10  LE CRÉPUSCULE DE LA DÉMOCRATIE

« Les systèmes politiques démocratiques sont un phénomène récent à l’échelle de l’histoire. Ils ont existé brièvement en Grèce et à Rome, puis ont réémergé au XVIIIᵉ siècle, il y a moins de 200 ans. … Il se peut qu’un cycle de rejet ait à nouveau commencé. »1 – WILLIAM PFAFF

1 John Dunn, Western Political Theory in the Face of the Future, Cambridge (R.-U.) : Cambridge University Press, 1979, p. 2.

Ce n’est un secret pour personne que la démocratie a été un phénomène relativement rare et éphémère au fil de l’histoire. Chaque fois qu’elle a prévalu, dans les temps anciens comme modernes, son triomphe a reposé sur des conditions mégapolitiques qui conféraient un avantage militaire au grand nombre. L’historien Carroll Quigley a exploré ces caractéristiques dans Weapons Systems and Political Stability2.

2 Carroll Quigley, Weapons Systems and Political Stability (Washington, D.C. : University Press of America, 1983).

Parmi celles-ci, on peut citer :

  1. Un armement peu coûteux et largement accessible. La démocratie tend à s’épanouir lorsque les armes les plus efficaces sont peu coûteuses à acquérir.

  2. Des armes maniables par des non-spécialistes. La démocratie a plus de chances de s’imposer lorsque le citoyen ordinaire peut manier des armes efficaces sans formation approfondie.

  3. L’avantage militaire de l’infanterie de masse. Comme le souligne Quigley : « Les périodes où l’infanterie domine sont des périodes au cours desquelles le pouvoir politique est plus largement dispersé au sein de la communauté et où la démocratie a de meilleures chances de prévaloir.3 » Cette liste n’est certes pas exhaustive quant aux conditions nécessaires à l’émergence de la démocratie. Si elle l’était, la démocratie n’aurait pas triomphé à la fin du XXᵉ siècle. Les armes étaient sans doute plus onéreuses que jamais au crépuscule de l’ère industrielle. De nombreuses armes, parmi les plus efficaces, nécessitaient indéniablement l’intervention de spécialistes pour être maniées correctement. De plus, la guerre du Golfe, qui a opposé les États-Unis et leurs alliés à l’Irak, a prouvé à quel point de larges contingents d’infanterie, même retranchés derrière des tranchées et des fortifications, demeurent vulnérables. Comment expliquer, dans ce cas, que la démocratie ait pu prospérer dans de telles conditions à la fin du XXᵉ siècle ?

3 Ibid., p. 56.

10.1 La démocratie, sœur jumelle du communisme ?

Nous avons proposé, au chapitre 5, une explication paradoxale : la démocratie a prospéré comme la sœur jumelle du communisme, précisément parce qu’elle facilitait le contrôle sans entraves des ressources par l’État. Une telle conclusion peut paraître absurde au regard du « bon sens » de l’ère industrielle. Nous ne nions pas que, dans le contexte de la société industrielle, la démocratie et le communisme constituaient des antithèses. Mais d’un point de vue mégapolitique, et tels qu’ils apparaîtront sans doute depuis la perspective de l’ère de l’Information, ces deux systèmes avaient plus en commun qu’on ne pourrait le soupçonner.

Dans un contexte où l’armement était devenu exorbitant, la démocratie s’est imposée comme le système qui maximisait le contrôle de l’État sur les ressources. Tout comme le socialisme d’État, les régimes démocratiques permettaient de lever des sommes colossales pour financer une armée gigantesque. La différence, c’est que l’État-providence démocratique mettait encore plus de ressources à la disposition du pouvoir que ne le pouvaient les systèmes socialistes. Une prouesse, si l’on considère que ces derniers, également appelés systèmes communistes, s’appropriaient déjà la quasi-totalité des actifs de valeur.

Envisagé froidement comme un simple mécanisme de collecte de ressources, le modèle démocratique surpassait donc le modèle socialiste dans sa capacité à enrichir l’État. Comme nous l’avons expliqué, la démocratie permettait de consacrer des fonds considérablement plus élevés à l’armée, car elle restait compatible avec la propriété privée et la productivité capitaliste.

Le socialisme d’État reposait sur la doctrine de la propriété intégrale par l’État. L’État-providence démocratique, en revanche, affichait des prétentions initialement plus modestes. Il feignait d’autoriser la propriété privée — bien qu’il ne s’agisse que d’une forme de propriété conditionnelle — et offrait ainsi de meilleures incitations à la production. Plutôt que de tout étatiser et de mal gérer d’emblée, les gouvernements démocratiques occidentaux laissaient les individus posséder des biens et accumuler des richesses. Ce n’est qu’une fois cette richesse créée que les États-nations démocratiques intervenaient pour en confisquer une large part par l’impôt.

Et le mot « large » est ici un euphémisme. En 1996, par exemple, le taux d’imposition fédéral sur l’ensemble d’une vie atteignait 73 % de chaque dollar gagné aux États-Unis. Pour les propriétaires d’entreprises dont les revenus provenaient de dividendes, ce taux grimpait à 83 %. Et pour ceux qui souhaitaient transmettre un héritage ou faire une donation à leurs petits-enfants, le taux fédéral bondissait à 93 %. En incluant les impôts des États et des collectivités locales, les gouvernements démocratiques, à tous les niveaux, confisquaient la majeure partie de chaque dollar gagné sur le territoire américain. Des taux d’imposition aussi prédateurs faisaient de l’État démocratique un partenaire de fait, s’appropriant entre les trois quarts et les neuf dixièmes de tous les revenus. Bien sûr, ce n’était pas la même chose que le socialisme d’État. Mais c’en était un proche parent.

L’État démocratique a donc survécu plus longtemps parce qu’il était plus souple et parvenait à amasser des ressources bien plus considérables que celles dont disposaient Moscou ou Berlin-Est.

« L’inefficacité sur ce qui comptait »

Nous avons décrit les avantages mégapolitiques de la démocratie, un mode de prise de décision au service des gouvernements puissants, que l’on peut résumer par la formule : « l’inefficacité sur ce qui comptait ». Comparé au communisme, l’État-providence était assurément un système bien plus efficace. Mais face au modèle véritablement libéral de Hong Kong, il se révélait bien moins performant. Les taux de croissance hongkongais étaient spectaculaires ; cette supériorité découlait précisément du fait que ses habitants, et non le gouvernement, empochaient 85 % des fruits de cette croissance accélérée.

Hong Kong, bien entendu, n’est pas une démocratie. Elle correspond en effet au type de juridiction qui, nous le prévoyons, prospérera à l’ère de l’Information. Durant l’ère industrielle, Hong Kong n’avait pas besoin d’être une démocratie, car elle échappait à la lourde contrainte de devoir mobiliser des ressources pour financer une armée imposante. Bénéficiant d’une protection extérieure, elle pouvait s’offrir le luxe de maintenir une économie authentiquement libre.

C’est précisément cette capacité à mobiliser des ressources qui a assuré le triomphe de la démocratie dans le contexte mégapolitique de l’ère industrielle. La démocratie de masse allait de pair avec l’industrialisation. Comme l’a dit Alvin Toffler, la démocratie de masse « est l’expression politique de la production de masse, de la distribution de masse, de la consommation de masse, de l’éducation de masse, des médias de masse, des divertissements de masse et de tout le reste »4.

4 Cité par Kelly, op. cit., p. 46.

Maintenant que les technologies de l’information supplantent la production de masse, il est logique de voir poindre le crépuscule de la démocratie de masse. L’impératif mégapolitique crucial qui a fait triompher la démocratie de masse durant l’ère industrielle a disparu. Ce n’est donc plus qu’une question de temps avant que la démocratie de masse ne connaisse le même sort que sa sœur jumelle, le communisme.

La démocratie de masse est-elle incompatible avec l’âge de l’Information ?

Une brève réflexion suffit à montrer que la technologie de l’âge de l’Information n’est pas intrinsèquement une technologie de masse. Sur le plan militaire, comme nous l’avons indiqué, elle ouvre la voie aux « armes intelligentes » et à la « guerre de l’information », où des « bombes logiques » pourraient saboter des systèmes de commandement et de contrôle centralisés. Non seulement la technologie de l’information favorise la mise au point d’armes spécialisées, mais elle atténue également le caractère décisif de la guerre en renforçant la défense. La microtechnologie permet des gains considérables en matière de puissance militaire individuelle, tout en diminuant l’importance des grandes formations d’infanterie. Comme le signale la Rand Corporation dans un rapport destiné au secrétaire à la Défense : « Des réseaux interconnectés peuvent être la cible d’attaques et de perturbations non seulement de la part d’États, mais aussi d’acteurs non étatiques, y compris des groupes dispersés, voire des individus »5. De plus, cela implique que la cyberguerre mettra en évidence les déséconomies d’échelle inhérentes aux systèmes de masse centralisés.

