’il était le véritable géniteur, même sans certitude absolue.
50 Van Den Berghe, op. cit., p. 96.
51 La même logique s’applique, bien sûr, à l’enfant qui se sacrifie pour des personnes qu’il considère comme ses frères et sœurs, bien qu’elles ne le soient pas en réalité.
52 Hirshleifer, op. cit., p. 179.
Cependant, comme le souligne Hirshleifer, la plupart des paradoxes liés à l’« altruisme », lorsqu’on les examine sous le bon angle, tiennent à des confusions sémantiques qui masquent le contexte de compétition dans lequel l’entraide peut conférer un avantage de survie : « Pour qu’une stratégie dite altruiste soit viable face à une stratégie non altruiste, il faut qu’elle contribue davantage à la survie de l’individu que ne le fait l’égoïsme ; dans ce cas, il ne s’agit pas réellement d’altruisme. On éviterait bien des confusions en abandonnant le terme d’“altruisme” et en se demandant plutôt : quelles sont les causes du phénomène purement objectif que l’on peut appeler l’entraide ? »52
Cette question se révèle peut-être encore plus intéressante dans le cas de l’« aide à la parentèle ». La formulation initiale de la fitness inclusive par Hamilton repose sur une analyse coûts-bénéfices biologique, où un individu — ou « le gène qui contrôle le comportement d’aide » — accorde autant de valeur à la survie d’une copie de lui-même qu’à sa propre survie. Par conséquent, la disposition à aider, et a fortiori à se sacrifier, dépend de la probabilité qu’un autre individu possède un gène identique. « Concrètement, un gène d’aide à la parentèle commande à un homme (toutes choses égales par ailleurs) de donner sa vie s’il peut ainsi sauver deux frères et sœurs, quatre demi-frères ou demi-sœurs, ou encore huit cousins, etc.53 »
53 Ibid.
9.8 Problèmes de probabilité liés à la fitness inclusive
Bien que ce principe biologique paraisse clair en théorie, un examen attentif révèle de nombreuses difficultés. Par exemple, même si des frères et sœurs (ou des enfants) ont 50 % de chances de partager un gène identique, rien ne garantit logiquement que ce gène soit effectivement présent chez eux. Chaque individu possède deux exemplaires de chaque gène, l’un hérité du père et l’autre de la mère. Cela signifie que seule la moitié des gènes d’un parent est transmise à sa descendance. De plus, il existe toujours un risque de mutation lors de la reproduction, qui, bien que faible, diminue la certitude de l’analyse coûts-bénéfices génétique. Ainsi, si l’on prend la métaphore du « gène optimisateur » au pied de la lettre, l’incertitude de la paternité n’est que l’exemple le plus évident d’un problème plus vaste. S’il s’agit bien de la survie du « gène égoïste » qui est optimisée par le sacrifice pour des parents proches, alors toute éventualité menant au remplacement d’un allèle par une copie différente de ce même gène peut être vue comme l’un de ces tours dont la nature a le secret.
Conséquences incertaines
L’altruisme envers les proches n’est donc pas sans soulever d’épineux problèmes. D’une part, le « gène égoïste » se heurte à une incertitude probabiliste : ses copies ne sont pas systématiquement présentes chez les parents de son hôte. D’autre part, il doit faire face à une difficulté supplémentaire : dans une situation incertaine, comment savoir si un sacrifice profitera davantage à ses proches qu’à des inconnus ? (Un sacrifice bénéficiant principalement à des individus non apparentés pourrait en réalité nuire à la fitness inclusive du gène, en réduisant ses chances d’être transmis aux générations futures.) Prenons un exemple sinistre, inspiré d’un fait divers survenu au moment de la rédaction de ce livre. Imaginons qu’un parent d’élève à Dunblane, en Écosse, apprenne qu’un forcené armé se dirige vers l’école locale avec l’intention manifeste de commettre un massacre. Sur-le-champ, ce parent pourrait tenter un geste héroïque, mais probablement voué à l’échec, en affrontant le tueur afin de sauver, peut-être, ses propres enfants.
Ou peut-être pas.
Même un tueur impitoyable, aussi déterminé soit-il, serait limité dans sa capacité de nuire avant d’être à court de munitions ou maîtrisé par d’autres. Si le parent avait choisi de ne pas intervenir, il est fort probable que ses propres enfants auraient survécu, comme la majorité des autres élèves. Le mal que son acte de bravoure aurait pu éviter se serait alors, vraisemblablement, reporté sur les enfants d’autrui. Ainsi, en risquant sa vie pour sauver principalement des inconnus, ce parent aurait en réalité nui à sa propre « fitness inclusive ». En privant ses enfants de son soutien, il les aurait laissés plus vulnérables dans la grande lutte darwinienne.
Bien que cet exemple soit extrême, il n’en est pas moins réaliste. Il illustre que, dans d’innombrables situations, un acte d’entraide peut s’avérer salutaire. Or, bien souvent, les bénéficiaires de tels actes dépassent largement le cercle des parents proches. Ironiquement, comme nous le verrons, c’est peut-être là que réside l’avantage sélectif qui a permis aux porteurs de gènes favorisant un altruisme moins discriminant de survivre à travers les âges.
Altruisme et inertie génétique
Si, comme nous le pensons, la thèse du « gène égoïste » offre un modèle pertinent pour expliquer les motivations humaines, il serait réducteur de supposer que les comportements d’entraide ou de sacrifice qui en découlent se limitent exclusivement au cercle des parents directs. D’une part, l’identification de la parenté est parfois incertaine. D’autre part, même lorsque les liens de parenté sont avérés, il reste impossible de confirmer la présence d’un « gène égoïste » spécifique chez un proche ; seule une probabilité peut être établie. Jusqu’à une époque récente, il était impossible de distinguer les marqueurs génétiques entre individus. Et nous sommes encore loin de pouvoir déterminer quels proches sont véritablement porteurs de ce « gène égoïste » qui cherche à optimiser sa propre survie. Enfin, il est souvent difficile de réserver le bénéfice d’une action aux seuls parents, à l’exclusion d’autres individus.
En outre, l’expérience montre que les êtres humains reportent fréquemment leurs « instincts protecteurs » sur des individus sans lien de parenté, faute de proches parents disponibles. L’exemple le plus frappant en est le comportement des parents envers leurs enfants adoptés, ou encore celui de certaines personnes, généralement sans enfants, vis-à-vis de leurs animaux domestiques. Il n’est pas rare de voir ces personnes risquer leur vie pour sauver un chat coincé dans un arbre. De fait, chaque année, un nombre non négligeable de personnes trouvent la mort dans des accidents domestiques en tentant de secourir un animal de compagnie en péril. Ce qui est vrai pour des animaux de compagnie l’est davantage pour des enfants adoptés. Il n’est nullement exagéré d’affirmer que les parents adoptifs traitent souvent ces enfants « comme s’ils » étaient les leurs, donnant ainsi une portée nouvelle au concept de « sélection de parentèle ».
De tels cas, loin de discréditer la théorie du « gène égoïste » comme pourraient l’espérer certains de ses détracteurs, viennent au contraire la renforcer. Ces individus se comportent « comme si » leur sacrifice visait à favoriser leur propre aptitude globale (la fameuse inclusive fitness), ce que l’on peut interpréter comme une manifestation d’« inertie génétique ». En d’autres termes, ils illustrent le fait, relevé par Howard Margolis dans Selfishness, Altruism and Rationality, que « la société humaine a évolué plus vite » que le patrimoine génétique humain. Les individus continuent donc d’agir « globalement comme s’ils vivaient dans un petit groupe de chasseurs-cueilleurs »54. Une caractéristique fondamentale de ces groupes, comme le décrit Van Den Berghe, est que
54 Margolis, op. cit., p. 32.
Ils étaient de petites populations endogames de quelques centaines d’individus. … Les membres de la tribu, bien qu’organisés en sous-groupes de parentèle, se percevaient comme un peuple unique, isolé face au monde extérieur, et relié par un réseau de liens de parenté et de mariages faisant de la tribu une super-famille. Un fort taux d’endogamie assurait que la plupart des conjoints étaient aussi des parents55.
55 Van Den Berghe, op. cit., p. 98.
En somme, durant la majeure partie de l’existence humaine avant l’apparition de l’agriculture, les groupes ethniques étaient des « super-familles endogames ». Comme la famille et le groupe coïncidaient autrefois, il est plausible que persiste une tendance d’origine génétique à assimiler le groupe à la parenté. Il est aisé d’imaginer l’avantage sélectif qu’un tel comportement a pu représenter par le passé, lorsque chaque membre de la « super-famille endogame » était un parent proche. Comme le suggère Margolis, on conçoit facilement que, chez « ces petites bandes de chasseurs-cueilleurs, étroitement apparentées, l’égoïsme inclusif (en dehors de toute perspective de réciprocité ou de vengeance) suffirait à soutenir un engagement en faveur de l’intérêt de groupe. On peut alors soutenir qu’une certaine tendance à la motivation axée sur l’intérêt de groupe subsiste comme une forme d’altruisme de parentèle fossile56. » En d’autres termes, puisque nous avons conservé l’héritage génétique des chasseurs-cueilleurs, notre comportement envers le groupe reproduit la forme d’« altruisme » la plus à même d’optimiser les chances de survie d’une « super-famille endogame ».
56 Margolis, op. cit., p. 32.
57 Ibid.
Comme le suggère Margolis, cette tendance à privilégier le groupe, issue de l’« altruisme de parentèle fossile » ou de l’inertie génétique, a sans doute contribué à la survie de l’Homo sapiens « alors que d’autres espèces humanoïdes ont disparu »57.
Épigénèse
Nous voyons dans ce comportement « comme si » un exemple caractéristique de l’« épigénèse », cette tendance d’origine génétique qui prédispose instinctivement l’être humain à privilégier certains choix plutôt que d’autres. Autrement dit, l’esprit humain n’est pas une tabula rasa, une page blanche, mais un disque dur doté de circuits préconfigurés qui rendent certains comportements plus faciles à acquérir et plus séduisants que d’autres. L’esprit serait ainsi enclin à percevoir un exogroupe avec hostilité ou animosité, et un endogroupe avec la sympathie et la loyauté profondes normalement réservées aux proches58.
58 Shaw et Wong, op. cit., p. 68-74.
Cette tendance épigénétique à traiter un groupe comme de proches parents crée une vulnérabilité à la manipulation, que les nationalistes ont souvent exploitée pour susciter un dévouement sacrificiel à l’État. Ce n’est donc pas un hasard si la propagande nationaliste, partout dans le monde, recourt systématiquement au vocabulaire de la parenté.
« Par la voix de son canon qui nous alerte, la belle France intime à ses enfants de se lever. Autour de nous, les soldats s’arment. En avant, en avant, c’est notre mère qui nous appelle59. » - CHANT DES SOLDATS FRANÇAIS
59 Cité par Shaw et Wong, op. cit., p. 91.
Parenté factice
Songeons à la forte propension des politiciens du monde entier à décrire l’État avec des termes empruntés à la parenté. La nation est la « patrie » ou la « mère patrie ». Ses citoyens sont « nous », des « membres de la famille », nos « frères et sœurs »60. Le fait que des États aussi culturellement différents que la France, la Chine ou l’Égypte recourent à de telles comparaisons n’est pas, à nos yeux, une simple coïncidence rhétorique, mais bien un exemple caractéristique de l’« épigénèse », cette tendance innée, d’origine génétique, qui oriente les humains vers certaines préférences.
60 Voir Billig, op. cit., p. 71.
61 Shaw et Wong, op. cit., p. 106.
Comment fonctionne cette épigénèse ? Le mécanisme d’identification employé pour canaliser la loyauté affective envers l’État-nation s’appuie sur des procédés qui auraient jadis servi de marqueurs de parenté, afin de « relier les préoccupations de fitness inclusive de l’individu » aux intérêts de l’État61. Par exemple, Shaw et Wong mettent en avant cinq procédés d’identification que les États-nations modernes utilisent pour mobiliser leurs populations face aux exogroupes. On trouve :
- une langue commune
- une patrie partagée
- des traits phénotypiques similaires
- un héritage religieux commun
- la croyance en une ascendance commune62
62 Ibid.
De telles caractéristiques auraient évidemment permis de distinguer le noyau ethnique dans les sociétés primitives. Une grande partie du pouvoir de séduction du nationalisme se comprend à la lumière de la manière dont ces procédés d’identification ont été mis en œuvre et habillés du langage de la parenté, comme dans le chant des soldats français cité plus haut. Ces procédés, qui désignent l’État comme la « patrie » ou la « mère patrie », sont répandus dans le monde entier car ils s’avèrent efficaces.
Comptabilité génétique
Le caractère fictif des liens de parenté appliqués à l’État est évident : ils sont dépourvus des variations de degré qui caractérisent la parenté réelle. Même au sein des familles étendues, où tous les membres sont parents, le degré de parenté varie. Les parents et la fratrie sont les plus proches ; les grands-parents et les cousins le sont moins, et les cousins éloignés sont si distants qu’ils ont à peine plus de chances qu’un inconnu de partager un même gène. De plus, les conjoints d’aujourd’hui ne sont généralement pas aussi étroitement apparentés qu’ils pouvaient l’être à l’âge de pierre. Quoi qu’il en soit, la parenté effective se mesure mathématiquement grâce au « coefficient de parenté », un concept établi par Hamilton pour quantifier le chevauchement génétique63.
63 Voir Hamilton, op. cit., et W. D. Hamilton, « The Genetical Evolution of Social Behaviour. I et II », Theoretical Biology, vol. 7, p. 1-16, 17-52.
64 Anderson, op. cit.
À l’inverse, la « famille » nationale est une construction imaginaire qui épouse parfaitement et de manière élastique les frontières de l’État. Tel un fluide, la nationalité s’étend uniformément jusqu’au moindre recoin d’un territoire clairement délimité. Benedict Anderson écrit : « Dans la conception moderne, la souveraineté de l’État opère de façon intégrale, plate et homogène, sur chaque centimètre carré d’un territoire délimité par la loi64. » Et, bien sûr, lorsqu’il s’agit de faire des sacrifices pour l’État, le coefficient de cette parenté imaginaire est toujours égal à un.
Cette assimilation de la fitness inclusive à l’État-nation est intéressante, car elle peut éclairer l’attitude des individus face aux bouleversements du nouveau millénaire. Comme nous l’avons indiqué, avant l’ère de l’information, toutes les formes de société étaient fondées sur un territoire. Elles se structuraient soit autour du territoire d’origine d’un noyau ethnique, soit, à l’instar de l’État-nation, mobilisaient la solidarité du groupe pour défendre un territoire contre les étrangers. Partout, l’ennemi redouté était l’étranger, celui qui vivait au-delà des frontières du territoire. Cette méfiance était logique au regard du postulat de la sélection de la parentèle dans un passé primordial. Lorsque l’humanité a émergé sous sa forme génétique actuelle, les membres de la tribu étaient des parents proches. Ils formaient le noyau d’un groupe ethnique, la « super-famille endogame ».