5 Molander et al., Strategic Information Warfare, p. xv.

6 Ibid., p. xiv.

Selon les experts de la Rand, « Les techniques fondées sur l’information rendent la distance géographique non pertinente ; des cibles sur le territoire continental des États-Unis sont tout aussi vulnérables que des agents en zone de conflit »6. Si, autrefois, résider sur le territoire d’une superpuissance comme les États-Unis garantissait une relative sécurité géographique, à l’âge de l’Information, la logique de concentration du pouvoir pourrait bien s’inverser. Peoria est peut-être loin de tout front militaire potentiel, mais ne sera plus à l’abri d’une cyberattaque menée par n’importe quel adversaire. Résider à l’intérieur des frontières d’une superpuissance reviendra à se placer en plein cœur de la cible. Plutôt que de se fédérer, on peut s’attendre à ce que les localités gagnent en sécurité en se fragmentant. L’avènement de la cyberguerre accroîtra la vulnérabilité des systèmes de commandement et de contrôle centralisés, tout en conférant un avantage concurrentiel aux systèmes décentralisés.

Les mécanismes de rétroaction déclenchés par ces évolutions pourraient accélérer ce processus de décentralisation. Pour réduire la vulnérabilité à la cyberattaque des systèmes de commandement et de contrôle — systèmes développés durant les dernières phases de l’État-nation —, le gouvernement devra, comme le suggèrent les experts de la Rand, intensifier « l’exploitation des nouvelles techniques de chiffrement logiciel ». Cette mesure rendra ces systèmes, majoritairement gérés par le secteur privé, bien moins vulnérables au sabotage. Elle favorisera également la large diffusion commerciale du chiffrement robuste, ce qui contribuera à les émanciper de la domination étatique. Cette dynamique stimulera également la décentralisation. Comme nous l’avons fait valoir, ce phénomène accentuera la dispersion des ressources dans le cyberespace, où elles s’affranchiront du poids de la politique.

En fin de compte, cela signifie la fin de la démocratie de masse, en particulier dans sa forme prédominante de gouvernement représentatif défaillant, qu’il soit de type parlementaire ou congressiste.

10.2 Les mégapolitiques de la falsification représentative

Lorsque les conditions mégapolitiques se transforment radicalement, comme c’est le cas aujourd’hui, la structure même des gouvernements est inévitablement amenée à changer. De fait, le gouvernement représentatif a toujours été lié à la répartition de la force brute. La preuve en est que les représentants sont désignés sur une base géographique, et non selon un autre critère.

Réfléchissons-y. En principe, une assemblée législative serait tout aussi « démocratique » si ses membres étaient choisis selon n’importe quel découpage arbitraire de la population. Les circonscriptions législatives ou parlementaires pourraient se fonder sur les dates d’anniversaire ou sur l’ordre alphabétique. Ainsi, tous les citoyens nés un 1ᵉʳ janvier pourraient élire un représentant, ceux nés un 2 janvier en élire un autre ; ou bien, ceux dont le nom de famille commence par les lettres « Aa » à « Af » voteraient pour une liste de candidats, ceux dont le nom commence par « Ag » pour une autre, et ainsi de suite.

Aucun système de ce genre n’a jamais vu le jour, et ce, pour plusieurs raisons. La première, qui se suffit à elle-même, est qu’il était techniquement irréalisable au XVIIIᵉ siècle. Mais plus important encore, un découpage par dates de naissance ou par initiales n’aurait en rien reflété la répartition de la force brute que le scrutin devait incarner. Des individus ne partageant qu’un anniversaire ou les premières lettres de leur nom auraient été, et resteraient, extrêmement difficiles à organiser en un groupe cohérent, capable de constituer une base de pouvoir.

Pourquoi un découpage géographique compte-t-il davantage ?

Le vote a été conçu, au fond, comme un substitut à l’affrontement militaire. Et il remplit encore cette fonction, quoique de manière plus subtile. Il est aisé de mobiliser des forces sur une base géographique, et parfois sur des liens de parenté ou de religion. En revanche, il est impossible de lever une armée en se fondant sur des dates d’anniversaire ou des initiales, ni même sur des professions, sauf si celles-ci sont associées à des guildes héréditaires, comme les castes en Inde, ou regroupées localement, à l’instar des agriculteurs de l’Iowa.

Les systèmes de représentation actuels reposent sur un principe fondamental : la défense d’intérêts ancrés dans un territoire, et non sur d’autres formes d’appartenance. Historiquement, le contrôle du territoire a toujours été la clé du succès militaire. Toute menace armée a invariablement une dimension locale. Les systèmes représentatifs ont précisément été conçus pour permettre à ce pouvoir territorial de s’exprimer dans l’arène politique. Leur tendance inévitable à faire prévaloir les intérêts locaux découle directement de ce principe. Le découpage en circonscriptions géographiques incite les représentants à accorder des avantages ciblés à certains groupes, au détriment de l’intérêt général.

De nouvelles possibilités à l’horizon

Comme l’ont démontré les économistes de l’école du Public Choice, de légères modifications dans l’organisation d’une élection ou le décompte des voix peuvent avoir des conséquences majeures et prévisibles sur le résultat7. Voilà pourquoi tout analyste politique sérieux se doit de maîtriser le droit constitutionnel. C’est aussi ce qui nous a conduits à examiner non seulement les constitutions, mais également la « métaconstitution », c’est-à-dire les facteurs mégapolitiques qui façonnent un contexte donné.

7 Dennis C. Mueller, Public Choice, vol. 2 (Cambridge : Cambridge University Press, 1989), p. 43–226.

Les progrès techniques ont déjà sapé certains des fondements de la représentation géographique. Lorsque les systèmes représentatifs modernes sont nés aux XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles, la quasi-totalité des communications était locale. La plupart des gens vivaient et mouraient à quelques kilomètres de leur lieu de naissance, et leurs activités commerciales se limitaient à cet horizon. Aujourd’hui, la communication instantanée est planétaire. Il est presque aussi simple de traiter avec une personne à des milliers de kilomètres qu’avec son voisin. L’économie transcende de plus en plus les frontières géographiques, et la société est devenue bien plus mobile.

Il en va de même pour la richesse à l’ère de l’Information. Contrairement à une aciérie, un logiciel échappe aisément à l’emprise du pouvoir politique local. Une aciérie est un actif quasi inamovible lorsque les législateurs décident d’augmenter les impôts ou de renforcer la réglementation. Un programme informatique, à l’inverse, peut être transféré en un éclair par modem n’importe où sur la planète. Son propriétaire peut fermer son ordinateur portable et s’envoler à l’autre bout du monde. Ce phénomène fragilise lui aussi les fondements mégapolitiques du découpage géographique.

Notre analyse révèle un problème majeur inhérent aux systèmes démocratiques actuels : leurs circonscriptions géographiques surreprésentent invariablement les intérêts hérités de l’ère industrielle. Les « perdants » ou les « laissés-pour-compte » sont des électeurs de choix, car ils sont géographiquement concentrés et politiquement très revendicatifs. L’histoire de la démocratie industrielle en apporte d’ailleurs maintes preuves. Les « gagnants » issus des nouvelles industries ont, quant à eux, systématiquement été sous-représentés au sein des assemblées législatives, même au plus fort de l’ère industrielle, durant les années 19308. Cette tendance des responsables politiques à privilégier les acteurs économiques établis, plutôt que les entreprises émergentes ou les futurs clients de ces dernières, est sans doute consubstantielle au gouvernement représentatif. Comme l’a soutenu Mancur Olson dans The Rise and Decline of Nations, les industries anciennes ont tendance à former des « coalitions de répartition » plus efficaces pour exercer des pressions et se partager les dépouilles politiques9.

8 Michael A. Bernstein, The Great Depression: Delayed Recovery and Economic Change in America, 1929–1939 (Cambridge : Cambridge University Press, 1987).

9 Mancur Olson, The Rise and Decline of Nations: Economic Growth, Stagflation, and Social Rigidities (New Haven : Yale University Press, 1982).

10 Michael M. Phillips, « Math Ph.D.s Add to Anti-Foreigner Wave : Scholars Facing High Jobless Rate Seek Immigration Curbs », Wall Street Journal, 4 septembre 1996, p. A2.

Ce problème prend une tout autre dimension dans l’économie de l’ère de l’Information. Ses acteurs les plus créatifs sont géographiquement dispersés. Par conséquent, il est peu probable qu’ils constituent un groupe de pression assez influent pour capter l’attention des législateurs, contrairement aux pêcheurs de saumon d’Écosse ou aux cultivateurs de blé de la Saskatchewan. De plus, nombre des talents de cette nouvelle économie n’auront même pas la nationalité du pays auquel ils contribuent. Ils n’ont donc aucune « voix » officielle dans les délibérations d’une démocratie représentative. L’exemple des mathématiciens américains cherchant, par des manœuvres douteuses, à interdire l’accès au marché de l’emploi américain à leurs confrères étrangers, est à ce titre éloquent10. Leurs démarches xénophobes auprès du Congrès, visant à privilégier la nationalité au détriment du talent, pourraient malheureusement trouver un écho favorable. Le découpage géographique hérité de l’ère industrielle ignore complètement ces contributeurs essentiels à la prospérité — mathématiciens étrangers et autres — qui ne disposent pas du droit de vote.

« Pourquoi les gens croient-ils à la légitimité de ces institutions démocratiques ? Y répondre est presque aussi difficile qu’expliquer pourquoi des individus adhèrent à telle croyance religieuse : selon les cas, compréhension, scepticisme et foi varient considérablement au sein de la société et dans le temps. »11 - JUAN J. LINZ

11 Juan J. Linz et Alfred Stepan (dir.), The Breakdown of Democratic Regimes (Baltimore, Md. : The Johns Hopkins University Press, 1978), p. 18.

Peu nombreux sont ceux qui ont sérieusement réfléchi aux conséquences des transformations technologiques qui affaiblissent l’industrialisation et modifient la répartition des revenus. De toute évidence, si les écarts de revenus se creusent au point que la démocratie ne devienne qu’une forme de parasitisme légalisé, la question se posera avec acuité. Plus rares encore sont ceux qui ont mesuré à quel point certaines institutions étatiques de l’ère industrielle pourraient se révéler incompatibles avec la réalité mégapolitique de la société postindustrielle. Que ces contradictions soient publiquement reconnues ou non, leurs effets se manifesteront à mesure que les exemples d’échec politique se multiplieront. Les États-nations modernes sont le fruit de conditions mégapolitiques vieilles de plusieurs siècles ; ils ont su gérer la transition d’une société agraire à une société urbaine et industrielle. Mais l’ère de l’Information exigera peut-être de nouveaux mécanismes de représentation pour éviter la désorganisation chronique, voire un effondrement comparable à celui de l’Union soviétique.

Il faut s’attendre à ce que de nombreux pays connaissent des crises de gouvernance, à mesure que les promesses politiques s’évanouiront et que les gouvernements perdront leur crédibilité et leurs appuis institutionnels. À terme, de nouvelles formes institutionnelles devront voir le jour, capables de préserver la liberté dans un contexte technologique inédit, tout en incarnant l’intérêt commun.

Tout cela annonce la fin de la démocratie de masse telle que nous l’avons connue au XXe siècle. La question est : qu’est-ce qui la remplacera ? Si la seule alternative à la démocratie de masse était la dictature, où l’individu n’a aucune prise sur son destin, on pourrait être tenté de rejoindre les néo-luddites dans leur « révolte contre l’avenir ».

De nouvelles institutions

Heureusement, la dictature n’est pas la seule issue. La technologie de l’information, en effet, multiplie les possibilités de choix. Au lieu d’un choix global et collectif, cantonné à « la production de masse, la consommation de masse, l’éducation de masse, les médias de masse, les divertissements de masse et tout le reste », la technologie de l’information rend possible un choix réellement individuel, offrant une forme de « souveraineté » sur mesure. Cet avènement sera possible parce que l’impératif de la grande échelle disparaîtra. Nous pensons que la technologie de l’ère de l’Information donnera naissance à de nouvelles formes de gouvernance, tout comme la révolution agricole et, plus tard, la révolution industrielle avaient fait émerger leurs propres modèles d’organisation sociale.

Comment se manifesteront ces nouvelles institutions ? Pour le comprendre, il faut oublier tout ce que l’on peut lire dans les manuels de prétendue « science » politique. Les nouvelles institutions de gouvernance de l’ère de l’Information dépasseront le cadre conceptuel habituel. La transition vers ces institutions de la nouvelle ère a déjà commencé, bien que de manière encore discrète, par des arrangements inédits visant à réaffecter un capital sous-exploité : les avantages de la souveraineté. Les États-nations de la planète, inquiets de voir poindre des mouvements sécessionnistes et une forte tendance à la décentralisation, se sont ligués pour former le plus puissant « cartel de fixation des frontières » qui soit. Certes, le nombre d’États indépendants a augmenté dans les années 1990, mais cette augmentation s’est produite principalement en deux vagues, consécutives à l’effondrement des dictatures communistes pluriethniques de l’ex-URSS et de l’ex-Yougoslavie. Il faut noter que d’autres États-nations de premier plan, dont les États-Unis, ont manœuvré pour préserver l’Union soviétique aussi longtemps que possible. Et peu de gouvernements se sont réjouis du démantèlement de la Yougoslavie. L’indépendance des anciennes républiques yougoslaves n’a été reconnue qu’une fois que les sécessionnistes l’eurent emporté par la force des armes. Les grandes puissances se contentaient de regarder, tandis que des séparatistes non ou mal armés se faisaient massacrer par leurs bourreaux serbes. Même la Chine, pays puissant sans intérêt direct dans la préservation de cette Yougoslavie résiduelle, s’est vigoureusement opposée à toute initiative visant à faire reconnaître l’autodétermination des Albanais opprimés du Kosovo. Ironiquement, cette obsession de la fixité des frontières est plus susceptible de dicter les formes que prendra la décentralisation — via une souveraineté fragmentée — que de la freiner. La résistance acharnée de nombreux États-nations fragiles face à la sécession ouverte et à la fragmentation politique rend la souveraineté reconnue extrêmement précieuse. Elle devient ainsi un capital presque transcendantal, que les États qui la détiennent peuvent morceler et sous-louer de leur plein gré.

Le projet Agulhas Bay Concession Free Zone, qui s’étend sur cinquante kilomètres carrés de l’île de Principe au large de l’Afrique de l’Ouest, illustre bien cette fragmentation volontaire de la souveraineté, créant de fait une juridiction privée et défiscalisée. Bien que ce territoire demeure sous la souveraineté de la République démocratique de Sao Tomé-et-Principe, son administration est confiée au secteur privé. Sa gouvernance, de nature contractuelle, relève de la responsabilité de WADCO (West African Development Corporation Ltd.), une société privée immatriculée en Afrique du Sud. La langue officielle de la zone n’est pas le portugais, langue officielle de l’archipel, mais l’anglais. La monnaie autorisée n’est pas la devise locale (fort peu fiable), mais le dollar américain, monnaie de référence mondiale. La sécurité est assurée non par les forces de police de la République, mais par la police privée de WADCO. Le droit commercial de Sao Tomé ne s’applique pas dans la zone, et les tribunaux nationaux n’ont aucune compétence sur les litiges, lesquels sont tranchés par arbitrage transnational, conformément aux règles de l’ICC de Paris. À l’exception de quelques taxes minimes et strictement encadrées, la fiscalité de Sao Tomé ne s’y applique pas, pas plus que ses monopoles officiels. Les télécommunications, par exemple, y sont d’office déréglementées. Sous réserve du paiement d’un loyer et du respect des autres dispositions de la concession, WADCO est en droit de renouveler automatiquement et indéfiniment son bail de souveraineté privée, par tranches de cinquante ans, à compter de la première échéance en 2047.

Ce que WADCO a obtenu à Sao Tomé-et-Principe pourra être reproduit tôt ou tard par d’autres, dans diverses juridictions. Joaquin Aguirre, précurseur du développement au XXIᵉ siècle, a créé une zone similaire de souveraineté privée dans la région portuaire de Central Aguirre Portuaria, dans l’est de la Bolivie. Multimillionnaire, romancier, inventeur, cofondateur de l’ONU et ancien sénateur de la République bolivienne, Aguirre s’est maintes fois illustré en pionnier. Cinquante ans après sa participation à la création de l’ONU, il incarne désormais une figure exemplaire de l’Individu Souverain du XXIᵉ siècle. Dans sa Zona Franca, qui échappe pour l’essentiel à la fiscalité, aux droits de douane et aux réglementations de la Bolivie, il propose un modèle de cité-État privatisée qui, selon nous, se multipliera à l’Âge de l’Information. Son projet démontre de manière indéniable que les classes populaires, longtemps présentées comme les principales bénéficiaires du Big Government, peuvent voir leur sort s’améliorer de manière substantielle grâce à l’essor économique impulsé par ce type de zones franches. Avec le temps, de nombreuses cités-États de fait devraient ainsi voir le jour. Si vous-même parvenez à une indépendance financière suffisante, vous pourrez atteindre l’ultime autonomie, à l’image de Joaquin Aguirre. Si aucun autre fragment de souveraineté commerciale ne vous offrait un cadre de vie qui vous convienne, vous pourriez créer votre propre micro-État propriétaire, aussi indépendant que les duchés médiévaux. Plutôt que de vous épuiser en bras de fer avec des démagogues et des politiciens avides pour les empêcher de s’emparer de vos biens afin de les redistribuer aux innombrables mains tendues qui composent la démocratie de masse, vous pourrez établir votre propre domaine de gouvernance privée.