De plus, pour des raisons économiques pratiques relevant des impératifs de la sélection de la parentèle, un individu avait tout intérêt à associer la prospérité et la survie de ses proches à celles de sa tribu ou super-famille. La prospérité d’un membre d’une tribu de chasseurs-cueilleurs dépendait en effet du succès du groupe tout entier. La propriété individuelle n’existait pas, et il était impensable pour un individu ou une famille de survivre, et encore moins de prospérer, en dehors de la tribu. L’intérêt personnel de chacun coïncidait donc étroitement avec celui du groupe. Comme le formule Hirshleifer : « Dans la mesure où les membres du groupe partagent un même destin ou un même résultat, s’entraider revient à s’aider soi-même65. »
65 Hirshleifer, op. cit., p. 188.
« De toute évidence, l’homme primitif – et on peut considérer que les Lovedu représentent des centaines de peuples similaires – considère comme la norme une société dans laquelle, à tout moment donné, la situation de chacun est exactement égale à celle des autres. » - Helmut Schoeck
Nouvelles circonstances, gènes anciens
Aujourd’hui, la microtechnologie engendre des conditions radicalement différentes de celles pour lesquelles nos gènes de l’âge de pierre nous avaient préparés. La technologie de l’information crée des inégalités économiques d’une ampleur inconnue de nos ancêtres, dans cet âge de pierre pourtant réputé si égalitaire. Elle donne également naissance à des actifs supraterritoriaux, qui contribueront à saper l’incarnation même du groupe, à savoir l’État-nation. Ironiquement, la valeur de ces nouveaux cyberactifs sera sans doute d’autant plus élevée qu’ils seront établis loin de leur lieu d’origine. Cette tendance se confirmera si, comme nous le prévoyons, la montée des inégalités économiques, fruit de l’essor technologique dans les pays riches, suscite une forte réaction. Un tel contexte rendrait les actifs détenus à distance encore plus précieux : non seulement ils seraient moins exposés à la convoitise, mais ils auraient aussi plus de chances d’échapper au principal prédateur d’un individu, à savoir son propre État-nation.
Les déséconomies de la nature et le nationalisme
Il est peut-être révélateur de l’importance de l’épigénèse dans nos comportements que l’on ait si peu relevé l’ironie qu’il y a à appliquer l’identification au groupe à l’État-nation moderne. La logique de la violence à l’époque moderne a eu tendance à contrecarrer l’impulsion même qui, à l’origine, liait la fitness à l’endogroupe. Pourquoi ? Parce qu’au lieu de favoriser la survie et la prospérité des proches dans un monde hostile, l’identification de la fitness inclusive d’un individu à un endogroupe national diluait la portée de tout sacrifice au point de le rendre insignifiant pour sa famille directe. L’État-nation typique était tout simplement trop vaste pour permettre un « coefficient de parenté » statistiquement significatif entre un individu et les autres citoyens de la nation à laquelle il appartenait. Non seulement la proportion de parents proches au sein de l’endogroupe avait-elle chuté de près de 100 % à l’âge de pierre à un niveau infime au XXe siècle, mais le « coefficient de parenté » entre l’individu et le reste de la nation n’était, le plus souvent, guère plus élevé qu’avec l’ensemble de l’espèce humaine. Un endogroupe comptant des dizaines, voire des centaines de millions de membres (ou, comme en Chine, plus d’un milliard) devenait si gigantesque qu’il réduisait l’effet de la fitness inclusive de chaque sacrifice ou bénéfice à une simple goutte d’eau dans l’océan. En toute logique, le nationaliste moderne, contrairement au chasseur-cueilleur de l’âge de pierre, ne pouvait donc plus espérer qu’un geste d’aide ou de sacrifice envers son « endogroupe » améliore de façon significative les chances de survie de sa propre famille.
Bien que les économies nationales soient devenues l’unité de mesure du bien-être à l’ère moderne, le principal obstacle à la réussite de l’individu talentueux – et donc de ses proches – résidait dans les fardeaux imposés au nom de la nation, c’est-à-dire par l’endogroupe lui-même. Du moins, c’était le cas pour ceux dont le comportement relevait davantage d’une sociabilité réciproque que coercitive, pour reprendre les catégories établies par Van Den Berghe66.
66 Van Den Berghe, op. cit., p. 97.
67 J. B. Elshtain, « Sovereignity, Identity, Sacrifice », dans M. Ringrove et A. J. Lerner (dir.), Reimaging the Nation (Buckingham, Angleterre : Open University Press, 1993), souligné par Billig, op. cit.
La logique de l’État-nation veut que le prix ultime de la citoyenneté soit le sacrifice et la mort. Comme l’a relevé Jane Bethke Elshtain, les États-nations endoctrinent leurs citoyens au sacrifice plutôt qu’à l’agression : « Le jeune homme va à la guerre non tant pour tuer que pour mourir, pour abandonner son corps propre au profit de cet ensemble plus vaste qu’est le corps politique67. » L’impulsion au sacrifice n’est pas moins forte en matière fiscale. Payer l’impôt, tout comme porter les armes, constitue un devoir, et non une transaction où l’on cède de l’argent contre un bien ou un service de valeur égale ou supérieure. Le langage courant en témoigne. On parle de « fardeau fiscal », alors qu’on ne parle pas de « fardeau alimentaire » pour les courses, de « fardeau automobile » pour l’achat d’une voiture, ni de « fardeau vacances » pour un voyage, précisément parce que les achats commerciaux correspondent généralement à des échanges équitables. Faute de quoi, les acheteurs s’en abtiendraient.
À cet égard, le nationalisme montre comment l’épigénèse peut inverser la logique de « l’économie de la nature » au sens darwinien. À la différence des chasseurs-cueilleurs de l’Âge de pierre, le principal parasite et prédateur de l’individu, à la fin du XXe siècle, n’était vraisemblablement pas « l’étranger », l’ennemi venu d’ailleurs, mais bien l’incarnation de son propre « endogroupe » : l’État-nation. Le principal avantage des nouveaux actifs transnationaux de l’ère de l’information est donc qu’ils offrent la possibilité de se soustraire à la coercition systématique de l’État-nation où réside l’aspirant « Individu souverain ».
Si notre analyse est correcte, la microtechnologie permettra aux individus d’échapper en grande partie aux charges d’une citoyenneté subordonnée. Ils deviendront les souverains d’eux-mêmes, des individus extranationaux plutôt que de simples sujets au sein d’une nouvelle « Cité virtuelle ». Leur seule allégeance découlera de contrats ou de traités privés, dans une configuration qui n’est pas sans rappeler l’Europe prémoderne, où les marchands obtenaient des chartes pour se prémunir contre « les confiscations arbitraires de biens » et obtenir « l’exemption de la loi seigneuriale »68. Dans la cyberculture, les personnes qui réussissent s’affranchiront des devoirs de la citoyenneté découlant du hasard de la naissance. Elles ne se considéreront plus principalement comme Britanniques ou Américaines. Elles seront des résidentes extranationales du monde, s’installant où elles le souhaitent, dans un ou plusieurs lieux.
68 Voir Abu-Lughod, op. cit., p. 90.
9.9 La cyberéconomie et notre héritage génétique
Le défi, cependant, est que ce miracle technologique et la prospérité économique qui en découle – la capacité d’échapper à la tyrannie du lieu – exigent des individus qu’ils confient une part importante de leurs avoirs et de leur avenir à des inconnus. D’un point de vue strictement génétique, ces inconnus ne seraient d’ailleurs pas nécessairement plus éloignés de nous que la majorité de nos « concitoyens », auxquels nous avons dû nous fier durant plusieurs siècles.
La question est de savoir si les dérives du sentiment d’appartenance à l’État-nation joueront en faveur ou en défaveur de la cyberéconomie. Ceux qui se verront privés des avantages de la redistribution coercitive considéreront-ils la disparition de l’État-nation comme une agression contre les leurs ? Seul le premier quart du nouveau millénaire le dira. Les réactions affectives peuvent être complexes. Le fait que 115 millions de personnes aient donné leur vie au service des États-nations au XXe siècle témoigne avec force de la puissance de l’épigénèse69. Cela montre que beaucoup considéraient la survie de leur nation comme une question de vie ou de mort. Reste à savoir si cette attitude perdurera dans une nouvelle ère, régie par des impératifs mégapolitiques différents.
69 Charles Tilly, « Collective Violence in European Perspective », dans T. R~ Gurr (dir.), Violence in America, vol. 2, Protest, Rebellion, Reform (Newbury Park, Californie : Sage Publications, 1989), p. 93.
70 Tudge, op. cit., p. 168.
Que le sacrifice pour la nation, bien qu’influencé par la génétique, ait souvent contredit le principe évolutif de la sélection de parentèle, indique également que les humains sont suffisamment adaptables pour composer avec des situations qui ne correspondent pas à leur programmation génétique héritée de l’Âge de pierre. Comme l’explique Tudge à propos de la « versatilité extrême » des êtres humains : « Nous sommes l’équivalent animal de la machine de Turing : un dispositif universel qui peut être tourné vers n’importe quelle tâche70. » Quelle dynamique prévaudra lors de la crise de transition à venir ? Sans doute une combinaison des deux.
La marchandisation de la souveraineté elle-même repose sur la volonté de centaines de milliers d’Individus Souverains (et de millions d’autres) de placer leurs actifs dans la First Bank of Nowhere afin de se prémunir de toute contrainte directe. Ce type de confiance n’a pas d’équivalent évident dans notre passé le plus lointain. Les biens, à l’Âge de pierre, étaient rares. Ceux qui existaient étaient conservés par la tribu, une « super-famille endogame » qui se méfiait viscéralement des étrangers. Pourtant, malgré le caractère inédit de la cyberéconomie sur le plan de l’évolution, elle offre aux humains la possibilité d’exploiter leur atout génétique le plus précieux : l’intelligence que leur confère un cerveau surdimensionné. L’élite de l’information saura sans aucun doute reconnaître une telle opportunité.
De plus, la création d’actifs largement immunisés contre toute forme de prédation devrait concrètement se traduire par un accroissement de la fitness inclusive des individus souverains. Bien que la logique économique qui pousse à participer à la cyberéconomie remette en cause la raison d’être de l’État-nation, elle n’en demeure pas moins convaincante, surtout pour les plus compétents.
Pour tirer le meilleur parti de la concurrence entre les juridictions, il faudra être prêt à s’affranchir de l’État-nation et à confier sa protection personnelle à des services de sécurité privés, guidés par les incitations du marché, dans des régions parfois très éloignées de son lieu d’origine. Il sera donc avantageux de maîtriser plusieurs langues et d’adopter une culture cosmopolite, plutôt que de céder au chauvinisme. De même, toute personne qui envisage sérieusement de profiter, pour elle-même et sa famille, du potentiel libérateur de la cyberéconomie, devra commencer à se ménager des points de chute dans différentes juridictions, en plus de celle où elle a bâti sa carrière. Nous abordons plus en détail ces stratégies d’indépendance dans les annexes.
Affinités authentiques
Une nouvelle approche supranationale du monde, accompagnée d’une redéfinition de l’identité, pourrait modifier les coutumes humaines sans pour autant déraciner nos penchants naturels. Ce nouvel équilibre identitaire supranational, qui devrait s’imposer au cours du nouveau millénaire, pourrait rendre l’adaptation au monde à venir plus aisée qu’on ne le pense. À la différence de la nationalité, ces nouvelles identités ne découleront pas de la contrainte systémique qui a imposé l’État-nation et son modèle comme universels au XXe siècle. Dans l’ère nouvelle qui s’annonce, les communautés et les allégeances ne seront plus circonscrites par des frontières territoriales. L’appartenance se fondera sur de véritables affinités, des intérêts partagés ou de réels liens de parenté, plutôt que sur l’illusion de la citoyenneté, patiemment cultivée par la sphère politique traditionnelle. La protection s’organisera selon des modalités inédites, étrangères à la logique de l’arpenteur qui trace des frontières. Les actifs se trouveront de plus en plus dans le cyberespace et non plus dans un lieu physique, favorisant ainsi de nouvelles formes de concurrence pour réduire les « coûts de protection », c’est-à-dire les impôts prélevés par la plupart des juridictions territoriales.
« Les personnes ambitieuses comprennent donc qu’un mode de vie itinérant constitue le prix à payer pour aller de l’avant. »71 – CHRISTOPHER LASCH
71 Christopher Lasch, The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy (New York : W. W. Norton & Company, 1995), p. 5.
9.10 L’ÉVASION DE L’ÉTAT-NATION
Même si l’État-nation s’est imposé avec force comme « groupe d’appartenance » dans l’imaginaire moderne, les individus les plus compétents, y compris ceux qui ne remettent pas encore en question l’utilité de s’affilier à cette onéreuse « communauté imaginée », ne tarderont pas à changer d’avis. De fait, les partisans de l’État-nation critiquent déjà le détachement croissant des élites cognitives. Feu Christopher Lasch, dans sa diatribe intitulée The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy, s’en prend à ceux « dont les moyens de subsistance reposent moins sur la détention de biens que sur la manipulation d’informations »72. Lasch déplore le caractère extranational de l’économie de l’information naissante. Il écrit :
72 Ibid., p. 34.
le marché dans lequel évoluent les nouvelles élites est désormais mondial. Leurs fortunes sont liées à des entreprises qui opèrent par-delà les frontières nationales. Elles s’intéressent plus au bon fonctionnement du système dans son ensemble qu’à chacune de ses composantes. Leurs fidélités – s’il n’est pas anachronique d’employer ce terme dans ce contexte – sont internationales plutôt que régionales, nationales ou locales. Elles ont davantage en commun avec leurs homologues à Bruxelles ou à Hong Kong qu’avec la masse des Américains qui ne sont pas encore reliés au réseau mondial de communications.73
73 Ibid., p. 34-35.
Bien que Lasch soit loin d’être un observateur impartial et cherche manifestement à dresser un portrait peu flatteur de l’élite de l’information, son mépris pour ceux qui s’affranchissent de la tyrannie du lieu témoigne d’une perception des mêmes évolutions que nous mettons en lumière dans cet ouvrage. Ses critiques, tout comme celles de Mickey Kaus (The End of Equality), Michael Walzer (Spheres of Justice) ou Robert Reich (The Work of Nations), viennent confirmer, souvent à contrecœur, des pans entiers de notre analyse — et ce, bien que ces auteurs soient largement réfractaires aux conséquences de la libéralisation des marchés, et plus encore à la dénationalisation des Individus Souverains. Lasch fustige ceux qui nourrissent des ambitions extranationales, « qui aspirent à appartenir à la nouvelle aristocratie du cerveau », parce qu’ils « cultivent des liens avec le marché international de l’argent rapide, du glamour, de la mode et de la culture populaire ». Il poursuit :
On peut se demander s’ils se considèrent encore comme Américains. Certes, le patriotisme ne figure pas en haut de leur échelle des vertus. En revanche, le « multiculturalisme » leur convient parfaitement, évoquant l’image plaisante d’un immense bazar mondial où l’on peut goûter, sans rien remettre en question et sans engagement à long terme, des cuisines exotiques, des styles vestimentaires originaux, des musiques inattendues ou d’étranges coutumes tribales. Les nouvelles élites ne se sentent chez elles qu’en transit, en route pour une conférence de haut niveau, l’inauguration d’une nouvelle franchise, un festival de cinéma international ou une station touristique totalement inexplorée. Leur regard sur le monde est, pour l’essentiel, celui d’un touriste – une perspective peu favorable à un dévouement passionné envers la démocratie.74
74 Ibid., p. 6.
Le nationalisme économique
Les critiques adressées aux « nomades » des communautés virtuelles de l’ère de l’information révèlent une prise de conscience au sein même d’une partie de l’élite : les avantages de cette mobilité l’emportent déjà sur ses inconvénients. Des auteurs comme Lasch et Walzer reconnaissent qu’une analyse lucide des coûts et bénéfices tend à rendre la citoyenneté obsolète pour les plus qualifiés. Ils ne prétendent pas que cette élite de l’information, qu’ils méprisent tant, ait commis une erreur de calcul en privilégiant ses intérêts. Ils n’essaient pas non plus de prouver, tableaux d’intérêts composés à l’appui, que le financement volontaire d’un programme national de sécurité sociale — et a fortiori le paiement de l’impôt sur le revenu — offrirait un meilleur rendement que l’investissement privé. Au contraire, ils savent compter et sont parvenus aux mêmes conclusions que nous. Mais plutôt que d’admettre la logique subversive de la rationalité économique, ils s’en indignent et qualifient de « trahison » le fait que l’élite s’affranchisse de la tyrannie du lieu pour abandonner « les laissés-pour-compte »75.
75 Ibid., p. 21.
76 Ibid., p. 21.
À l’instar de Pat Buchanan, les sociaux-démocrates sont des nationalistes économiques qui exècrent la primauté des marchés sur la politique. Ils dénoncent « la nouvelle aristocratie du cerveau », car elle s’affranchit des contraintes géographiques et se désintéresse des masses — du moins, de ce qu’ils estiment être l’intérêt général. Bien qu’ils n’identifient pas encore clairement le phénomène de dénationalisation de l’individu, ils s’indignent déjà de ses premiers signes. Walzer parle ainsi d’un « impérialisme du marché », en référence à la propension de l’argent à « s’infiltrer de l’autre côté des frontières » pour acheter ce qui, selon Lasch, « ne devrait pas être à vendre », comme l’exemption du service militaire76. On remarquera l’invocation réactionnaire du service militaire national comme un territoire sacré où l’argent et les marchés ne devraient pas avoir leur place.
Ces critiques envers l’élite de l’information préfigurent la réaction populaire qui s’opposera à l’émergence des Individus Souverains au cours du prochain millénaire. À mesure que des options de protection régies par le marché se multiplieront, un nombre croissant de personnes compétentes réalisera que les avantages supposés de la nationalité sont en grande partie illusoires. Il en résultera non seulement une meilleure évaluation des coûts d’opportunité liés à la citoyenneté, mais aussi de nouvelles manières de voir les questions dites « politiques » ou « économiques ». Pour la première fois, « un entrepreneur individuel agissant seul » pourra moduler ses coûts de protection en changeant de juridiction, sans attendre qu’une « décision et une action collectives » les lui imposent, pour reprendre les mots de Frederic C. Lane sur un ancien dilemme77.
77 Lane, « The Economic Meaning of War », dans Venice and History: The Collected Papers of Frederic C. Lane, p. 385.
78 Voir Thomas L. Friedman, « Don’t Leave Globalization’s Losers Out of Mind », International Herald Tribune, 18 juillet 1996, p. 8.
Lorsque le prix de la protection sera soumis « au principe de substitution », la froide arithmétique de la contrainte apparaîtra au grand jour, intensifiant le conflit entre la nouvelle élite cosmopolite de l’ère de l’information et les « pauvres de l’information », c’est-à-dire ceux qui, dans le reste de la population, ne maîtrisent pas plusieurs langues, n’excellent pas dans la résolution de problèmes et ne possèdent aucune compétence monnayable à l’échelle mondiale. Ces « perdants » ou « laissés-pour-compte », pour reprendre l’expression de Thomas L. Friedman, continueront sans doute de lier leur sort à la vie politique des États-nations actuels78.
9.11 La plupart des programmes politiques seront réactionnaires
La plupart des gens animés par un projet politique fervent, qu’il soit nationaliste, écologiste ou socialiste, s’uniront pour défendre l’État-nation vacillant à l’aube du XXIe siècle. Avec le temps, il deviendra de plus en plus évident que la survie de l’État-nation et du sentiment nationaliste est la condition sine qua non au maintien de la contrainte politique. Comme le souligne Billig, le nationalisme « est la condition des stratégies (politiques) conventionnelles, quelles que soient leurs tendances »79. Par conséquent, la part du nationalisme au sein de tous les programmes politiques est appelée à prendre de l’ampleur dans les années à venir. Les écologistes, par exemple, mettront davantage l’accent sur la protection de la « Mère Patrie » que sur celle de la « Mère Terre ». Pour des raisons que nous examinerons plus tard, la nation et la citoyenneté revêtiront un caractère particulièrement sacré aux yeux de ceux qui attachent une grande importance à l’égalité. Plus qu’ils ne le soupçonnent peut-être aujourd’hui, ils en viendront à souscrire à la réflexion de Christopher Lasch qui, reprenant Hannah Arendt, affirme : « C’est la citoyenneté qui confère l’égalité, et non l’égalité qui crée le droit à la citoyenneté »80.
79 Billig, op. cit., p. 99.
80 Lasch, op. cit., p. 88.
La privatisation de la souveraineté sapera la primauté accordée à l’égalité à l’ère industrielle, en rompant le lien qui unissait les créateurs de richesse à la nation ou au territoire. La citoyenneté ne sera plus un mécanisme de redistribution fondé sur l’égalité du droit de vote à l’intérieur d’un territoire délimité. Cela portera un nouveau coup à la vision progressiste de l’histoire. Contrairement aux aspirations des prétendues avant-gardes du début du XXe siècle, le libre marché, loin de péricliter avec le temps, s’est imposé comme le grand vainqueur. Les marxistes prévoyaient l’extinction du capitalisme, qui n’a jamais eu lieu, pour en conclure à la disparition de l’État-nation et à l’émergence d’une conscience de classe universelle parmi les travailleurs. En réalité, c’est bien l’État qui est voué à s’effacer, mais d’une manière très différente. On assiste à un phénomène diamétralement opposé à celui que ces théoriciens anticipaient. Le triomphe du capitalisme entraînera l’apparition d’une conscience globale, ou extranationale, chez les capitalistes, dont beaucoup deviendront des Individus Souverains. Loin de se reposer sur l’État pour discipliner les ouvriers, ainsi que l’imaginaient les marxistes, les personnes les plus talentueuses et les plus fortunées ont en réalité été les principales victimes de la coercition de l’État-nation. Ce sont elles, de toute évidence, qui ont le plus à gagner en s’affranchissant du nationalisme dans un monde où les marchés l’emportent sur la contrainte.
Pas immédiatement, peut-être, mais bientôt – d’ici une génération tout au plus – la quasi-totalité de l’élite de l’information choisira d’établir ses activités dans des juridictions à faible fiscalité, voire exemptes d’impôts. À mesure que l’ère de l’information transformera la planète, elle offrira une leçon implacable sur la puissance des intérêts composés. Dans quelques années, et plus encore dans quelques décennies, chacun comprendra qu’une personne talentueuse peut accumuler un patrimoine nettement supérieur et mener une vie plus agréable en se soustrayant à la lourde fiscalité des États-nations. Nous avons déjà mentionné l’ampleur considérable des charges que les grands États-nations imposent, mais comme la question est souvent mal comprise et reste capitale, il convient d’insister à nouveau sur le coût d’opportunité lié à la nationalité.
Coûts d’opportunité
Loin de pâtir de la perte ou de la réduction des services publics financés par une fiscalité élevée, l’élite de l’information prospérera comme jamais auparavant. Rien qu’en échappant à la pression fiscale qu’elle subit aujourd’hui, elle disposera de moyens considérables pour améliorer le bien-être matériel de sa famille. Comme nous l’avons vu, un impôt annuel de 5 000 dollars réduit votre patrimoine futur de 2,4 millions de dollars, sur la base d’un rendement de 10 %. Si ce rendement atteint 20 %, ces mêmes 5 000 dollars d’impôts annuels représentent une perte de 44 millions de dollars sur quarante ans. Autrement dit, verser 5 000 dollars d’impôts par an représente un manque à gagner de plus d’un million de dollars par an. À ce rythme, 250 000 dollars d’impôts annuels équivalent à une perte de plus de 50 millions de dollars par an, soit 2,2 milliards de dollars sur une vie. Et bien entendu, si vous percevez un revenu particulièrement élevé, ne serait-ce que quelques années et surtout en début de carrière, la perte de richesse causée par une fiscalité prédatrice n’en sera que plus vertigineuse.
Nous avons nous-mêmes constaté qu’il est possible d’obtenir des rendements supérieurs à 20 %. Nos collègues de Lines Overseas Management, établis aux Bermudes, ont enregistré des rendements à trois chiffres — avec une moyenne de 226 % par an — pendant les années où nous écrivions ce livre. Leur expérience confirme ce que les chiffres démontrent : pour de nombreuses personnes à hauts revenus et détentrices de capitaux, la fiscalité prédatrice représente, sur toute une vie, un coût total équivalant à une fortune considérable.
Un individu à hauts revenus, imposé au taux de Hong Kong, pourrait se retrouver mille fois plus riche qu’une personne affichant les mêmes revenus bruts, mais taxée selon les barèmes nord-américains ou européens. Subir les prélèvements d’une juridiction à forte imposition revient à disputer une course en essuyant des tirs à chaque foulée. Si vous pouviez participer à la même course, protégé et libre de vos mouvements, vous iriez bien plus loin, et bien plus vite.
Les Individus Souverains de demain incarneront cet esprit « nomade » qui indigne tant Christopher Lasch et les autres détracteurs de l’élite de l’information. Ils parcourront le monde en quête des juridictions les plus avantageuses où s’établir. Si cette démarche contredit la logique nationaliste, elle repose sur une logique économique implacable. Un écart de rendement net de 10 %, et à plus forte raison un rapport de un à dix, motivera souvent les individus à changer de mode de vie, de méthode de production, voire de lieu de résidence. L’histoire de la civilisation occidentale est une suite de mutations, où les individus et les capitaux ont constamment migré vers de nouvelles opportunités, au gré de conditions méganomiques fluctuantes. Un différentiel de rendement d’un facteur mille constitue sans doute l’incitation la plus puissante qui soit pour pousser des acteurs rationnels à se déplacer. Autrement dit, la plupart des gens, en particulier ceux que Thomas L. Friedman qualifie de « perdants et laissés-pour-compte », accepteraient volontiers de quitter n’importe quel État-nation pour 50 millions de dollars, sans même parler des sommes bien plus considérables que les États-nations prélèvent sur le 1 % des contribuables les plus riches. L’avènement d’Individus Souverains capables de choisir leur juridiction est donc l’une des prédictions les plus fiables que l’on puisse faire.
9.12 La commercialisation de la souveraineté
Du point de vue d’une analyse coûts-avantages, la citoyenneté était déjà un marché de dupes à la fin du XXe siècle. Un document parlementaire involontairement comique, intitulé « Is the Queen an Australian Citizen? » et rédigé par Ian Ireland pour le Service de recherche parlementaire australien en août 199581, l’illustrait à merveille. Ireland y analyse la loi australienne de 1948 sur la citoyenneté et détaille les quatre voies d’accès à la citoyenneté australienne. Celles-ci sont comparables aux possibilités offertes dans la plupart des grands États-nations :
81 Ian Ireland, « Is the Queen an Australian Citizen? », Parliamentary Research Service, Australia, n° 6, 28 août 1995.
- citoyenneté par naissance
- citoyenneté par adoption
- citoyenneté par filiation
- citoyenneté par naturalisation
Rien de surprenant a priori, si ce n’est que cette distinction met en évidence la différence entre souveraineté et citoyenneté. Comme l’affirme Ireland, « Selon les concepts juridiques et politiques traditionnels, le monarque est souverain et le peuple est son sujet. Les sujets doivent allégeance et soumission au monarque. » Partant du constat évident que la reine Élisabeth II est souveraine, il en conclut qu’« on peut soutenir que la reine n’est pas citoyenne australienne »82.
82 Ibid., p. 2.
Effectivement, elle ne l’est pas. La reine, que Dieu lui prête longue vie, a la chance de ne pas avoir à se soucier de la citoyenneté. Elle est souveraine, la Souveraine de ses sujets. Comme quelques autres monarques de par le monde, la reine est souveraine de naissance, un statut hérité de coutumes bien antérieures à l’ère moderne. L’institution monarchique est ancienne : elle remonte aux premières traces de l’histoire humaine. Les pays qui ont conservé la monarchie doivent leur forme actuelle à cette histoire séculaire ; cette institution continue de façonner leur société, notamment en matière de prestige, même si son pouvoir politique est aujourd’hui limité. Les individus de l’ère postmoderne, dépourvus d’un tel privilège de naissance, devront élaborer de nouveaux fondements juridiques pour la souveraineté de facto que leur offrira la technologie de l’information.
Les Individus Souverains devront également affronter les affres de l’envie — un problème que connaissent parfois les monarques, mais que ressentiront plus vivement ceux qui, ne jouissant d’aucune vénération traditionnelle, « inventeront » leur propre souveraineté. Comme le souligne Helmut Schoeck dans son étude approfondie, Envy, « Lorsqu’il n’existe qu’un seul roi, un seul président, en d’autres termes, lorsqu’une position particulière n’est occupée que par une seule personne, celle-ci peut mener une vie qui, même sous une forme plus modeste, susciterait l’indignation au sein de la même société si elle était adoptée par d’autres individus d’un groupe plus vaste, qu’il soit professionnel ou social »83. En tant qu’incarnation de la nation, les monarques bénéficient d’une certaine immunité face à l’envie, une immunité dont ne jouiront pas d’emblée les Individus Souverains.
83 Schoeck, op. cit., p. 265.
Les « laissés-pour-compte » de la société de l’information ne manqueront pas d’envier et de haïr le succès des « gagnants », d’autant que la montée en puissance des marchés annonce un monde où le vainqueur rafle toute la mise. La rémunération dépendra de moins en moins de la performance absolue et de plus en plus de la performance relative, comme c’est déjà le cas dans de nombreuses professions intellectuelles ou artistiques, où les écarts de revenus entre l’élite et la moyenne sont abyssaux. Ainsi, un ouvrier d’usine était rémunéré au temps de présence ou à la pièce. Dans la création de valeur immatérielle, comme pour une représentation d’opéra, la différence de talent entre des individus utilisant les mêmes outils peut être considérable : celui qui « chante faux », même s’il est consciencieux, ne touchera jamais de cachets mirobolants, tandis que les meilleurs s’arrogeront l’essentiel des gains. Avec la concurrence mondiale, la rémunération du travail non qualifié est vouée à baisser. Les talents moyens deviendront pléthore, y compris dans des pays où la main-d’œuvre se monnaye à bien plus bas prix que dans les grandes puissances industrielles. Les perdants seront ces sportifs de niveau moyen, qui n’ont pas le talent pour jouer en première division : au lieu de gagner des millions de dollars par an en enchaînant les buts, ils ne toucheront guère que 25 000 $, sans revenus publicitaires ni sponsors. D’autres n’auront même pas cette chance.