Cette transition spectaculaire, de la démocratie de masse à la forme ultime d’autogouvernance qu’est la souveraineté individuelle, n’exigera pas forcément un bouleversement radical de l’opinion publique, ni un improbable vote par lequel des électeurs désabusés décideraient de balayer le système. Une telle révolution peut émerger — elle a d’ailleurs déjà commencé à s’opérer discrètement — par la location de territoires souverains à usage de zones franches, de Zonas Francas et de ports francs. Progressivement, la souveraineté continuera de se fragmenter, jusqu’à devenir si morcelée que tout fractionnement supplémentaire ne générerait pas un bénéfice suffisant pour justifier les coûts de transaction inhérents à la décentralisation. Compte tenu de la loi de Moore et du « corollaire de Gilder », selon lequel la puissance de la bande passante triple chaque année, rien ne laisse présager un frein rapide à cette tendance à la dévolution du pouvoir. Au contraire, nous pensons que l’impressionnant pouvoir dont disposent actuellement les États-nations fondés sur la démocratie de masse se pulvérisera en des milliers, voire des dizaines de milliers de fragments, au sein d’un système plus proche de l’époque médiévale que de l’ère industrielle.

Tôt ou tard, même des États-nations conservant une forme résiduelle de démocratie de masse modifieront sensiblement leurs politiques pour s’adapter aux nouvelles réalités métaconstitutionnelles. Comme le relève William Keech, fervent défenseur de la démocratie, dans Economic Politics: The Costs of Democracy : « Les gens apprennent à désirer ce qu’ils jugent possible d’obtenir, mais ils peuvent aussi changer d’avis s’ils constatent que ce qu’ils ont obtenu leur déplaît ». En d’autres termes, le fait qu’en cette fin de XXᵉ siècle la démocratie de masse fasse l’objet des plus vifs éloges pourrait bien constituer un « signal de vente ». Cela ne garantit en rien la pérennité de ces modes de décision, même selon leurs propres critères. Rappelons qu’en dehors du domaine politique, on ne recourt guère au vote démocratique pour sélectionner des cadres dirigeants, des administrateurs, des entraîneurs ou d’autres professionnels. Au contraire, les dirigeants les plus compétents sont systématiquement recrutés à l’initiative des propriétaires, via des processus où ceux qui ont le plus d’intérêts en jeu bénéficient d’une voix prépondérante et décisive dans le choix final. Si la sélection démocratique était la méthode universellement la plus efficace pour désigner des dirigeants compétents, son usage ne serait pas, comme c’est le cas aujourd’hui, cantonné à la seule sphère politique. En somme, à partir de l’information disponible, il est raisonnable de conclure que l’offre de services de souveraineté est freinée par la primauté que s’est arrogée la démocratie dans les processus de décision, et non l’inverse (c’est-à-dire que les organisations commerciales subiraient un handicap inacceptable si elles étaient dirigées par des responsables nommés plutôt qu’élus).

Vers le milieu du XXIᵉ siècle, la prolifération de juridictions propriétaires fondées sur une souveraineté fragmentée aura probablement démontré de manière irréfutable les avantages d’une administration privée. Les électeurs en viendront à réaliser qu’ils pâtissent des lourdeurs de la démocratie de masse. Dès lors, comme le suggère Keech, ils reconnaîtront que les avantages qu’ils tirent d’un gouvernement démocratique ne compensent pas ses inconvénients. Ils s’orienteront vers des réformes. Même les corps électoraux d’Europe et d’Amérique du Nord, aujourd’hui résolument hostiles aux changements, pourraient à terme voter pour rendre leurs régions plus propices à une gouvernance propriétaire. Des majorités pourraient accepter, voire accueillir avec joie, l’abandon de la farce politique au profit d’une gestion privée, dont l’objectif explicite serait d’optimiser le cadre nécessaire à la négociation et à l’exécution des contrats.

Quant à la survie de l’État, elle pourrait se poursuivre sous une forme familière, mais profondément remaniée. Tôt ou tard, dans une juridiction ou une autre, certains verront dans les technologies de l’information l’occasion d’instaurer un gouvernement véritablement représentatif. Le problème des dépenses électorales excessives et la lassitude qu’engendrent des campagnes interminables pourraient être résolus en un clin d’œil. Plutôt que d’être élus, les représentants seraient désignés par tirage au sort, ce qui garantirait statistiquement que leurs talents et leurs opinions reflètent ceux de la population dans son ensemble.

Il s’agirait d’une version moderne de la sortition, ce système de la Grèce antique qui consistait à attribuer le pouvoir par tirage au sort. Comme le détaille E. S. Staveley dans son ouvrage de référence, Greek and Roman Voting and Elections, diverses fonctions à Athènes, des magistratures aux archontes, étaient ainsi attribuées par tirage au sort plutôt que par élection. Ce système reposait sur une machine à tirer au sort que les Athéniens appelaient le « kleroterion »12.

12 E. S. Staveley, Greek and Roman Voting and Elections (Ithaca, N.Y. : Cornell University Press, 1972), p. 62.

13 Ibid., p. 65.

Des fèves noires et blanches servaient de jetons pour le tirage au sort, déterminant non seulement les titulaires de diverses fonctions, mais aussi « l’ordre dans lequel les sections tribales au Conseil devaient se succéder dans le rôle de prytaneis »13. L’ancienneté de ce modèle lui confère une solide légitimité. Son principal attrait réside surtout dans sa capacité à contourner l’écueil de l’auto-sélection en politique. Il garantirait statistiquement qu’une part moins disproportionnée d’avocats et d’égomanes n’accapare les affaires publiques.

Les assemblées législatives se composeraient ainsi de membres véritablement « représentatifs ». N’ayant pas brigué le pouvoir et n’ayant que peu d’espoir d’être tirés au sort une seconde fois, les élus pourraient conduire librement les affaires de l’État et fonder leurs décisions sur une analyse rationnelle des enjeux.

Payer les élus à la commission

Aujourd’hui, les politiciens, soucieux de maximiser leurs voix, sont peu incités à analyser sérieusement les défis à relever. Il n’est donc pas surprenant que leur bilan en matière de résolution de problèmes soit si médiocre, comparé à celui d’entrepreneurs, de dirigeants d’entreprise ou d’entraîneurs sportifs, dont la rémunération est directement liée à leurs résultats. Un système de rémunération fondé sur la performance, s’il était appliqué aux législateurs, ne transformerait pas chaque élu en un « Lee Kuan Yew ». Il multiplierait cependant les chances d’obtenir de meilleurs résultats si cette rétribution était liée à un indicateur objectif, comme la croissance du revenu par habitant après impôt.

Les bénéfices pour la société qui découleraient de politiques favorisant une meilleure croissance (mesurée en revenu réel après impôt) pourraient être considérables. Pourquoi ne pas rémunérer les Premiers ministres et les Présidents en leur octroyant ne serait-ce qu’une fraction des gains nets générés par leurs politiques ? Le financement de cette rémunération pourrait être assuré par un impôt modeste. Une telle formule protégerait la société de la menace que représentent des individus aux ambitions politiques démesurées, mais au talent certain, comme Richard Nixon ou Bill Clinton.

« On lui apportait de l’or, de l’argent, des vêtements ; mais le ‘Christ’ redistribuait tout cela aux pauvres. Quand on lui offrait des présents, lui et sa compagne se prosternaient et prononçaient des prières ; puis, se relevant, il ordonnait à l’assemblée de l’adorer. Par la suite, il formait un groupe armé avec lequel il sillonnait la campagne, détroussant les voyageurs rencontrés sur sa route… Mais, là non plus, son ambition n’était pas de s’enrichir, mais de se faire adorer. Il redistribuait tout le butin à ceux qui n’avaient rien – y compris, on peut le présumer, à ses propres partisans. »14 – NORMAN COHN

14 Norman Cohn, The Pursuit of the Millennium (Oxford : Oxford University Press, 1970), p. 41.

Des personnalités messianiques

On oublie trop souvent que la politique électorale attire fréquemment des personnalités au profil messianique, voire déséquilibré, vers les hautes sphères du pouvoir. De tels individus ont toujours existé et, bien avant l’avènement des démocraties modernes, ils représentaient déjà une menace pour l’ordre social dans les sociétés agraires. Lorsqu’on examine les carrières d’Eudo de Stell, surnommé le Christ breton, d’Adelbert au VIIIᵉ siècle, d’Éon au XIᵉ, de Tanchelm d’Anvers, de Melchior Hoffman ou de Bernt Rothmann, un schéma se dessine : plus leurs talents politiques étaient manifestes, plus les ravages qu’ils causaient étaient grands. Comme l’État n’exerçait pas encore de pouvoir coercitif centralisé, ces proto-politiciens recouraient eux-mêmes au vol et au pillage afin de financer la redistribution en faveur de leurs partisans, généralement issus des milieux pauvres.