« Lorsqu’un pays s’intègre au marché mondial, ceux qui possèdent les compétences pour en bénéficier s’enrichissent, tandis que les autres deviennent les perdants, les laissés-pour-compte. Généralement, un parti […] prétend pouvoir défier la mondialisation ou, du moins, en soulager les maux. C’est le cas de Pat Buchanan aux États-Unis, des communistes en Russie et, aujourd’hui, du Parti du Bien-Être islamique ici, en Turquie. Ce qui se passe en Turquie est donc bien plus complexe qu’une simple prise de pouvoir par des fondamentalistes. C’est le résultat d’une mondialisation galopante qui multiplie le nombre de perdants, d’une démocratisation qui leur octroie le droit de vote, et de partis religieux qui instrumentalisent habilement cette conjonction pour conquérir le pouvoir »84 – THOMAS L. FRIEDMAN
84 Friedman, op. cit.
85 James Dale Davidson, The Squeeze (New York : Summit Books, 1980), p. 38-55.
Qui seront les perdants de l’Ère de l’information ? En règle générale, les bénéficiaires nets de la redistribution publique. Ils ne pourront guère accroître leurs revenus en changeant de juridiction, car leurs ressources dépendent de dispositifs politiques nationaux plutôt que de la valorisation de leurs compétences sur le marché. La réduction, voire la suppression, des impôts qui pèsent sur leur patrimoine ne leur apportera que peu de bénéfices, puisque la contrepartie d’un tel allègement fiscal sera la diminution parallèle des aides sociales. Leurs revenus chuteront, car ils ne pourront plus s’appuyer sur la force coercitive de l’État pour prélever une part des richesses produites par des individus plus productifs. Quant à ceux qui, dépourvus d’épargne, comptent sur l’État pour leurs retraites et leur couverture médicale, ils subiront très probablement une baisse de leur niveau de vie. Cette diminution de revenus équivaut à la dévalorisation rapide de ce que l’écrivain financier Scott Burns a qualifié de capital « transcendantal » ou politique85. Ce capital imaginaire ne repose pas sur la détention d’actifs réels, mais sur le droit de percevoir un flux de revenus garanti par la loi. On pourrait, par exemple, convertir les prestations attendues d’un programme public en une obligation, valorisée aux taux d’intérêt en vigueur. Cette obligation fictive, adossée à la « communauté imaginée », constitue un capital transcendantal. Or, celui-ci s’effondrera brutalement avec la « grande transformation », car elle privera les États des moyens de prélever les fonds nécessaires pour honorer leurs engagements.
« Aux frontières et en haute mer, là où personne n’exerçait durablement le monopole de la violence, les marchands évitaient de payer des rançons trop élevées, car ils pouvaient trouver ailleurs une protection efficace à meilleur prix. »86 – FREDERIC C. LANE
86 Lane, « Economic Consequences of Organized Violence », p. 404.
Nul doute que l’élite de l’ère de l’information saura saisir les perspectives de libération et de souveraineté individuelle offertes par la cyberéconomie. Inversement, il faut s’attendre à ce que les « laissés-pour-compte » sombrent dans un nationalisme exacerbé et un ressentiment grandissant, à mesure que l’impact des technologies de l’information s’intensifiera au cours du nouveau millénaire. Il est difficile de prévoir à quel stade précis la situation basculera. Nous estimons que les tensions atteindront un point de rupture lorsque les nations occidentales commenceront à se disloquer de manière irréversible, à l’instar de l’ex-URSS.
Parallèlement, chaque effondrement d’un État-nation encouragera de nouvelles dévolutions de pouvoir et l’avènement des Individus Souverains. Nous prévoyons la multiplication d’entités souveraines, avec l’émergence de dizaines d’enclaves et de juridictions semblables à des cités-États sur les ruines des anciennes nations. Parmi ces nouvelles entités, beaucoup proposeront un « tarif de protection » très compétitif, avec une fiscalité faible ou nulle sur le revenu et le capital. Elles y seront presque contraintes, car les États-nations de l’OCDE ont toujours appliqué des niveaux d’imposition bien plus élevés. D’un point de vue purement commercial, le segment de marché le moins bien desservi à l’heure actuelle est celui de la « haute efficacité » à « bas prix ». Quiconque souhaite payer le prix fort pour des services publics étendus et coûteux peut déjà le faire. La stratégie la plus profitable pour une micro-souveraineté consistera donc presque certainement à offrir des services essentiels à la fois performants et peu onéreux. Il serait en effet très difficile pour un tel micro-État de rivaliser avec les États-nations restants sur l’étendue des prestations, car ces derniers ne disparaîtront pas du jour au lendemain. En revanche, il est possible de garantir un ordre public acceptable à un coût relativement faible. Si les vieux pays industriels se retrouvent, comme nous le supposons, gangrenés par les tensions sociales et une criminalité élevée, l’accès à un environnement sûr attirera bien davantage les résidents potentiels qu’un programme spatial, un musée national des femmes ou des dispositifs de reconversion pour cadres désœuvrés.
9.13 La dénationalisation de l’individu
À mesure qu’émergeront de nouvelles institutions proposant des alternatives aux services monopolisés par les gouvernements, à commencer par la protection, la citoyenneté perdra de son attrait et de sa pertinence. Les individus auront ainsi la possibilité de ne plus se définir principalement par leur nationalité. Toutefois, la citoyenneté ne sera pas reléguée au second plan du jour au lendemain. Notre vie quotidienne est jalonnée d’innombrables messages, souvent implicites, qui nous rappellent sans cesse « notre nationalité », rendant toute amnésie sur ce point improbable. Pour beaucoup, la nationalité reste une composante essentielle de l’identité. « Nous » avons appris à voir le monde sous l’angle de la nationalité. C’est « notre » pays, « nous » envoyons des athlètes aux Jeux olympiques et, lorsqu’ils gagnent, c’est le drapeau de « notre » pays qui est hissé et l’hymne national qui retentit. « Nous » la considérons comme « notre » victoire, bien qu’il soit difficile de déterminer notre contribution réelle à ce succès, au-delà du simple fait de résider sur le même territoire que ces athlètes.
Du « nous » à la première personne du singulier
L’essor des technologies de l’information facilitera l’adoption d’une vision globale et le recours à des mécanismes permettant aux Individus Souverains d’échapper à la lourde fiscalité des États. Dans les décennies à venir, la personnalisation de l’information supplantera sa diffusion de masse. Les implications sont considérables. Ce changement marque, dans l’imaginaire de millions de personnes, le passage d’une perspective à la première personne du pluriel à celle du singulier. Dès lors que chacun pourra devenir son propre rédacteur en chef, en sélectionnant les sujets qui l’intéressent réellement, il sera moins enclin à se laisser convaincre de la nécessité de se sacrifier pour l’État-nation. La privatisation de l’éducation, également facilitée par la technologie, aura un effet similaire. Au Moyen Âge, l’éducation dépendait largement de l’Église. À l’ère moderne, elle a basculé sous le contrôle de l’État. Pour reprendre l’expression d’Eric Hobsbawm, « l’enseignement d’État a transformé les paysans en Français »87. À l’Ère de l’information, l’éducation sera privatisée et individualisée. Elle ne sera plus lestée des considérations politiques typiques de l’époque industrielle. Le nationalisme ne s’immiscera plus dans tous les aspects de l’expérience scolaire et de la vie intellectuelle.
87 Eric Hobsbawm, « The Nation as Invented Tradition », dans Hutchinson and Smith, Nationalism, p. 77.
L’essor d’Internet et du World Wide Web diminuera également l’importance du lieu géographique dans les échanges commerciaux. Il permettra la création d’adresses individuelles déconnectées de tout territoire. Les services de téléphonie par satellite supplanteront les réseaux filaires géographiquement ancrés et leurs indicatifs nationaux. Chaque individu disposera de son propre numéro de téléphone mondial, à l’instar d’une adresse Internet, qui permettra de le contacter n’importe où. Les monopoles postaux nationaux s’effondreront rapidement, laissant place à des réseaux privés internationaux sans attache exclusive à un État-nation particulier.
Ces changements, à première vue anodins, contribueront à affranchir non seulement l’élite cognitive, mais aussi le consommateur ordinaire, de leur ancrage systématique dans l’État-nation. Cette démystification de la citoyenneté deviendra d’autant plus tangible que la pratique rejoindra la théorie, notamment avec l’avènement de la cybermonnaie, des services cyberbancaires et d’un marché boursier mondial non réglementé, entièrement en ligne. Une telle évolution limitera la capacité des gouvernements voraces à confisquer les richesses de leurs « citoyens ».
Les États les plus puissants formeront probablement un cartel pour préserver une fiscalité élevée et la monnaie fiduciaire. Ils coopéreront pour limiter le chiffrement et empêcher leurs citoyens de recourir à l’évasion fiscale, mais leur tentative est vouée à l’échec. Les individus les plus productifs de la planète finiront par conquérir leur liberté économique. Il est d’ailleurs peu probable que l’État parvienne à retenir physiquement à l’intérieur de ses frontières tous ceux qu’il souhaite maintenir dans son giron fiscal. L’impuissance même des gouvernements à endiguer l’immigration clandestine démontre leur incapacité à empêcher les plus fortunés de partir. Les riches se montreront tout aussi déterminés à quitter le pays que les aspirants chauffeurs de taxi ou serveurs l’ont été pour y entrer.
Pour la première fois depuis la souveraineté fragmentée du Moyen Âge, les frontières ne seront plus aussi clairement délimitées. Plutôt que d’hériter de dettes par le simple hasard de leur naissance, un nombre croissant d’Individus Souverains tirera parti de cette fluidité pour se soustraire à ses obligations fiscales et troquer la nationalité contre un statut de client. Ils négocieront des accords fiscaux personnels, semblables à ceux que l’on peut obtenir en Suisse, comme nous l’avons vu au chapitre 8. En règle générale, ce type d’accord privé avec les cantons francophones de Suisse autorise une personne ou une famille à y résider en échange d’un impôt annuel fixe de 50 000 francs suisses (environ 45 000 dollars). Il ne s’agit pas d’un taux fixe en pourcentage, mais d’une somme forfaitaire qui ne tient pas compte des revenus. Si un couple gagne 50 000 francs suisses (45 000 $) par an, le taux d’imposition est de 100 %. Avec 500 000 francs suisses de revenus annuels, ce taux tombe à 10 %. À 5 000 000, il n’est plus que de 1 %. Et à 50 millions, il atteint à peine 0,1 %. Si cette formule peut sembler extrêmement avantageuse par rapport au taux marginal de 58 % en vigueur à New York, elle ne fait que révéler l’ampleur du monopole et de la surfacturation des services publics à l’ère industrielle.
En réalité, 50 000 francs suisses représentent bien plus que le coût réel de services publics utiles et de qualité. La Suisse réalise sans doute un profit substantiel sur chaque millionnaire qui vient s’y établir et qui s’acquitte de cette redevance annuelle de 50 000 francs pour jouir d’un tel privilège. Le coût marginal pour accueillir un millionnaire supplémentaire est, dans bien des cas, proche de zéro. Le bénéfice annuel pour l’administration avoisine donc les 50 000 francs. Un service dont le prix pourrait être réduit de moitié tout en garantissant à son fournisseur une marge de près de 100 % relève clairement d’un monopole à la tarification abusive. Le fait révélateur n’est pas tant qu’un taux dégressif en pourcentage du revenu soit appliqué dans un cas précis, mais qu’il ait pu sembler « juste », au XXe siècle, que des personnes différentes paient des sommes exorbitantes pour les mêmes services publics. Fait plus paradoxal encore : les plus grands utilisateurs de services publics sont souvent ceux qui y contribuent le moins, tandis que les plus gros contributeurs en sont les moins grands bénéficiaires. Quoi qu’il en soit, ces enclaves et micro-juridictions à venir représenteront un avantage considérable pour les Américains à hauts revenus, leur permettant d’économiser des dizaines de millions de dollars sur une vie. À moins que la fiscalité américaine ne devienne plus compétitive et que l’impôt ne soit plus assis sur la nationalité, les esprits lucides renonceront à la citoyenneté américaine, en dépit de la « loi de sortie » de l’ère Clinton, et lui préféreront un passeport moins contraignant.
Les gouvernements de l’ère industrielle ont tarifé leurs services non pas en fonction de leur coût ou de leur valeur, mais selon la capacité de paiement du contribuable. La transition vers une tarification marchande des services publics offrira une protection de meilleure qualité pour un coût bien inférieur à celui qu’impose l’État-nation traditionnel.
La citoyenneté rejoindra la chevalerie dans les archives du passé
À terme, la citoyenneté est vouée à suivre le même chemin que la chevalerie. Une fois les mécanismes de protection réorganisés, l’idéologie et les justifications qui les sous-tendent évolueront inéluctablement. Il y a cinq cents ans, à la fin du Moyen Âge, lorsque la protection en échange d’un service personnel cessa d’être rentable, la chevalerie fut logiquement abandonnée. Les serments d’allégeance et les obligations de fidélité ne furent plus pris aussi au sérieux qu’au cours des cinq siècles précédents. Aujourd’hui, la technologie de l’information promet d’exercer le même effet corrosif sur la citoyenneté. Les États-nations et leur rhétorique nationaliste perdront leur aura, tout comme le monopole de l’Église s’était évanoui cinq siècles plus tôt. Même si les conservateurs tenteront de diaboliser les innovateurs et de raviver la ferveur nationale, nous doutons que l’État-nation, privé de sa justification mégapolitique, puisse mobiliser suffisamment pour rivaliser avec la dynamique de marché impulsée par les technologies de l’information. Dans un monde de gouvernements en faillite, la plupart des esprits pragmatiques préféreront être traités comme des clients de services de protection plutôt que d’être rançonnés en tant que citoyens.
Les riches pays de l’OCDE imposent de lourdes charges fiscales et réglementaires à quiconque y réside et y exerce une activité économique. Par le passé, cette situation était tolérable tant qu’il n’existait aucune alternative comparable en matière de confort et de sécurité. Ce temps est révolu. Le privilège de résider dans les États-nations les plus prospères ne justifie plus le fardeau fiscal et réglementaire qu’il impose. Et à mesure que la concurrence entre les juridictions s’intensifiera, ce privilège deviendra de plus en plus indéfendable. Les individus disposant de revenus et de capitaux suffisants pour prospérer dans l’environnement concurrentiel de l’ère de l’information auront la liberté de s’installer où bon leur semble et de mener leurs activités partout dans le monde. La multi-résidence leur permettra de tirer le meilleur parti de chaque juridiction, et seuls les plus patriotes ou les plus naïfs resteront dans les pays à forte fiscalité.
C’est pourquoi il faut s’attendre à ce qu’un ou plusieurs États-nations mènent des actions secrètes pour rendre la vie nomade moins attractive. Par exemple, une épidémie mortelle, issue d’une arme biologique, pourrait en dissuader plus d’un de se déplacer. Outre la peur qu’elle susciterait, une telle épidémie pourrait amener de nombreux pays à fermer leurs frontières pour freiner les déplacements de population.
L’inconvénient de la fiscalité fondée sur la nationalité
Sauf revirement politique aussi radical qu’improbable, l’investisseur ou l’entrepreneur qui réussit à l’ère de l’information s’acquittera, sa vie durant, d’une pénalité se chiffrant en dizaines, voire en centaines de millions ou même en milliards de dollars, pour résider dans des pays dont le régime fiscal s’apparente à ceux qui ont pourtant garanti les plus hauts niveaux de vie au XXe siècle.
Sans un tel changement, cette pénalité sera d’autant plus lourde pour les Américains. Les États-Unis sont l’une des trois seules juridictions au monde à imposer leurs ressortissants en fonction de leur nationalité plutôt que de leur lieu de résidence. Les deux autres sont les Philippines, une ancienne colonie américaine, et l’Érythrée, dont l’un des dirigeants en exil a subi l’influence de l’IRS durant la longue rébellion contre la domination éthiopienne. L’Érythrée applique désormais un impôt sur la nationalité de 3 %. Bien que ce taux ne soit qu’une pâle copie de ceux en vigueur aux États-Unis, ce fardeau fait déjà de la citoyenneté érythréenne un handicap à l’ère de l’information. La législation actuelle fait de la citoyenneté américaine un handicap plus grand encore. L’IRS est, pour ainsi dire, l’un des principaux produits d’exportation de l’Amérique. Plus que n’importe quel autre pays, les États-Unis étendent leur emprise aux quatre coins du globe pour prélever l’impôt sur le revenu de leurs ressortissants.
Imaginez qu’un Boeing 747, transportant un investisseur de chaque juridiction existante sur Terre, atterrisse dans un pays nouvellement indépendant. Si chacun de ces investisseurs risquait 1 000 dollars dans une nouvelle entreprise au sein de cette économie naissante, tout gain potentiel exposerait l’Américain à un impôt bien plus lourd que celui de ses homologues. En effet, une fiscalité spécifique et pénalisante sur les investissements étrangers, telle que la taxation PFIC, combinée à l’impôt sur la nationalité, peut se traduire par des charges fiscales dépassant 200 % sur les actifs détenus à long terme hors des États-Unis. Un Américain qui réussit pourrait donc alléger sa charge fiscale globale sur toute une vie en devenant citoyen de n’importe laquelle des quelque 280 autres juridictions que compte la planète.
Les États-Unis possèdent le système fiscal le plus prédateur au monde, ciblant particulièrement les plus fortunés. Qu’ils résident aux États-Unis ou à l’étranger, les Américains sont davantage traités comme des « actifs » que comme des « clients », et ce, plus que les ressortissants de tout autre pays. Le régime fiscal américain est donc encore plus anachronique et incompatible avec la réussite à l’ère de l’information que ceux des États-providence à forte imposition, comme la Scandinavie. Les citoyens danois ou suédois, par exemple, ne rencontrent que peu d’obstacles juridiques s’ils souhaitent jouir de l’autonomie croissante que la technologie leur offre. S’ils veulent négocier leur taux d’imposition, ils sont libres de conclure un accord fiscal privé avec la Suisse ou de s’installer aux Bermudes pour ne payer aucun impôt sur le revenu. Un Suédois ou un Danois qui accepte de payer des impôts élevés parce qu’il estime que le modèle social scandinave en vaut le prix fait, en réalité, un choix. Il peut opter pour n’importe quel taux d’imposition en vigueur dans une autre juridiction, qu’elle soit jugée « civilisée » ou non. Pour changer de régime fiscal, il lui suffit de déménager. La technologie rend ce choix de plus en plus simple. Pourtant, cette option est refusée aux Américains. Posséder un passeport américain est voué à devenir un obstacle majeur à la réalisation du potentiel d’autonomie individuelle offert par la révolution de l’information. Naître Américain à l’ère industrielle était une aubaine. Mais aux premières heures de l’ère de l’information, ce statut s’est déjà mué en un handicap financier se chiffrant en millions de dollars.
Pour comprendre l’ampleur de ce handicap, prenons une comparaison. En partant d’hypothèses raisonnables, un Néo-Zélandais affichant des performances avant impôt identiques à celles du 1 % des Américains les plus riches paierait si peu d’impôts en comparaison que la seule capitalisation de ses économies fiscales suffirait à le rendre plus riche que son homologue américain ne le sera jamais. Au terme de sa vie, le Néo-Zélandais disposerait de 73 millions de dollars de plus à transmettre à ses enfants ou petits-enfants. Et la Nouvelle-Zélande n’est même pas considérée comme un paradis fiscal notoire. Plus de quarante autres juridictions imposent encore moins les revenus et le capital. Si notre raisonnement est juste, le nombre de juridictions à faible imposition est appelé à croître plutôt qu’à diminuer. Chacune d’elles offrira, en tant que lieu de résidence, un avantage de plusieurs dizaines, voire centaines de millions de dollars sur toute une vie par rapport aux États-Unis. À moins d’une réforme rendant la fiscalité américaine plus compétitive et la détachant du critère de nationalité, les individus les plus clairvoyants renonceront à leur citoyenneté, malgré les entraves imposées par la « taxe de sortie » du président Clinton.
Dans l’ère de l’information, la concurrence permettra de générer des revenus élevés presque partout. En effet, le « monopole géographique » qui permettait aux États-nations d’imposer une lourde fiscalité sera anéanti par la technologie. Il est même déjà en train de s’effondrer. Conséquence de cette érosion, il est quasiment certain que les individus les plus entreprenants et les plus compétents fuiront les pays à la fiscalité confiscatoire. Pour reprendre les mots de Norman Macrae, ancien rédacteur en chef de The Economist, ces pays « seront habités par des laissés-pour-compte, principalement des nuls ».
« [D’ici 2012,] les dépenses projetées pour les prestations et les intérêts sur la dette nationale absorberont l’intégralité des recettes fiscales fédérales… Il ne restera pas un centime pour l’éducation, les programmes pour les enfants, les autoroutes, la défense nationale ou tout autre programme discrétionnaire. »
– COMMISSION BIPARTISANE SUR LES PRESTATIONS ET LA RÉFORME FISCALE AUX ÉTATS-UNIS
La fuite des plus riches hors des États-providence avancés interviendra au plus mauvais moment sur le plan démographique. Au début du XXIe siècle, les imposantes populations vieillissantes d’Europe et d’Amérique du Nord découvriront qu’elles n’ont pas l’épargne nécessaire pour couvrir leurs frais médicaux et financer leur retraite. Par exemple, 65 % des Américains n’ont aucune épargne-retraite. Aucune. Et ceux qui en ont n’ont pas épargné suffisamment. L’Américain moyen, à 65 ans, devra faire face à plus de 200 000 $ de frais médicaux jusqu’à sa mort, pour un patrimoine net inférieur à 75 000 $. Même la minorité bénéficiant de retraites privées ne sera pas pour autant à l’abri du besoin. En effet, la pension moyenne ne remplacera que 20 % du revenu perçu avant la retraite. L’essentiel de l’actif du retraité moyen n’est pas une richesse tangible, mais un « capital transcendantal » : la valeur actualisée des prestations sociales escomptées. La plupart des gens ont été habitués à compter sur ces transferts pour pallier l’insuffisance de leurs ressources propres. Le problème est que ces transferts pourraient ne jamais se matérialiser. Les régimes de retraite par répartition ne disposeront ni des liquidités ni des ressources nécessaires pour honorer leurs engagements. Une étude de Neil Howe révèle que, même avec une croissance des revenus avant impôts plus rapide qu’au cours des vingt dernières années, le revenu moyen après impôts en Amérique devrait chuter de 59 % d’ici 2040 pour maintenir aux niveaux actuels le financement de la Sécurité sociale et des programmes de santé publique.
De simples ajustements à la marge ne suffiront pas à redresser la situation. L’État-providence est confronté à l’insolvabilité. Son problème de financement est encore plus aigu en Europe qu’en Amérique du Nord. L’Italie représente sans doute le cas le plus grave, suivie de près par la Suède et les autres États-providence nordiques, réputés pour la générosité de leurs prestations sociales. Le Financial Times estime que si « la valeur actualisée des retraites versées par l’État italien était incluse, la dette du secteur public du pays grimperait à plus de 200 % du PIB »88.
88 John Plender, « Retirement Isn’t Working », Financial Times, 17-18 juin 1995.
89 Voir H. Atrill, How All Economies Work (Calgary, Canada : Dimensionless Science Publications, 1979), p. 27 s.
Un tel niveau d’endettement est mathématiquement quasi insurmontable. Une étude exhaustive des ratios d’endettement des sociétés cotées à la Bourse de Toronto, menée il y a quelques années, a montré que peu d’entreprises survivent à des ratios atteignant ne serait-ce que le quart de ceux auxquels sont aujourd’hui confrontés les grands États-providence89. En clair, ils sont en faillite. Face à cette réalité, des milliers de milliards de dollars d’engagements financiers non provisionnés devront être abandonnés, progressivement et à contrecœur.
Telle est la logique de la cyberéconomie. Un premier obstacle pourrait toutefois résider dans la simple inertie, cet instinct qui nous rend réticents à tout déracinement. D’autres complications pourraient être, quant à elles, inhérentes à la nature humaine. La logique économique qui pousse à transférer ses actifs dans le cyberespace pourrait se heurter à de profondes inclinations biologiques, comme la méfiance ancestrale envers les étrangers. Les adversaires de la marchandisation de la souveraineté chercheront à attiser cette méfiance envers la nouvelle culture mondiale de l’ère de l’information et la disparition de l’État-nation qui l’accompagne. Un autre obstacle, lié à l’épigenèse — ces facteurs de motivation d’origine génétique —, tient à la possibilité que les « laissés-pour-compte » réagissent à l’effondrement de l’État-nation avec la fureur d’un chasseur-cueilleur protégeant les siens. Dans un contexte où des individus désorientés et aliénés posséderont des moyens de destruction accrus, la réaction contre l’économie de l’information risque d’être aussi violente que brutale.
« Au fil de l’histoire, la violence collective a régulièrement découlé des processus politiques centraux des pays occidentaux. Les personnes qui cherchaient à s’emparer du pouvoir, à le conserver ou à le remanier, ont sans cesse eu recours à la violence collective dans le cadre de leurs luttes. Les opprimés se sont révoltés au nom de la justice, les privilégiés au nom de l’ordre, et ceux qui se situaient entre les deux l’ont fait par peur… De grands bouleversements dans la répartition du pouvoir ont généralement donné lieu — et souvent dépendu — de moments exceptionnels de violence collective. »90 - CHARLES TILLY
90 Tilly, « Collective Violence in European Perspective », p. 62.
9.14 La violence en perspective
Deux théories concurrentes, au moins, cherchent à expliquer les causes de la violence en période de changement. L’historien Charles Tilly résume l’une d’elles : « [L]e déclencheur de la violence collective vient en grande partie des angoisses que les gens ressentent lorsque les institutions établies s’effondrent. Si la détresse ou le danger s’ajoutent à ces angoisses, selon cette théorie, la réaction peut être d’autant plus violente. » Dans l’interprétation de Tilly, cependant, la violence ne résulterait pas tant de l’angoisse que d’une tentative beaucoup plus rationnelle d’inciter les autorités à assumer leurs responsabilités, démarche motivée par « un sentiment de justice bafouée ». Toujours selon Tilly, les « grandes transformations structurelles » ont tendance à stimuler la violence collective « politique ». « Au lieu d’être radicalement distincts de la vie politique “normale”, ces conflits violents ont plutôt tendance à accompagner, compléter et prolonger les tentatives organisées et pacifiques, menées par les mêmes personnes, pour atteindre leurs objectifs. Ils appartiennent au même monde que les luttes non violentes. »91
91 Ibid., p. 68.
Quelle que soit la théorie la plus juste, les perspectives de paix sociale durant cette Grande Transformation semblent sombres. L’effondrement de l’État-nation constitue sans aucun doute un exemple frappant d’« institution établie qui s’effondre ». Par conséquent, les angoisses risquent d’atteindre leur paroxysme, tout comme les incitations politiques à la violence. Cela pourrait être particulièrement vrai dans les États-providence les plus avancés, où les populations sont habituées à une relative égalité des revenus. Les populations qui découvriront l’économie de l’information ont grandi à l’ère industrielle, une époque où les autorités politiques pouvaient répondre aux doléances par des aides matérielles. Il est donc raisonnable de s’attendre à ce que les « laissés-pour-compte » continuent d’exiger un tel soutien. Il faudra sans doute une leçon longue et douloureuse pour faire comprendre aux populations des pays de l’OCDE la réalité de la cyberéconomie et l’impossibilité d’imposer un large partage des revenus. Quoi qu’il en soit, que la violence procède de « l’angoisse » ou d’un calcul visant à tirer parti de la contrainte, tout porte à croire que les circonstances la rendront inévitable.
Les laissés-pour-compte
L’effondrement de la redistribution des revenus par l’État lésera inévitablement ceux qui comptaient sur leur part de ces milliers de milliards de dollars de transferts. Il s’agira majoritairement de « laissés-pour-compte », des individus dépourvus des compétences nécessaires pour être compétitifs sur les marchés mondiaux. À l’instar des retraités de l’ex-Union soviétique qui formèrent le socle du soutien communiste à Zuganov, les retraités déçus des États-providence en déclin s’érigeront en une force réactionnaire, déterminée à empêcher la privatisation de la souveraineté, car cela priverait l’État de son « droit de voler ». Constatant que les gouvernements sur lesquels ils comptaient perdent leur emprise sur les ressources et leur capacité à imposer des transferts massifs de revenus, ils s’obstineront, à l’image des fonctionnaires français, en s’arc-boutant contre la froide logique des chiffres.
On se souvient sans doute de la violente réaction aux propositions, pourtant modestes, du Premier ministre Alain Juppé, qui visaient à réduire marginalement les retraites, démographiquement intenables, des fonctionnaires et à rationaliser l’activité de la SNCF. Symbole de l’absurdité de l’« État-providence » français, cette règle qui autorise les conducteurs de TGV à prendre leur retraite à cinquante ans, tout comme leurs prédécesseurs qui palaient le charbon dans les locomotives à vapeur92. Une réaction virulente à de tels ajustements reste tout à fait envisageable dans n’importe quel pays de l’OCDE. Et même si les réactions s’avèrent moins brutales, on peut s’attendre à ce que ces « laissés-pour-compte » en puissance usent de tous les moyens à leur disposition pour enrayer l’affaiblissement du pouvoir de contrainte de l’État.