Les proto-politiques en action

Le récit de leurs exploits donne l’impression de talents nés avant l’heure, comme si l’on observait des hommes de plus de deux mètres évoluer sur un terrain avant l’invention du basketball. Aujourd’hui, grâce à la NBA, des hommes extrêmement grands peuvent gagner des millions en dribblant et en dunkant. Si le basketball n’existait pas, ils se fondraient dans les marges de la société, apparaissant peut-être comme des phénomènes de foire.

À l’époque où la politique n’existait pas en tant que telle, les démagogues se rabattaient sur ce qui s’en rapprochait le plus dans le monde agraire : la prédication itinérante. Ils haranguaient la foule et, à la manière des politiciens modernes, promettaient éloquemment une vie meilleure à ceux qui les suivaient. Alors comme aujourd’hui, les populations pauvres constituaient la cible privilégiée de ces agitateurs. Dans sa monumentale histoire des mouvements millénaristes, The Pursuit of the Millennium, Norman Cohn relate de nombreux épisodes de chefs messianiques antérieurs à l’avènement de la politique électorale. En lisant cet ouvrage, on ne peut s’empêcher de reconnaître un air de famille frappant entre ces prophetae et le politicien charismatique de l’ère moderne : la faconde, le « charisme personnel », les prétentions messianiques et le désir récurrent d’être adoré en tant que porte-parole des pauvres.

Le chef […] possède — à l’instar du pharaon et de bien d’autres « rois divins » — tous les attributs du père idéal : il incarne la sagesse et la justice parfaites et se fait le protecteur des faibles. Mais il est aussi le fils investi de la mission de transformer le monde, le Messie qui doit instaurer un nouveau ciel et une nouvelle terre, et qui peut proclamer : « Voici, je rends toutes choses nouvelles ! » Père et fils à la fois, cette figure est colossale, surhumaine et omnipotente. On lui prête tant de pouvoirs surnaturels qu’on se l’imagine nimbé de lumière. […] De plus, imprégné de cet esprit divin, le chef eschatologique détient des pouvoirs miraculeux singuliers. Ses armées remportent d’invariables et triomphales victoires, sa simple présence fait fructifier la terre, et son règne inaugure une ère d’harmonie si parfaite que le vieux monde corrompu n’en a jamais connu de semblable.

Cette image était, bien sûr, purement fantasmée, sans aucun rapport avec la nature ou les capacités d’un être humain, quel qu’il fût. C’était pourtant une image que l’on pouvait projeter sur un homme de chair et de sang ; et il s’est toujours trouvé des hommes prompts à endosser ce rôle, désireux d’être perçus comme des sauveurs infaillibles, capables d’accomplir des miracles. […] Le secret de leur ascendant ne résidait ni dans leur naissance, ni vraiment dans leur éducation, mais bien dans leur personnalité. Les récits de l’époque sur ces messies des pauvres soulignent leur éloquence, leur prestance et leur magnétisme. Surtout, on a l’impression que, si certains étaient sans doute des imposteurs conscients, la plupart se prenaient réellement pour des dieux incarnés. […] Et cette conviction absolue se communiquait aisément aux foules, dont le désir le plus profond était justement de trouver un sauveur eschatologique.15

15 Ibid., p. 84-85.

Si ce passage décrit avec une merveilleuse concision les prétendus sauveurs millénaristes qui agitaient la société médiévale, il ne saurait restituer toute la saveur de l’étude magistrale de Cohn. À la lecture de son œuvre, on ne peut s’empêcher de reconnaître, dans les agissements de ces prophètes, les traits familiers du démagogue moderne : l’éloquence, le « magnétisme personnel », les « prétentions messianiques » et cette aspiration constante à être adulé en se posant comme le défenseur des pauvres.

La principale différence entre le sort que leur réservait la société médiévale et celui dont ils bénéficient dans les démocraties du XXe siècle finissant est saisissante : au Moyen Âge, de tels individus finissaient généralement sur l’échafaud ; à notre époque, la politique leur offre toutes les chances de s’emparer de l’appareil d’État.

Un système qui confie régulièrement les rênes de ses appareils, aussi immenses que mortels, à l’homme le plus populaire, désigné à l’issue d’un concours de démagogie, est voué à en subir tôt ou tard les conséquences.

Payer les dirigeants pour bien faire leur travail

Ainsi, comme nous l’avons suggéré plus haut, il serait relativement simple d’établir une méthode plus efficiente pour attirer des personnes compétentes à la tête de l’État : leur offrir une juste rémunération. C’est, après tout, le mode de recrutement le plus courant et le plus éprouvé dans toute économie de marché. En alliant une procédure de sélection rationnelle à un système d’incitations poussant à l’excellence, l’État disposerait d’un moyen quasi infaillible pour s’attacher les services de responsables de haut vol. De plus, une telle approche permettrait d’attirer de nouveaux talents qui, sans cela, ne se seraient jamais intéressés aux questions de gouvernance.

Les esprits les plus brillants du monde seraient prêts à relever les défis d’un gouvernement défaillant si leur rémunération était indexée sur les résultats concrets qu’ils apportent à la société. Un dirigeant capable d’augmenter significativement le revenu réel dans un État occidental développé pourrait légitimement prétendre à un salaire supérieur à celui de Michael Eisner. Dans un monde idéal, tout chef de gouvernement performant deviendrait multimillionnaire.

Les plébiscites électroniques

Pour échapper à un gouvernement représentatif défaillant, une autre solution évidente consisterait à recourir aux plébiscites électroniques. Les citoyens, ou un échantillon représentatif désigné par un tirage au sort infalsifiable, voteraient ainsi directement les propositions de loi. Les technologies informatiques permettent en effet de valider démocratiquement des décisions par ce biais. Ce système pourrait être aisément combiné à l’allotement afin de limiter le nombre de votants sur des sujets spécifiques. D’une certaine manière, il est plus simple pour un électeur de se forger une opinion sur des questions politiques précises que de tenter de cerner la personnalité d’un candidat, d’évaluer ses prises de position, ou encore de deviner la conduite qu’il adoptera une fois élu. Une complexité aggravée par l’aptitude croissante des politiciens et de leurs conseillers en communication à manipuler leur image publique.

10.3 LA SOUVERAINETÉ COMMERCIALISÉE

Nous nous attendons à ce que la politique soit remplacée par un modèle radicalement différent. Bien que chacune des pistes évoquées plus haut puisse s’appliquer dans certains cas, nous pensons que la politique ne sera pas simplement « réformée » ou « améliorée ». Elle deviendra obsolète et sera, pour l’essentiel, abandonnée. Précisons toutefois que nous n’envisageons pas une dictature, mais plutôt une forme de gouvernement entrepreneurial : la souveraineté commercialisée.

Contrairement à la dictature, et même à la démocratie, la souveraineté commercialisée n’entravera pas l’expression des choix individuels. Elle offrira au contraire à chacun davantage de moyens pour faire entendre sa voix. Pour ceux qui auront le talent d’en tirer parti, cette forme de souveraineté permettra une marge de manœuvre et une autonomie concrète qu’aucune autre organisation sociale n’a jamais offertes.

Un gouvernement sur mesure

Si cette perspective vous semble millénariste, rappelez-vous que la microtechnologie favorise la miniaturisation et la décomposition. Elle permet de passer d’une production de masse à une offre sur mesure. On peut déjà acheter en magasin un jean taillé à ses propres mesures, puis fabriqué à l’autre bout du monde. De même, lorsque les institutions se seront adaptées à la réalité mégapolitique de l’ère de l’Information, il sera possible d’obtenir une gouvernance aussi parfaitement ajustée à ses besoins que ce vêtement.

Pourtant, même un observateur comme Alvin Toffler a critiqué l’idée que la technologie de l’information transformerait chaque citoyen en simple consommateur. Il affirme, à tort selon nous : « C’est un modèle bien trop restreint. Que cela nous plaise ou non, il existe un monde de religion et de sentiments qui ne saurait se réduire à la seule relation contractuelle »16. Nous lui concédons volontiers, au vu de nos analyses, qu’il n’est pas aisé de « réduire le sentiment nationaliste » à de simples « rapports contractuels ». Cela dit, y parvenir est non seulement possible, mais également souhaitable. Un nationalisme un peu moins fougueux épargnerait sans aucun doute des millions de vies.

16 Cité par Kelly, op. cit., p. 46.

« Sortie », « entrée » et « voix »

Certes, la commercialisation de la souveraineté est un concept qui peut paraître déroutant, même pour un esprit aussi averti qu’Alvin Toffler. Pourtant, son principe fondateur – l’expression économique des préférences – est familier à quiconque a vécu la fin du XXe siècle. Dans une économie de marché, les consommateurs manifestent leurs désirs en choisissant d’acheter ou non des produits et des services. Lorsque vous êtes déçu par une offre, surtout si elle est fournie ou fortement régulée par l’État, vous pouvez exprimer votre mécontentement en optant pour la « sortie ». En d’autres termes, vous décidez de dépenser votre argent ailleurs.

Dans les chapitres précédents, nous avons vu comment l’essor des technologies de l’information permettra de créer des biens – et des richesses – qui échapperont au pouvoir des États-nations. Dès lors, une contrainte métaconstitutionnelle s’imposera aux gouvernements : pour continuer à percevoir vos impôts, ils devront vous fournir des services jugés satisfaisants. Pourquoi ? Parce que le paiement de l’impôt sur le revenu deviendra, dans les faits, un acte quasi volontaire.

Échapper aux « canaux politiques lourds »

En réalité, si la technologie de l’information évolue dans le sens que nous anticipons, elle placera de fait les gouvernements sous le contrôle de leurs clients. En tant que client, vous aurez la possibilité — d’abord par centaines, puis par milliers — de réduire le coût de votre protection en négociant un traité fiscal privé avec un État-nation, ou simplement en quittant ce dernier pour rejoindre de nouvelles mini-souverainetés. Celles-ci vous factureront un tarif raisonnable au lieu de prélever une part exorbitante de votre patrimoine. Ces stratégies d’« entrée » contractuelle ou de « sortie » sont l’expression économique de vos exigences de client. Quitter un pays avec vos biens, ou renoncer à entrer dans sa sphère de souveraineté fiscale, est une démarche autrement plus efficace pour obtenir gain de cause que le recours aux « canaux politiques lourds ».

Comparons ces possibilités de « sortie » et d’« entrée » à l’expression politique traditionnelle en démocratie. Les citoyens qui s’estiment lésés par un service (surtout s’il est public, financé ou réglementé par l’État) peuvent faire entendre leur « voix » en s’adressant à leurs représentants élus. Si cette tentative fonctionne parfois, elle échoue le plus souvent. Il ne leur reste alors qu’à organiser des manifestations, à acheter une pleine page de publicité dans la presse, voire à briguer un mandat électif.

Le mode d’expression « politique » se prête à l’éloquence et aux formules percutantes. Son principal inconvénient est cependant qu’il rend l’obtention de ce que vous souhaitez tributaire de votre capacité à convaincre l’ensemble de l’appareil politique. Si un service public vous déçoit, vous restez contraint de le financer tant que vous n’êtes pas parvenu, à travers les lourds canaux politiques, à rallier une majorité à votre cause.

Dans les pays occidentaux, et désormais presque partout, cette nécessité de réunir une majorité au sein d’une démocratie représentative s’accompagne de coûts de transaction considérables. Entre vous et l’atteinte de l’objectif le plus simple se dresse un obstacle quasi insurmontable : mobiliser la volonté de tout un peuple.

Dans Capitalism and Freedom, Milton Friedman oppose les mérites de l’action économique à ceux de l’action politique en défendant son concept de « bons scolaires » (vouchers) :

« Les parents pourraient exprimer leurs préférences bien plus facilement qu’aujourd’hui, en retirant leurs enfants d’une école pour les inscrire dans une autre. Dans le système actuel, un tel changement les oblige souvent à déménager. Autrement, ils ne peuvent s’exprimer qu’à travers les lourds canaux politiques.17 »

17 Milton Friedman, Capitalism and Freedom (Chicago : University of Chicago Press, 1962), p. 91. Évoqué par Hirschman, op. cit., p. 16-17.

Plus favorable à l’action politique, Albert O. Hirschman conteste le point de vue de Friedman, qui voit dans la « sortie » un moyen « direct » de faire part de son mécontentement envers une organisation. Selon Hirschman : « Une personne moins pétrie de culture économique aurait la naïveté de suggérer que le moyen le plus direct de faire connaître ses opinions est de les exprimer ! »18

18 Hirschman, op. cit., p. 17.

Est-il plus direct et efficace d’exprimer ses opinions via les mécanismes du marché (en maintenant ou retirant son soutien économique) ou par la voie des « canaux politiques lourds » ? La question est complexe et controversée. Les avis sur la question divergent. Pour ceux dont l’engagement politique consiste essentiellement à réclamer des avantages aux dépens d’autrui, renoncer aux leviers politiques au profit des mécanismes économiques est sans doute une perspective décourageante.

L’expression économique et la « socialité réciproque »

En revanche, pour ceux qui privilégient des relations « réciproques » plutôt que « coercitives » ou parasitaires, l’expression économique offre une satisfaction bien plus grande, tout en exigeant moins de temps et d’efforts. Et, au risque de déplaire au professeur Hirschfield, la démonstration en est fort simple.

Il suffit de voir comment des actions économiques – entrer sur un marché, conclure un contrat ou le rompre – se transforment en expression « politique » dès lors que la décision devient un choix collectif. Imaginons l’expérience de pensée suivante : un groupe de plusieurs centaines de personnes estime ne pas s’engager assez en politique. Au lieu que chacun dépense son revenu discrétionnaire en milliers d’achats individuels, ce groupe décide de mutualiser toutes ses ressources pour transformer les dépenses en quelques grandes décisions politiques.

Pour ce faire, elles acceptent de mettre en commun l’intégralité de leurs revenus disponibles et de renoncer à toute dépense personnelle. Au lieu de milliers de dollars que chacun pourrait dépenser librement pour satisfaire ses propres besoins, chaque membre reçoit une ou plusieurs voix. Plutôt que de dépenser leur argent au gré de leurs envies, les membres utiliseraient leurs voix lors de rares scrutins pour élire des représentants. Ces derniers seraient alors chargés de décider comment allouer l’immense budget collectif.

Ensuite, vous n’auriez à partager avec les autres que les provisions que le comité directeur jugerait opportun d’acheter au nom de la majorité.

Y voyez-vous déjà un « mécanisme politique » bien lourd ? Attendez, l’exemple n’est pas terminé. Ce système laisse une très large place à la rhétorique et à la persuasion, tout comme en politique. Mais aussi à la frustration…

Si vous êtes amateur de brocolis frais, mais que la majorité préfère la viande rouge, que faire ? Il vous faudra alors vous mobiliser pour empêcher le comité de n’approvisionner la cantine qu’en conserves de petits pois et de maïs. Vous devrez peut-être prendre la parole, expliquer au groupe que les vitamines et les phytonutriments, tel le sulforaphane contenu dans le brocoli, sont bien préférables à un régime riche en graisses saturées et en cholestérol…

Évidemment, convaincre le groupe de vous écouter, ne serait-ce que pour lire un tract, est une tâche titanesque. Et cela, à supposer que vous ayez le droit de dépenser pour faire campagne… et que tout le monde sache lire.

« Le tableau qui se dessine est celui d’une société où la grande majorité des Américains ignorent ne pas avoir les compétences requises pour trouver leur place dans un monde de plus en plus technologique et globalisé. » RICHARD RILEY, SECRÉTAIRE À L’ÉDUCATION, DANS ADULT LITERACY IN AMERICA

Quatre-vingt-dix millions de cas Alzheimer ?

Si les participants à cette expérience politique étaient Américains, vous seriez confronté à un défi de taille, surtout si leur niveau d’instruction était à l’image de celui de l’ensemble de l’électorat. L’idée qu’une part considérable, voire majoritaire, des citoyens de la nation la plus puissante au monde ne possède pas les compétences minimales requises n’est pas nouvelle. Elle a été confirmée par l’enquête la plus complète jamais menée sur les aptitudes des adultes américains, Adult Literacy in America. On y apprend qu’une large partie — peut-être même la majorité — des personnes de plus de quinze ans ne dispose pas des compétences de base pour suivre un raisonnement ou formuler une opinion. Selon le ministère de l’Éducation, 90 millions d’Américains sont incapables d’écrire une lettre simple, de déchiffrer un horaire de bus ou d’effectuer des additions et soustractions à l’aide d’une calculatrice. C’est comme si 90 millions d’Américains se trouvaient à divers stades de la maladie d’Alzheimer. Trente millions d’entre eux ont même montré de telles lacunes qu’ils ne pouvaient répondre à aucune question.

Si, malgré tout, votre plaidoyer en faveur du brocoli n’emporte pas l’adhésion, il vous reste la possibilité de faire appel à des militants pour qu’ils aillent organiser un piquet devant le domicile des partisans du comité « viande rouge », ou qu’ils tentent de les importuner chez eux.