92 Dick Howard, « French Toast: Can Politicians Anywhere Tangle with Entitlements Without Getting Burned? », The New Democrat, juillet/août 1996, p. 39 sq.
Cela donnera lieu à des rebondissements surprenants. Aux États-Unis, par exemple, le nativisme a toujours été teinté d’un fort racisme, une tradition qui remonte aux « White Caps » et au Ku Klux Klan du XIXᵉ siècle. Pourtant, les Noirs, en tant que groupe, sont les principaux bénéficiaires des programmes de transfert de revenus, de la discrimination positive et d’autres mesures issues de la contrainte politique. Ils sont également surreprésentés dans l’armée américaine. Ils pourraient donc, aux côtés des ouvriers blancs, apparaître comme l’un des groupes les plus ardents défenseurs du nationalisme américain.
Dans la quasi-totalité des pays, des politiciens prêts à exploiter l’insécurité de ceux qui se situent au bas de la « turnip d’Ammon » (la courbe des revenus) se feront bruyamment entendre. De Slobodan Milosevic en Serbie à Pat Buchanan aux États-Unis, en passant par Winston Peters en Nouvelle-Zélande ou Necmettin Erbakan du Parti de la prospérité islamique en Turquie, de nombreux démagogues dénonceront la mondialisation, l’immigration et la liberté d’investissement.
Ceux qui se considèrent comme les « vict
Andrew Heal observe le même phénomène sous un autre angle. Il décrit deux « grandes tendances politiques et économiques mondiales » : « La première est la croissance de l’économie mondiale… La seconde est l’essor du nationalisme, du sentiment ethnique et régionaliste, qu’il s’agisse des Maoris, des Écossais, des Gallois ou de mouvements anti-immigration. Ces derniers, tandis que leurs gouvernements les poussent vers de nouveaux horizons sans frontières, tirent désespérément dans la direction opposée »93. Quelle que soit la manière de les nommer — « tendances majeures » ou « thèmes psychologiques » —, il est évident qu’un puissant courant réactionnaire, favorable au nationalisme et hostile à la suppression des frontières et à l’intégration des marchés, gagne du terrain à l’échelle planétaire.
93 Andrew Heal, « New Zealand’s First », p. 85.
9.15 Le multiculturalisme et la victimisation
Dans sa phase terminale, peinant à tenir sa promesse d’offrir « quelque chose pour rien » avec les coffres vides, l’État-providence a jugé opportun de favoriser de nouvelles formes de discrimination. De nombreuses catégories de personnes ont ainsi été officiellement désignées comme « opprimées », surtout en Amérique du Nord. Il a été inculqué aux individus de ces groupes, qualifiés de « victimes », qu’ils n’étaient pas responsables de leurs échecs. La faute en revenait prétendument à des « hommes blancs morts » d’origine européenne et à une structure de pouvoir oppressive, censée avoir été conçue pour léser les groupes exclus. Être noir, femme, homosexuel, Latino, francophone ou handicapé conférait ainsi un droit à réparation pour les persécutions et discriminations passées.
Selon Lasch, cette culture de la victimisation visait à saper la cohésion nationale afin de permettre à la nouvelle élite nomade de l’information de se soustraire plus aisément à ses devoirs de citoyen. Nous ne sommes pas entièrement convaincus que cette nouvelle élite, notamment dans les médias, raisonne de manière aussi machiavélique. Ce serait presque rassurant de le penser. Nous voyons plutôt dans l’essor de la victimisation une tentative de préserver la paix sociale, non seulement en élargissant l’accès à la méritocratie, comme l’affirme Lasch, mais aussi en pérennisant les justifications de la redistribution des revenus. Cette mode de la « victimologie » a atteint son paroxysme en Amérique du Nord, où la technologie de l’information était la plus avancée. Nous pensons cependant que de nouveaux mythes fondés sur la discrimination apparaîtront, à divers degrés, dans toutes les sociétés industrielles sénescentes. Les États-providence multiethniques d’Amérique du Nord se sont simplement montrés plus enclins à faire porter le fardeau de la redistribution sur le secteur privé. Ils y sont parvenus en alimentant un sentiment de frustration et de revendication, reportant la responsabilité des difficultés économiques de certains groupes sur la structure sociale et l’ensemble des hommes blancs.
La mégapolitique de l’innovation
Bien avant que la technologie de l’information ne menace l’économie industrielle de « destruction créatrice », elle avait déjà mis à mal une bonne partie des mythes sacrés du marxisme et du socialisme. Nous avons examiné la « mégapolitique de l’innovation » dans un chapitre précédent. L’argument que nous y avons avancé est essentiel pour comprendre l’impact social de la révolution de l’information. Si la technologie a favorisé l’emploi au cours des derniers siècles au point de sembler obéir à une loi économique universelle, rien n’est moins sûr pour l’avenir. Les revenus pourraient tout aussi bien se concentrer entre les mains d’une minorité prospère.
9.16 La chute des salaires réels de 50 %
C’est précisément ce qui s’est produit durant les deux siècles et plus qui ont marqué la première moitié de l’ère moderne. Depuis la révolution de la poudre à canon, vers 1500, jusqu’en 1700, les revenus réels des 60 à 80 % les plus pauvres de la population ont chuté de plus de 50 % dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest94. Dans de nombreuses régions, le revenu réel a continué de baisser jusqu’en 1750, pour ne retrouver son niveau de 1500 qu’en 1850.
94 Robert Jutte, Poverty and Deviance in Early Modern Europe (Cambridge, Cambridge University Press, 1994), p. 29 et 74.
Contrairement à l’expérience des 250 dernières années, les gains de revenus de cette première moitié de l’ère moderne, pourtant une période de forte expansion économique en Europe de l’Ouest, sont restés concentrés entre les mains d’une petite minorité. L’innovation informationnelle actuelle diffère grandement de l’innovation industrielle des siècles passés. En effet, la plupart des technologies d’aujourd’hui, parce qu’elles permettent d’économiser de la main-d’œuvre, tendent à créer des emplois qualifiés et à réduire les économies d’échelle. C’est tout le contraire de ce qui s’est produit à partir de 1750 environ.
L’innovation industrielle, elle, favorisait la création d’emplois pour les travailleurs non qualifiés et accroissait les économies d’échelle des entreprises. Non seulement cela augmentait les revenus des plus pauvres sans exiger de nouvelles compétences, mais cela consolidait aussi le pouvoir des gouvernements, leur permettant de mieux contenir les révoltes. Les premiers travailleurs remplacés par la mécanisation et l’automatisation de la révolution industrielle étaient généralement des artisans, des compagnons et d’autres ouvriers qualifiés, et non des travailleurs sans qualification. Ce fut particulièrement vrai dans l’industrie textile, premier secteur à adopter massivement la machine et l’énergie motrice, ce qui provoqua la réaction violente des luddites, qui détruisirent des métiers à tisser et assassinèrent des propriétaires d’usines lors d’émeutes au début du XIXᵉ siècle. En revanche, les partisans de « Captain Swing », le chef fictif d’une révolte qui secoua le sud-est de l’Angleterre en 1830, étaient des journaliers agricoles. Ils revendiquaient, entre autres, une taxe sur les riches pour financer des aides, une hausse de salaire imposée aux employeurs, ainsi que la destruction des nouvelles machines agricoles — en particulier les batteuses — qui réduisaient le besoin de main-d’œuvre dans les campagnes95.
95 Tilly, « Collective Violence », p. 77.
Contrairement à l’image romantique véhiculée par les marxistes et d’autres, qui ont érigé en héros les violents opposants à l’automatisation, ces derniers formaient en réalité un groupe brutal et peu recommandable. Par pur égoïsme, ils s’attaquaient à l’introduction de technologies qui promettaient pourtant d’améliorer le niveau de vie de l’ensemble de la population.
Même si les partisans de Ned Ludd et de Captain Swing ont menacé l’ordre public pendant des mois en Angleterre, leur mouvement était voué à l’échec dès lors que le pouvoir central décida de le réprimer. Il était en effet peu probable que les pauvres et les non-qualifiés soutiennent longtemps une cause visant à détruire les machines mêmes qui leur offraient un travail tout en faisant baisser le prix de biens essentiels comme le pain ou les vêtements.
Des revenus plus élevés pour les non-qualifiés
Avec le temps, l’automatisation industrielle et agricole s’est avérée bénéfique pour les plus démunis, car elle créait des emplois tout en réduisant le coût de la vie. Les nouveaux outils permettaient aux travailleurs sans qualification de produire des biens d’une qualité égale à ceux des artisans les plus chevronnés. Sur une chaîne de montage, un génie et un simple d’esprit pouvaient ainsi fabriquer les mêmes articles pour un salaire identique.
Au cours des deux derniers siècles, l’automatisation industrielle a considérablement fait augmenter les salaires des travailleurs non qualifiés, surtout dans les rares régions du monde où le capitalisme a pu prospérer. Les économies d’échelle réalisées par les grandes entreprises industrielles ont non seulement permis d’offrir des rémunérations sans précédent aux moins qualifiés, mais elles ont également facilité la redistribution des revenus.
L’État-providence est une conséquence logique de l’ère industrielle. Par leur taille et leurs importants besoins en capitaux, les grandes entreprises industrielles constituaient des cibles fiscales de premier ordre. Capables de tenir des registres précis et d’appliquer la retenue à la source, elles ont rendu possible l’impôt sur le revenu, qui était inenvisageable aux siècles précédents, lorsque les économies étaient plus décentralisées. En définitive, la croissance des économies d’échelle, permise par l’innovation industrielle, a non seulement enrichi les gouvernements, mais a aussi vraisemblablement renforcé leur capacité à maintenir l’ordre.
Le processus s’inverse
Selon nous, le phénomène inverse se produit aujourd’hui. Les technologies de l’information augmentent le potentiel de revenus des plus compétents, tout en sapant les grandes institutions, y compris l’État-nation.
Cela révèle une autre ironie de l’ère de l’information : l’attitude à la fois schizophrène et foncièrement obstructionniste des détracteurs du libre marché face à la création puis à la disparition des emplois industriels. Aux débuts de l’industrialisation, ces derniers dénonçaient la prétendue perversité du travail en usine, qui arrachait les paysans sans terre à « un monde que nous avons perdu ». À leurs yeux, l’émergence du travail en usine était un fléau inédit et une « exploitation » de la classe ouvrière. Or, il semble aujourd’hui que la seule chose pire que l’avènement de ces emplois soit leur disparition. Les descendants de ceux qui déploraient l’arrivée du travail industriel se lamentent désormais sur la raréfaction de ces postes bien rémunérés accessibles aux travailleurs peu qualifiés.
Le dénominateur commun de ces griefs est une résistance acharnée à l’innovation technologique et aux mutations du marché. Au début de l’ère industrielle, cette opposition s’est traduite par des actes de violence. L’histoire pourrait bien se répéter.
Et non pas parce que les capitalistes « exploitaient les travailleurs ». L’avènement de l’ordinateur, technologie emblématique de notre époque, a révélé l’absurdité de cette idée. On pouvait encore concevoir, pour un esprit peu averti, qu’un ouvrier d’usine peu qualifié fût exploité, dans la construction d’une automobile, par les propriétaires qui avaient conçu et financé l’entreprise. Le rôle essentiel du capital intellectuel dans la production et la commercialisation de biens tangibles était moins manifeste que dans l’économie de l’information, qui repose clairement sur le travail de l’esprit. Par conséquent, l’hypothèse selon laquelle les entrepreneurs s’approprieraient la valeur de produits immatériels créés en réalité par les travailleurs devenait beaucoup moins plausible. Lorsque la valeur était manifestement le fruit d’un travail intellectuel (comme dans la production de logiciels grand public), il devenait absurde de prétendre qu’elle provenait d’autres contributeurs que les concepteurs qualifiés du produit. En fait, loin de l’affirmation des marxistes et des socialistes des XIXe et XXe siècles selon laquelle « les travailleurs produisent toute la valeur », la raréfaction grandissante de l’emploi peu qualifié a fait naître une inquiétude diamétralement opposée : ces travailleurs ont-ils seulement encore une contribution économique à apporter96 ?
96 William Julius Wilson, When Work Disappears: The World of the New Urban Poor (New York : Alfred A. Knopf, 1996).
C’est ainsi que la justification de la redistribution des revenus a glissé de l’« exploitation » (qui supposait une compétence productive chez les personnes à faible revenu) à la « discrimination », qui, elle, ne reposait pas sur un tel postulat. On présenta alors la « discrimination » comme l’unique raison pour laquelle les individus peu qualifiés n’avaient pas réussi à acquérir des compétences plus prisées.
On prétendit également que cette discrimination justifiait l’instauration de critères d’embauche peu optimaux et d’autres normes visant à « ouvrir l’accès » — ou, plus précisément, à redistribuer les revenus en faveur des groupes défavorisés. Aux États-Unis, par exemple, la pondération des tests de compétences et d’aptitude en fonction de la race a permis à des candidats noirs d’obtenir de meilleurs scores que des candidats blancs ou asiatiques, malgré des résultats bruts inférieurs. Par ce procédé et d’autres mécanismes, les gouvernements ont contraint les employeurs à embaucher davantage de personnes noires et issues d’autres groupes officiellement « victimisés », et à leur offrir une rémunération plus élevée que si le recrutement avait été laissé à leur seule discrétion. Toute entreprise qui refusait de se conformer à ces exigences s’exposait à de coûteux procès, y compris des poursuites civiles assorties de dommages et intérêts punitifs.
En désignant des « victimes », l’objectif n’était pas d’attiser des délires paranoïaques de persécution au sein de larges pans de la société industrielle, ni de subventionner la diffusion de valeurs contre-productives. Il s’agissait surtout, pour un État en faillite, d’alléger et de détourner la pression en faveur de la redistribution. L’entretien d’un sentiment de persécution n’en était qu’une regrettable conséquence. Ironiquement, cette vague d’indignation contre la « discrimination » est survenue au moment même où la révolution technologique allait rendre la discrimination arbitraire moins pertinente que jamais. Sur Internet, personne ne sait (ni ne se soucie de savoir) si l’auteur d’un nouveau logiciel est noir, blanc, homme, femme, homosexuel, ou un nain végétarien.
Même si la discrimination devient moins pesante à l’avenir, cela ne suffira pas à éteindre les revendications de « réparations » visant à compenser divers torts, réels ou imaginaires. Toutes les sociétés, indépendamment des conditions objectives, produisent une ou plusieurs justifications à la redistribution des revenus. Celles-ci vont du plus subtil au plus absurde, de l’injonction biblique d’aimer son prochain comme soi-même aux invocations de la magie noire. La sorcellerie, la magie et le mauvais œil sont l’envers de la ferveur religieuse, l’équivalent spirituel du Trésor public. Lorsque l’amour ne suffit pas à motiver l’aide aux plus démunis, ces derniers comptent sur la peur pour y parvenir. Parfois, elle prend la forme d’une extorsion pure et simple — un couteau sous la gorge, une arme sur la tempe. D’autres fois, la menace est dissimulée ou imaginaire. Il n’est pas anodin que la plupart des « sorcières », à l’aube de l’ère moderne, aient été des veuves ou des femmes célibataires aux ressources limitées. Elles terrorisaient leurs voisins par des malédictions qui, bien souvent, finissaient par les faire payer. Il ne faut pas croire que seuls les esprits superstitieux payaient. La malveillance derrière le « mauvais œil » n’était pas une simple superstition, c’était un fait. Même une femme pauvre pouvait lâcher le bétail dans les champs ou incendier la maison d’un voisin. Dans ce contexte, les procès en sorcellerie de l’époque ne sont pas aussi insensés qu’ils le paraissent. Si les châtiments étaient cruels et que nombre d’innocents ont sans doute pâti des hallucinations de leurs voisins intoxiqués par l’ergotisme, la répression de la sorcellerie peut aussi se lire comme une manière de sanctionner l’extorsion par des moyens détournés.
À mesure que l’ère de l’information progressera, il faut s’attendre à une recrudescence de l’extorsion visant à s’approprier les fruits de la réussite. Les groupes qui s’estiment lésés par des discriminations passées ne renonceront pas de sitôt à leur précieux statut de victimes, même si leurs revendications perdent en légitimité et deviennent plus difficiles à faire valoir. Ils persisteront dans leurs exigences jusqu’à ce que la réalité des faits leur démontre qu’ils n’ont plus rien à y gagner.
L’augmentation des comportements sociopathes chez les Afro-Américains et les Afro-Canadiens en témoigne. Cela révèle la disproportion flagrante entre l’ampleur de la colère des Noirs et la reconnaissance du rôle que jouent les comportements antisociaux auto-infligés dans les difficultés de leur communauté. Cette colère s’est intensifiée alors même que leur situation se dégradait : le nombre de naissances hors mariage a explosé, le niveau d’instruction a chuté, et une proportion croissante de jeunes Noirs se retrouve impliquée dans des activités criminelles, à tel point qu’il y a désormais plus d’hommes noirs en prison que dans les universités.
À la fin de l’ère industrielle, ces effets pervers ont peut-être eu pour conséquence temporaire d’augmenter l’afflux de ressources vers les communautés défavorisées, en accentuant la menace d’extorsion qui pesait sur la société tout entière. Mais cet effet ne pouvait être que temporaire. En supprimant l’effet bénéfique de la concurrence, qui aurait poussé les moins performants à adopter des normes productives, l’État-providence a engendré des légions d’individus inadaptés, paranoïaques et dysfonctionnels — l’équivalent social d’un baril de poudre. La fin de l’État-nation et l’arrêt de la redistribution massive des revenus pousseront sans doute les plus psychopathes parmi ces âmes tourmentées à s’en prendre à quiconque leur paraîtra plus prospère. Il est donc raisonnable de supposer que la paix sociale sera mise à mal à mesure que l’ère de l’information progressera, particulièrement en Amérique du Nord et dans les enclaves multiethniques d’Europe de l’Ouest.
« Nous ne déposerons jamais les armes [tant que] la Chambre des communes n’aura pas adopté une loi visant à supprimer toute machine nuisible à la communauté et à abroger celle qui autorise la pendaison des briseurs de métiers. Mais nous… Nous ne pétitionnons plus – cela ne suffit pas – il nous faut combattre. »
Signé par le général de l’armée des Redresseurs Ned Ludd, greffier
« Redresseur pour toujours Amen »97
97 Tilly, « Collective Violence », p. 78.
Néo-luddisme
Au regard des rébellions antitechnologiques du début du XIXe siècle et de la longue tradition de violence collective en Europe et en Amérique du Nord, il ne serait guère surprenant de voir émerger une vague néo-luddite s’attaquant à la technologie de l’information et à ceux qui en profitent. Les luddites, mentionnés plus haut, étaient des ouvriers du textile du West Yorkshire, en Angleterre, qui menèrent une campagne terroriste contre les machines de tonte automatisées et les propriétaires d’usines y ayant recours, en 1811-1812.98 Le visage noirci, les luddites semaient la terreur, incendiant des usines et assassinant les propriétaires qui osaient adopter la nouvelle technologie. La plupart des violences étaient le fait des « tondeurs », des artisans hautement qualifiés dont le labeur – manier d’énormes cisailles pesant plus de vingt kilos – constituait jusqu’alors une étape cruciale dans la fabrication du drap de laine. Mais le travail de finition effectué par les tondeurs, « relever le poil aux teasels et tondre l’étoffe avec des cisailles », était, comme l’a fait remarquer Robert Reid, auteur de l’analyse la plus complète du soulèvement luddite, Land of Lost Content: The Luddite Revolt 1812, « trop simple pour ne pas être mécanisé ».99 Léonard de Vinci avait déjà esquissé la conception d’une telle machine de tonte mécanisée. Pourtant, ses plans sont restés en sommeil pendant des siècles. Finalement, en 1787, un appareil similaire à celui de Léonard fut réinventé et mis en production en Angleterre. Comme le remarque Reid : « Les éléments constitutifs de cette technologie étaient connus depuis si longtemps qu’il est étonnant qu’on ne l’ait pas introduite plus tôt… Les nouveaux équipements de la Révolution industrielle nécessitaient si peu de force et de compétences pour s’en servir que de nombreux postes furent occupés par des femmes et de jeunes enfants, initialement payés à bas salaire. Une de ces nouvelles machines, manipulée même par des personnes relativement peu qualifiées, pouvait désormais effectuer en dix-huit heures ce qu’un tondeur expérimenté faisant usage de cisailles manuelles réalisait en quatre-vingt-huit heures. »100
98 Robert Reid, Land Of Lost Content: The Luddite Revolt 1812 (Londres : Penguin, 1986), p. 44.
99 Ibid., p. 45.
100 Ibid., p. 26.
101 Ibid.
102 Ibid.
Fait notable, les ouvriers qui s’insurgeaient contre la mécanisation se montraient sélectifs dans leur opposition aux nouvelles technologies. Ils ne s’en prenaient qu’à celles qui menaçaient leurs emplois ou diminuaient le besoin en main-d’œuvre qualifiée. Ainsi, lorsqu’un entrepreneur du nom de William Cooke introduisit des machines à tisser les tapis dans le West Yorkshire, son initiative ne déclencha aucune violence. Personne n’essaya de brûler son usine ni de détruire ses machines, et encore moins de l’assassiner. Comme l’explique Robert Reid dans son étude, la nouvelle technologie de Cooke ne suscita aucune opposition, car les tapis étaient un produit « pour lequel, jusqu’alors, personne dans la vallée n’était spécialisé ».101 Reid poursuit : « Parce que Cooke a introduit un nouveau produit et créé des emplois qui ne reposaient sur aucune pratique traditionnelle, son usine a prospéré. »102 Cet exemple a une portée importante pour l’avenir. Il suggère que les entrepreneurs avisés du prochain millénaire privilégieront l’implantation d’une automatisation radicale, économe en main-d’œuvre, dans des régions où n’existe aucune tradition de production pour le bien ou le service concerné.
Si l’histoire se répète, les terroristes les plus violents des premières décennies du nouveau millénaire ne seront pas des laissés-pour-compte, mais plutôt des travailleurs déclassés, issus de la classe moyenne et jouissant jadis de revenus confortables. Ce fut assurément le cas lors du soulèvement luddite de 1812 : la plupart des luddites n’étaient pas des prolétaires misérables, mais des artisans qualifiés dont le revenu était jusqu’à cinq fois supérieur, voire plus, à celui d’un ouvrier ordinaire. Leurs équivalents contemporains seraient sans doute les ouvriers d’usine déclassés. Or, un examen de la démographie de la plupart des pays de l’OCDE révèle que les zones susceptibles de devenir des foyers de réactions violentes sont légion.
Les États-nations chercheront à contrer la cyberéconomie et les Individus Souverains qui l’exploitent pour s’enrichir. Une vague de nationalisme virulent déferlera sur la planète, s’accompagnant d’une réaction antitechnologique comparable à celle des luddites et à d’autres révoltes qui ont éclaté en Grande-Bretagne durant la Révolution industrielle. Ce phénomène mérite une attention particulière, car il pourrait devenir un enjeu majeur pour la gouvernance du nouveau millénaire. L’un des défis cruciaux de cette grande transformation sera de maintenir l’ordre face à une violence croissante ou, pour certains, de trouver le moyen d’y échapper. Les particuliers et les entreprises étroitement liés à l’avènement de l’ère de l’information, y compris ceux de la Silicon Valley, de même que les fournisseurs d’électricité nécessaires au fonctionnement de la nouvelle technologie, devront faire preuve d’une vigilance toute particulière face au terrorisme néo-luddite.
Un individu jusqu’au-boutiste comme l’Unabomber risque malheureusement de faire des émules, à mesure que monteront la frustration face à la baisse des revenus et le ressentiment envers le succès d’autrui. Nous pensons qu’une grande part de la violence à venir prendra la forme d’attentats à la bombe. Comme le rapporte le New York Times, le terrorisme intérieur a connu une hausse spectaculaire aux États-Unis dans les années 1990. « Il a augmenté de plus de 50 % au cours des cinq dernières années et a presque triplé durant la dernière décennie. Le nombre d’explosions criminelles et de tentatives est passé de 1 103 en 1985 à 3 163 en 1994… [D]ans les petites villes et banlieues, tout comme au sein de gangs de rues des centres-villes, on observe une prolifération de poseurs de bombes d’un genre plutôt banal. »103
103 Timothy Egan, « Terrorism Now Going Homespun as Bombings in the U.S. Spread », New York Times, 25 août 1996, p. 1.
La défense devient un bien privé
Malgré les lourdes taxes imposées par les États-nations en contrepartie de la protection qu’ils sont censés offrir, il est peu probable que ces derniers parviennent à l’assurer efficacement dans les années à venir. Le déclin de la violence à grande échelle, induit par les technologies de l’information, rend caduque la nécessité d’un vaste appareil militaire. Cela implique non seulement que les États perdront leur capacité à mener des guerres décisives – et donc à protéger efficacement leurs citoyens – mais aussi que l’hégémonie extraterritoriale des États-Unis, en tant que superpuissance mondiale, aura moins de poids au siècle prochain que celle de la Grande-Bretagne au XIXe siècle. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la puissance pouvait être projetée de manière décisive et efficace du centre vers la périphérie, et ce, à un coût relativement faible. Au XXIe siècle, la capacité des grandes puissances à menacer la sécurité des personnes et des biens diminuera inévitablement avec le déclin des rendements de la violence. Ce déclin suggère que les États-nations ou les empires dotés d’une puissance militaire à grande échelle auront peu de chances de survivre ou de voir le jour à l’ère de l’Information.
À mesure que le besoin de financer une défense à grande échelle par l’impôt diminuera, il deviendra de plus en plus plausible de considérer les services de protection comme des biens privés. Après tout, les menaces à plus petite échelle pourront être plus facilement contrées par des forces de sécurité privées, notamment par l’installation de murs, de clôtures et de périmètres de surveillance afin d’éloigner les fauteurs de troubles. En outre, les individus et les entreprises fortunés pourront s’offrir les moyens de se protéger contre la plupart des menaces qui émergeront à l’ère de l’Information. À la marge, la diminution des menaces militaires accroîtra le risque d’anarchie, ou de violence concurrentielle au sein d’un même territoire. Mais elle intensifiera également la concurrence entre les juridictions pour fournir des services de protection, de passeport, de consulat et de justice. Les citoyens seront donc plus enclins à faire leur marché parmi les différentes juridictions pour choisir leurs services de protection.
À terme, les Individus Souverains pourront probablement voyager avec des documents non gouvernementaux, émis à la manière de lettres de crédit par des agences privées ou des groupes affinitaires. Il n’est pas absurde d’imaginer l’émergence d’une entité semblable à une république marchande du cyberespace, structurée à la manière de la Ligue hanséatique médiévale, afin de faciliter la négociation de traités et de contrats privés entre différents territoires, tout en assurant la protection de ses membres. Imaginons un passeport spécial délivré par une Ligue des Individus Souverains, attestant que son détenteur est placé sous sa protection.
Un tel document, s’il voit le jour, ne sera qu’un artefact temporaire, un vestige de la transition qui marquera la fin de l’État-nation et de l’ère bureaucratique qu’il a engendrée. Avant l’ère moderne, il n’était généralement pas nécessaire d’avoir un passeport pour franchir les frontières, qui étaient d’ailleurs souvent floues. Il existait bien des lettres de sauvegarde dans certaines sociétés frontalières du Moyen Âge, mais elles étaient généralement délivrées par les autorités du territoire de destination, et non par celles de la juridiction de provenance du voyageur. Les lettres de crédit et de recommandation, qui permettaient de trouver un hébergement ou de conclure des affaires, revêtaient bien plus d’importance que le passeport. Ce temps reviendra. À terme, les personnes aisées pourront voyager sans aucun document. Elles pourront s’identifier de manière infaillible grâce à des systèmes biométriques, comme la reconnaissance vocale ou le balayage rétinien, qui permettront de les identifier de façon unique.
En bref, nous pensons qu’au cours de la première moitié du siècle prochain, le monde assistera à une véritable privatisation de la souveraineté. Ce phénomène s’accompagnera de conditions qui réduiront le recours à la coercition à son strict minimum. Cependant, pour les inquisiteurs laïcs et les réactionnaires du nouveau millénaire, voir les attributs autrefois « sacrés » de la nationalité devenir des marchandises, achetées et vendues sur un marché selon une analyse coûts-bénéfices, sera une perspective aussi exaspérante que menaçante.
Dans ce livre, nous soutenons qu’il ne sera plus nécessaire d’être un État-nation pour mener une guerre de l’information. De telles guerres pourront être menées par des programmeurs informatiques utilisant une multitude de « bots », ou agents numériques. La capacité de Bill Gates à déclencher des bombes logiques dans des systèmes vulnérables à travers le monde dépasse déjà celle de la plupart des États-nations. À l’ère de la guerre de l’information, n’importe quelle société de logiciels, ou même l’Église de Scientologie, constituerait un adversaire plus redoutable que la majorité des États membres des Nations unies réunis.
Cette perte de pouvoir des États-nations est la conséquence logique de la démocratisation de la puissance de calcul. La micro-informatique réduit non seulement la rentabilité de la violence, mais elle crée également, pour la première fois, un marché concurrentiel pour les services de protection que les gouvernements facturaient à des prix monopolistiques durant l’ère industrielle.
Dans ce nouveau monde de la souveraineté marchandisée, les individus choisiront leur juridiction un peu comme on choisit aujourd’hui son assureur ou sa confession.104 Les juridictions qui échoueront à proposer une offre de services attractive feront faillite et disparaîtront, tout comme les entreprises incompétentes ou les congrégations religieuses en déclin. La concurrence incitera donc les entités souveraines à améliorer la fourniture de leurs services de manière rentable et efficace. À cet égard, la compétition pour l’offre de services publics aura des effets similaires à ceux observés dans d’autres secteurs. La concurrence a généralement pour conséquence d’accroître la satisfaction des « clients ».