On pourrait décliner cet exemple fictif à l’infini, mais il illustre déjà clairement que toute expression économique — acheter ou s’abstenir d’acheter — peut se transformer en expression politique dès lors que la décision devient collective, voire majoritaire. Et cela montre à quel point les décisions de groupe, malgré l’importance accordée à la discussion, s’avèrent souvent laborieuses et difficiles à trancher.

C’est précisément ce que l’expérience confirme. Il est loin d’être aisé de mobiliser les ressources nécessaires pour infléchir le cours d’une démocratie. Répétons-le : c’est probablement ce qui a assuré la pérennité des États-providence démocratiques, leur permettant même de dominer à la fin de l’ère industrielle. La démocratie a fonctionné en tant que système politique parce qu’elle rend plus complexe la tâche des « clients » qui voudraient brider la mainmise de l’État sur les ressources.

Cependant, puisque la capacité de l’État à s’approprier les revenus de manière illimitée n’offrira plus d’avantage militaire décisif à l’ère de l’information, des individus ingénieux trouveront des moyens bien plus efficaces d’obtenir les services que les gouvernements fournissent encore. Il est fort probable que les véritables prérogatives du pouvoir seront confiées par contrat à des entités plus performantes, tandis que les structures massives, devenues économiquement injustifiables, disparaîtront. Nous prévoyons que l’efficience se substituera lentement mais sûrement à la puissance brute. Comme l’a dit Neil Munro : « C’est l’information numérisée, non la main-d’œuvre ou la production de masse, qui devient le moteur de l’économie américaine et remportera les conflits dans un monde où fleuriront 500 chaînes TV. Et cette information numérisée, elle, appartient au cyberespace, ce nouveau domaine né de la prolifération infinie des réseaux d’ordinateurs, satellites, modems, bases de données et de l’Internet public »19.

19 Neil Munro, « The Pentagon’s New Nightmare : An Electronic Pearl Harbor », Washington Post, 16 juillet 1995, p. C3.

Une armée massive ne pèsera plus lourd dans un tel contexte. L’efficience aura plus d’importance que jamais. Puisque la microtechnologie révolutionne la protection des biens (comme nous l’avons analysé au chapitre 6 et ailleurs), il deviendra possible, pour la première fois dans l’histoire humaine, de placer ses biens hors de portée du monopole territorial de la violence. Des biens ainsi sécurisés seront en grande partie invulnérables. Bref, ce sera un atout majeur pour l’individu qui pourra désormais voter « avec ses pieds » ou plutôt avec son argent, en échappant à un État-nation pour souscrire un contrat de protection privé auprès d’un État plus conciliant ou d’une nouvelle mini-souveraineté. Il obtiendra ainsi une protection dont le coût sera bien moins exorbitant que la quasi-confiscation de son patrimoine par l’impôt. En somme, les avantages financiers seraient tels que s’expatrier aux Bermudes équivaudrait à se voir offrir 50 millions de dollars.

D’abord partir, ensuite négocier

L’impulsion initiale en faveur de la marchandisation de la souveraineté proviendra d’individus manifestant leur désaccord par la « sortie ». Ce choix sera le plus ardu aux États-Unis, là où, paradoxalement, il a sans doute le plus de valeur. Le « mur de Berlin » imposé aux capitalistes par le président Bill Clinton et le Congrès républicain prend le contre-pied du slogan nationaliste en vogue dans les années 1960 : « Aimez-la ou quittez-la ». En réalité, la taxation punitive sur l’émigration vise à forcer la loyauté. Cette législation draconienne, qui n’est pas sans rappeler la confiscation des biens des grands propriétaires terriens en fuite durant le Bas-Empire romain, pourrait cependant, par inadvertance, poser les jalons d’une politique plus judicieuse à l’ère de l’information.

À un certain stade, lorsque suffisamment de personnes auront quitté le territoire, emportant avec elles des fortunes considérables à l’étranger, les autorités américaines pourraient trouver un intérêt économique à autoriser le retour de ces « contribuables déserteurs » en leur permettant de racheter forfaitairement leurs futures obligations fiscales, plutôt que de les voir partir pour de bon. En d’autres termes, la taxe de sortie pourrait devenir l’embryon d’un mécanisme de rachat global. Les gouvernements imposant une telle taxe auraient tout intérêt à permettre à un individu de s’en acquitter afin de pouvoir rétablir sa résidence, sur la base d’un accord privé, à l’instar des forfaits fiscaux en vigueur en Suisse.

Une telle évolution serait rationnelle dans une logique d’optimisation des recettes. À terme, la concurrence pour la fourniture de services de protection fera fondre les taux d’imposition et donnera naissance à des systèmes fiscaux plus civilisés. Au lieu de dépendre du « bon vouloir » du législateur, l’Individu souverain pourra négocier, par traité privé, un régime fiscal qui lui soit propre et acceptable.

10.4 Offenser les vrais croyants

De toute évidence, de telles perspectives ne seront pas du goût de tous. La dénationalisation de l’individu et la marchandisation de la souveraineté qui en découle heurteront les tenants des lieux communs politiques du XXᵉ siècle. À l’instar du regretté Christopher Lasch, ils verront dans cette atrophie du politique un péril pour le plus grand nombre. Selon eux, un retour à la politique de l’ère industrielle, axée sur la redistribution des revenus, s’avérerait nécessaire pour remédier aux difficultés engendrées par la concurrence féroce des technologies de l’information.

Tout comme Lasch, E. J. Dionne Jr., journaliste politique au Washington Post, éprouve une certaine nostalgie du politique. Il défend également l’élan social-démocrate en faveur de l’égalitarisme, une revendication qui se fera sans doute entendre plus vivement à mesure que le nouvel environnement mégapolitique révélera les contradictions entre les institutions héritées de l’ère moderne et les nouvelles réalités. Dionne attribue l’amélioration notable du niveau de vie dans les pays riches au XXᵉ siècle principalement à la politique démocratique, plutôt qu’aux bouleversements économiques et technologiques. Sa thèse est que l’avenir ne pourra être sauvé que par un retour en force du politique :

« Le besoin prioritaire, aux États-Unis et dans l’ensemble du monde démocratique, est de renouer avec la réforme démocratique, ce moteur politique qui a rendu l’ère industrielle aussi prospère. Les technologies de l’information, à elles seules, ne bâtiront pas une société viable, pas plus que l’essor industriel, livré à lui-même, n’aurait suffi à améliorer le monde. […] Même les plus formidables percées technologiques ou la plus ingénieuse application d’Internet ne nous préserveront pas de la désagrégation sociale, du crime ou de l’injustice. Seule la politique, l’art de s’organiser, est en mesure d’accomplir cette tâche. »[^450]

Dionne et ses semblables ne perçoivent pas que les conditions qui ont rendu l’ère industrielle si propice à l’usage systématique de la contrainte ne sont le fruit d’aucune volonté délibérée. « L’art de s’organiser » est une formule qui n’aurait guère été compréhensible avant l’époque moderne ; la société est bien trop complexe pour être le fruit d’une action consciente et délibérée. Les États-nations modernes sont nés spontanément de l’industrialisation, elle-même issue des nouvelles possibilités technologiques qui augmentaient le rendement de la violence. Aujourd’hui, la technologie de l’information diminue ce rendement. De ce fait, la politique devient une entreprise anachronique et vouée à disparaître, même si d’aucuns chercheront ardemment à la préserver au XXIᵉ siècle.

« Ce ne sont ni d’aujourd’hui ni d’hier ; ils sont de tout temps. Nul ne sait d’où ils sont venus. » – SOPHOCLE, Antigone

10.5 « ON NE FAIT PLUS LES CHOSES COMME AVANT »

Le désir passionné de « fabriquer des lois », qui nous semble aujourd’hui relever du simple « bon sens » de la politique du XXᵉ siècle, est loin d’être commun à toutes les époques. Sa disparition prochaine pourrait s’inscrire dans un cycle de flux et de reflux déjà observé au fil du temps. Dans l’Antiquité grecque, par exemple, il était admis que la législation n’était pas du ressort des hommes. Comme l’a écrit le philosophe Ernst Cassirer, les Grecs soutenaient que « les lois non écrites, les lois de la justice, sont sans origine dans le temps ».[^451] À l’instar d’autres sociétés pré-politiques, ils croyaient qu’aucune intervention humaine ne pouvait prévaloir sur les lois naturelles, « géométriques », de la justice.

Ils ne croyaient donc pas en la figure du « législateur ». Comme l’a formulé Cassirer : « C’est par la pensée rationnelle que nous découvrons les normes de la conduite morale, et c’est la raison, et la raison seule, qui peut leur conférer leur autorité. » En ce sens, vouloir transformer la société par la loi reviendrait à prétendre changer la géométrie.