104 Voir Stephen J. Dubner, « Choosing My Religion », New York Times Magazine, 31 mars 1996, p. 36 et suivantes.
9.17 Competition and anarchy
Il est important de garder à l’esprit que la concurrence entre les juridictions, telle que nous l’envisageons, ne se réduit pas à une simple lutte entre des organisations recourant à la violence au sein d’un même territoire. Comme nous l’avons vu, lorsque des entités se disputent le monopole de la violence, celle-ci devient plus présente au quotidien, ce qui réduit les opportunités économiques. Comme l’explique Lane :
Dans le recours à la violence, il existait évidemment d’importants avantages d’échelle lorsqu’il s’agissait de rivaliser avec d’autres entités violentes ou d’établir un monopole territorial. Ce fait est essentiel pour l’analyse économique d’un aspect du gouvernement : l’industrie du recours ou du contrôle de la violence constituait un monopole naturel, du moins sur terre. Dans les limites territoriales, le service rendu pouvait être produit à moindre coût par un monopole. Bien sûr, il y a eu des périodes où des entités violentes étaient en concurrence pour exiger des paiements de protection sur pratiquement le même territoire, par exemple pendant la guerre de Trente Ans en Allemagne. Mais cette situation était encore plus antéconomique qu’une concurrence sur un même territoire entre compagnies téléphoniques rivales.105
105 Lane, « Les conséquences économiques de la violence organisée », p. 402.
Le commentaire de Lane est instructif à deux égards. Premièrement, nous souscrivons à sa conclusion générale : les souverainetés tendront à exercer des monopoles territoriaux, car cela leur permet d’offrir des services de protection plus efficaces et à moindre coût. Deuxièmement, son propos est intéressant par sa comparaison, aujourd’hui dépassée, avec le monopole des services téléphoniques. Nous savons aujourd’hui qu’un service téléphonique n’a pas vocation à être un monopole, ce qui nous amène à nuancer cette analyse. En effet, les évolutions technologiques peuvent, jusqu’à un certain point, remettre en cause la conclusion générale selon laquelle l’anarchie est intenable à l’intérieur de frontières territoriales. Par exemple, si les cyberactifs se développent à grande échelle dans un espace qui échappe à toute contrainte physique, la tarification des services de protection relèverait moins d’une « exigence » que d’une négociation marchande.
Toutefois, ce que nous décrivons ici doit être distingué d’une anarchie généralisée. Il s’agit bien d’une concurrence entre des juridictions, chacune jouissant du monopole de la violence sur son propre territoire. Ces juridictions rivaliseraient alors pour offrir le meilleur rapport qualité-prix, en proposant à leurs « clients » des services de protection avantageux. Certes, à l’ère de l’information, la fourniture de services de protection pourrait devenir plus ambiguë qu’auparavant, avec un recours accru à des forces de police ou des armées privées. Néanmoins, la concurrence que nous envisageons se distingue d’un affrontement à grande échelle entre agences de protection rivales au sein d’un même territoire, situation qui relèverait de l’anarchie.
Quoi qu’il en soit, la multiplication des entités souveraines – y compris des individus suffisamment puissants pour le devenir – implique inévitablement une extension du domaine de l’anarchie à l’échelle mondiale. Les relations entre souverainetés sont toujours anarchiques. Il n’existe, et n’a jamais existé, de gouvernement mondial pour réguler le comportement des entités souveraines, qu’il s’agisse de micro-États, d’États-nations ou d’empires. Comme l’écrit Jack Hirshleifer : « [B]ien que des associations allant des tribus primitives aux États-nations modernes soient toutes régies intérieurement par une forme quelconque de loi, leurs relations extérieures les unes avec les autres demeurent en grande partie anarchiques. »106 Dès lors, plus le nombre d’entités souveraines augmente, plus les relations interjuridictionnelles se multiplient, devenant, de ce fait, anarchiques.
106 Jack Hirshleifer, « Anarchy and Its Breakdown », dans Michelle R. Garfinkel et Stergios Skaperdas (dir.), The Political Economy of Conflict and Appropriation (Cambridge : Cambridge University Press, 1996), p. 15.
107 Ibid., p. 15.
Il importe de préciser que l’anarchie, entendue comme l’absence d’une autorité suprême pour arbitrer les conflits, n’est pas synonyme de chaos ou de désorganisation. Hirshleifer souligne que l’anarchie elle-même peut être analysée : « Les systèmes intertribaux ou internationaux présentent eux aussi des régularités et des logiques analysables ».107 Autrement dit, tout comme le « chaos » en mathématiques peut générer des formes d’organisation complexes et structurées, l’« anarchie » n’est pas nécessairement informe ou désordonnée.
Hirshleifer analyse divers contextes anarchiques. Il cite, outre les relations entre souverainetés, les guerres de gangs à Chicago durant la Prohibition, ou encore les affrontements entre mineurs et « voleurs de concessions » lors de la ruée vers l’or en Californie. Bien que la Californie fît déjà partie des États-Unis au début de la ruée vers l’or en 1849, la situation dans les champs aurifères était à juste titre décrite comme anarchique. Comme le précise Hirshleifer : « [L]es organes officiels de la loi étaient impuissants. »108 Il avance que la topographie des camps montagnards, conjuguée à une organisation efficace de surveillance et d’autodéfense des mineurs contre les voleurs, rendait difficile la saisie des mines d’or par des bandes extérieures, en dépit de l’absence de forces de l’ordre effectives. En d’autres termes, dans certaines conditions, des biens de grande valeur peuvent être protégés efficacement, même dans un cadre anarchique.
108 Ibid., p. 34.
109 Ibid., p. 17.
Reste à savoir si l’analyse théorique de Hirshleifer sur la dynamique de l’ordre spontané au sein de l’« économie naturelle » darwinienne s’applique à l’économie de l’ère de l’information. Nous pensons que oui. Bien que nous n’anticipions ni une anarchie généralisée, ni une reproduction à grande échelle des conditions des champs aurifères, nous prévoyons une multiplication des relations de nature anarchique au sein du système mondial. Dans cette perspective, l’argumentation de Hirshleifer sur les circonstances dans lesquelles « deux ou plusieurs compétiteurs anarchiques » peuvent « conserver une part viable des ressources sociales en équilibre » se révèle particulièrement éclairante.109 Il examine notamment les cas où l’anarchie risque de se « transformer » en tyrannie ou en hiérarchie de domination, ce qui advient lorsqu’un pouvoir dominant peut soumettre les autres acteurs.
Ces questions pourraient devenir plus prégnantes à l’ère de l’information qu’elles ne l’étaient à l’ère industrielle. Si les subtilités de la dynamique anarchique étaient moins cruciales au cours des derniers siècles, c’est précisément parce que la rentabilité de la violence s’est accrue durant la période moderne. Ainsi, la mobilisation de forces militaires de plus en plus vastes, telle que pratiquée par les États-nations, avait tendance à donner lieu à des guerres décisives. Une guerre décisive, par définition, met fin à l’anarchie en soumettant ceux qui convoitent les ressources à une autorité supérieure. À l’inverse, lorsque la technologie militaire favorise la défense et réduit le caractère décisif des batailles, l’anarchie tend à se stabiliser dans le temps. Ainsi, en réduisant le caractère décisif de l’action militaire, la technologie de l’information devrait rendre l’anarchie entre micro-souverainetés plus stable et moins sujette à la conquête par un grand État. Cette perte de capacité offensive décisive a une conséquence logique : moins de combats, une conclusion somme toute rassurante pour l’avenir du monde à l’ère de l’information.
Viability
Pour que l’anarchie perdure, une autre condition essentielle est la viabilité économique des individus, qui doivent disposer d’un revenu suffisant. Ceux dont les revenus sont insuffisants pour subvenir à leurs besoins seront enclins soit à lutter pour s’approprier les ressources nécessaires à leur survie, soit à se soumettre à un concurrent en échange de leur subsistance. Un phénomène similaire s’est produit avec la montée du féodalisme lors de la transformation de l’an 1000. Nous prévoyons que, dans les pays occidentaux, un nombre croissant de personnes à faible revenu, qui dépendaient autrefois de l’aide de l’État, chercheront à se placer sous la dépendance de foyers plus aisés. Cependant, la simple précarité de certains acteurs dans une guerre de tous contre tous ne détermine pas l’issue de la situation. Comme le dit Hirshleifer : « [L]e simple fait d’un faible revenu en univers anarchique, … en soi, n’indique pas clairement ce qui va se produire par la suite. »110
110 Ibid., p. 37.
La nature des actifs
Une autre condition à la pérennité de l’anarchie est que les ressources soient « saisissables et défendables ». Dans l’analyse de Hirshleifer, « [L]’anarchie est un arrangement social dans lequel des compétiteurs luttent pour conquérir et défendre des ressources durables ».111 Il définit ces « ressources durables » comme comprenant « les territoires fonciers ou les biens d’équipement mobiliers ».112 À l’ère de l’information, les ressources numériques pourraient être saisissables, mais elles ne correspondront pas aux « ressources durables » que Hirshleifer associe à la territorialité et à l’anarchie. En effet, puisque l’argent numérique peut être transféré n’importe où sur la planète à la vitesse de la lumière, la conquête du territoire où se situe une cyberbanque serait vaine. Un État-nation qui voudrait maîtriser les Individus Souverains devrait s’emparer simultanément des paradis fiscaux et des sanctuaires de données du monde entier. Même dans ce cas, si les systèmes de chiffrement sont bien conçus, l’État-nation pourrait tout au plus saboter ou détruire des fonds numériques, mais non les saisir.
111 Ibid., p. 16.
112 Ibid.
Il en résulte que les biens les plus vulnérables et faciles à cibler des riches, à l’ère de l’information, risquent d’être leur propre personne — en d’autres termes, leur vie. C’est pourquoi nous redoutons l’émergence d’un terrorisme néo-luddite dans les décennies à venir, possiblement encouragé en sous-main par des agents provocateurs à la solde des États-nations.
À long terme, cependant, nous doutons que les principaux États-nations parviennent à réprimer les Individus Souverains. En effet, les États, surtout dans les régions où le capital est rare, constateront qu’ils ont plus à gagner à accueillir ces Individus Souverains qu’à se montrer solidaires des États-nations de l’Atlantique Nord pour préserver la sacro-sainte notion de « système international ». Le désir des États-providence en faillite, à la fiscalité écrasante, de retenir « leurs citoyens » et « leur capital » sur « leur territoire » ne constituera pas un argument de poids pour les centaines de souverainetés en voie de fragmentation à travers le monde.
Nous affirmons cela en dépit des milliers d’organisations multinationales, telles que l’Union européenne ou la Banque mondiale, dont la mission est précisément de régir le comportement des souverainetés mondiales. Bien que leur influence soit indéniable, les juridictions qui sauront attirer les Individus Souverains auront, elles aussi, beaucoup à gagner. Même une puissance aussi réticente que les États-Unis, qui tentera par tous les moyens d’entraver l’émergence d’une cyberéconomie échappant à son contrôle, ne pourra, à terme, se permettre d’exclure les plus fortunés de la planète, même si ceux-ci ne souhaitent pas acquérir la citoyenneté américaine. Cette évolution est d’autant plus probable que la consommation est devenue une attraction majeure pour les voyageurs internationaux. En fin de compte, même tardivement, les États-Unis, ou ce qu’il en restera, seront contraints par la concurrence de rejoindre le mouvement de marchandisation de la souveraineté.
La demande crée l’offre
Dès le départ, ces pressions se feront sentir plus vivement dans les États-nations aux bilans les plus précaires. Parmi les nouveaux centres « offshore », on trouvera des fragments et des enclaves d’États-nations actuels, comme le Canada ou l’Italie, qui se désagrégeront presque certainement bien avant la fin du premier quart du XXIe siècle. L’émergence d’un marché mondial de juridictions performantes et abordables favorisera l’essor de ces entités. Comme dans le commerce traditionnel, les concurrents de petite taille se révéleront plus agiles et compétitifs. En effet, une juridiction peu peuplée peut s’organiser plus facilement pour garantir son efficacité.
L’élite de l’information recherchera une protection de haute qualité, définie par contrat et offerte à un coût raisonnable. Ce coût sera nettement insuffisant pour permettre une redistribution significative au sein d’États-nations comptant des dizaines ou des centaines de millions de citoyens, mais il représentera une manne considérable pour une juridiction de quelques dizaines ou centaines de milliers d’habitants. Ainsi, les retombées fiscales et économiques générées par un petit nombre d’individus extrêmement fortunés seront bien plus importantes par habitant dans une petite juridiction que dans une vaste population.
Puisque le lieu d’activité n’aura plus guère d’importance, si ce n’est pour des raisons fiscales, les petites juridictions auront plus de facilité à proposer des conditions de protection attractives et commercialement viables. Elles bénéficieront par conséquent d’un avantage décisif pour élaborer des politiques fiscales séduisantes pour les Individus Souverains.
Nous pensons que l’âge de l’État-nation touche à sa fin, mais cela ne signifie pas que l’attrait émotionnel du nationalisme s’évanouira pour autant. En tant qu’idéologie, le nationalisme puise sa force dans des besoins affectifs universels. Chacun de nous a déjà ressenti un sentiment de révérence, comme celui qui nous saisit devant une cascade majestueuse ou au seuil d’une imposante cathédrale. De même, nous connaissons tous ce sentiment d’appartenance que l’on éprouve lors d’une réunion de famille à Noël ou au sein d’une équipe sportive victorieuse. La culture humaine se nourrit de ces deux puissantes émotions. Nous sommes façonnés par la culture historique de notre pays, qui s’inscrit elle-même dans celle, plus vaste, de l’humanité. Le fait d’appartenir à un groupe culturel nous rassure, nous procurant un sentiment d’intégration et une identité.
L’impact de ces symboles culturels peut s’avérer d’une puissance redoutable. Des symboles comme le drapeau, l’hymne national ou le repas de Thanksgiving pour les Américains, ou encore la monarchie et le cricket pour les Anglais, exercent sur l’imaginaire collectif un pouvoir immense, renforcé par la répétition et ancré dans l’inconscient. Ils contribuent à nous définir en nous rattachant à une culture nationale. Ainsi, lorsque les manifestants opposés à la guerre du Viêt Nam voulurent choquer l’Amérique, ils brûlèrent le drapeau. Des Anglais, en rupture avec leur nation, s’en sont pris à la monarchie et sont même allés jusqu’à saboter des terrains de cricket.
Ces symboles peuvent sembler superficiels, mais leur importance n’en est pas moins réelle. Ce sont les symboles pour lesquels on nous a enseigné à verser notre sang. Quels que soient les bouleversements mégapolitiques ou les transformations institutionnelles à venir, ils conserveront sans doute leur sens pour ceux qui, comme nous, ont grandi au XXe siècle.