Légiférer comme sacrilège

Pour des raisons très différentes, une réticence similaire à « légiférer » se manifeste durant une grande partie du Moyen Âge. Comme l’indique John B. Morrall : « Pour les Germains, la loi était quelque chose d’intemporel. » Elle représentait « une garantie des droits » pour les individus au sein d’une tribu[^452]. Les rois et assemblées

« ne songeaient nullement à créer de nouvelles lois. Une telle intention aurait été, aux yeux des premiers siècles médiévaux, à la fois inutile et presque sacrilège, car la loi, à l’instar de la royauté, était chargée d’une aura sacrée. Les rois et leurs conseillers se percevaient donc moins comme des créateurs que comme des interprètes, chargés de dégager le sens véritable d’un corpus législatif déjà existant et complet. La coutume germanique légua ainsi au Moyen Âge un principe qui, malgré d’inévitables entorses dans la pratique, ne fut jamais oublié. Ce principe voulait que les bonnes lois soient redécouvertes ou réaffirmées, mais jamais recréées. »[^453]

Au regard des dérives législatives du XXᵉ siècle, une telle conception semble archaïque. La propension à exploiter la coercition de l’État au profit d’intérêts particuliers, notamment par la redistribution des revenus, est devenue un quasi-réflexe.

Des regrets

Il n’est pas étonnant qu’au crépuscule de la politique, certains expriment une certaine mélancolie. C’est là une réaction inévitable, qui ne tient pas seulement à l’ignorance de la plupart des intellectuels face aux contraintes mégapolitiques. Rares sont les chroniqueurs politiques, à l’instar de Dionne, qui accepteraient de voir la politique s’effondrer, au risque de devoir se reconvertir en chroniqueurs de faits divers. De la même façon, à la fin du Moyen Âge, plusieurs auteurs déplorèrent la fin de la chevalerie. Songeons à l’exemple du Libro del Cortegiano (Le Livre du courtisan), œuvre du comte Baldassare Castiglione rédigée en 1514 et publiée à Venise par Alde en 1528.

Le regret sincère de Castiglione face à la disparition de la chevalerie ne put cependant infléchir la marche du monde au XVIᵉ siècle. Il n’en ira pas différemment à l’aube du XXIᵉ siècle.

Selon notre théorie de la mégapolitique, ce ne sont ni les choix d’une majorité, ni l’argumentation d’une élite qui sont à l’origine des bouleversements décisifs, mais bien les impératifs technologiques. Si notre théorie est juste, l’époque moderne — avec l’idée de citoyenneté et une politique organisée autour de l’État — a supplanté le système féodal et sa chevalerie fondée sur des serments personnels, pour une raison qui tient à l’évolution des coûts et bénéfices découlant d’une innovation technique. La chevalerie ne s’est pas éteinte parce que Castiglione et d’autres auraient échoué à persuader une élite de la nécessité de préserver le sens moral et l’honneur dans les affaires de l’État. Bien au contraire, dans Le Courtisan, Castiglione se montre très sévère à l’égard des princes, critiquant la conduite que Machiavel, dans Le Prince, recommandait à quiconque aspirait à gouverner un État.

Mais peu importait. Machiavel fut pourtant plus largement lu, non parce qu’il était un orateur plus brillant, mais parce que les principes qu’il développait dans Le Prince étaient plus en phase avec les conditions mégapolitiques de l’ère moderne.

Le distingué philosophe du XXᵉ siècle Ernst Cassirer, s’interrogeant sur « Le problème moral dans Machiavel », fait remarquer :

« Le livre expose, avec un parfait détachement, les voies et moyens par lesquels acquérir et entretenir un pouvoir politique. Il ne dit pas un mot de l’usage légitime ou non de ce pouvoir. […] Quiconque avait un peu de sens critique savait déjà que la vie politique, dans la réalité, fourmille de crimes, de trahisons et de félonies. Mais nul avant Machiavel n’avait jamais entrepris d’enseigner l’art de ces crimes. Ces actes se commettaient, mais on ne les enseignait pas. Que Machiavel ait ambitionné de devenir un pédagogue de la ruse, de la perfidie et de la cruauté, voilà qui était totalement inédit. »[^454] En d’autres termes, Le Prince est une œuvre radicale qui dévoile une méthode propre à la modernité, permettant à un dirigeant ambitieux d’asseoir son pouvoir au détriment du bien commun. Machiavel y légitime des pratiques qui, jusqu’alors, se heurtaient frontalement aux valeurs chevaleresques héritées des siècles passés. Comme nous l’avons expliqué, l’éthique chevaleresque reposait sur une loyauté absolue dans le respect des serments, une valeur indispensable à une société fondée sur l’échange de services personnels contre une protection. En effet, les alliances qui soutenaient l’édifice féodal n’auraient pu naître si chacun n’avait cherché que son intérêt immédiat. Le sentiment de l’honneur devait donc combler cette lacune. Dans ce contexte, rien ne pouvait être plus dévastateur que la recommandation de Machiavel, qui conseillait au Prince de mentir, trahir et tromper si les circonstances l’exigeaient. À la fin du XXᵉ siècle, Le Prince demeurait une référence pour comprendre la politique moderne, ainsi que les tyrannies et les crimes qui en découlent. Par contraste, Le Livre du courtisan de Castiglione est aujourd’hui pratiquement tombé dans l’oubli. Bientôt, il ne sera sans doute lu dans son intégralité que par quelques universitaires et esthètes passionnés par l’histoire des mœurs. D’ici quelques décennies, la révolution mégapolitique de l’ère de l’Information aura rendu Le Prince obsolète à son tour. L’Individu Souverain aura besoin d’une nouvelle recette du succès, laquelle accordera une place prépondérante à l’honneur et à la vertu pour gérer des ressources désormais hors de portée du pouvoir de l’État. Nous pouvons prédire que les ouvrages prônant de tels préceptes ne seront pas du goût d’E. J. Dionne Jr., ni des autres sociaux-démocrates.

Une politique guidée par les clients

Cette divergence sera particulièrement marquée au début de la transition, tant que la majorité des juridictions restera prisonnière des travers de la décision collective et de la nécessité de plaire au plus grand nombre. Par la suite, lorsque la démocratie cédera le pas à un marché de la souveraineté en pleine expansion, une logique radicalement différente s’imposera. La « politique », telle qu’on l’entend aujourd’hui et indissociable de l’État-nation, adoptera une logique bien plus entrepreneuriale. Dans ce nouveau paradigme, la marge de manœuvre des décideurs sera dictée par ce que les individus seront prêts à payer, de la même manière qu’un hôtelier ne peut vendre un séjour de luxe en exigeant de ses clients qu’ils participent eux-mêmes à la rénovation de l’établissement. Dès lors que les clients préféreront des prestations de qualité plutôt que de s’épuiser à la tâche, l’offre du « prestataire » devra s’ajuster en conséquence. Les questions « politiques » perdront de leur importance, car elles se réduiront à des considérations entrepreneuriales, tandis que les juridictions chercheront fébrilement à définir les conditions les plus attractives pour leur clientèle.

L’atrophie de la politique

Lorsque cette nouvelle réalité s’imposera, on assistera à un changement de cap radical. Les habitants des juridictions en déclin n’auront plus à choisir parmi le vaste éventail d’objectifs plus ou moins utopiques que la politique de l’ère industrielle soumettait au débat public. Face à une répartition des revenus potentiellement plus inégalitaire que jamais, les juridictions s’efforceront par-dessus tout de fidéliser les clients dont la contribution sera jugée essentielle, d’autant plus que ceux-ci pourront aisément s’établir ailleurs.

Dans ce contexte, l’éventail des politiques possibles ne sera plus dicté par le « vote médian » tel qu’il ressort des sondages d’opinion. À terme, cette marchandisation de la souveraineté se traduira par une prise de contrôle effective des gouvernements par leurs clients. Par conséquent, les avis des non-clients deviendront secondaires, voire négligeables, tout comme l’opinion d’un amateur de Big Mac sur le foie gras n’a aucune incidence sur le prestige d’un restaurant trois étoiles comme L’Arpège à Paris.

10.6 « La trahison de la démocratie »

Dans la lignée du regretté Christopher Lasch, certains objecteront que la technologie de l’information ne détruit pas seulement l’emploi, mais anéantit aussi la démocratie en permettant aux individus de soustraire leurs ressources à la contrainte politique. À ce titre, les réactionnaires du nouveau millénaire verront dans la confidentialité financière offerte par le numérique une menace gravissime. Ils frémiront à l’idée que l’impôt sur le revenu et le patrimoine puisse devenir « volontaire ». Ils prôneront alors des mesures drastiques pour extorquer des capitaux à toute personne prospère, par des méthodes telles que la « taxation présomptive » ou la rétention pure et simple d’individus fortunés, traités comme des otages.

Les biens de la communauté

À l’heure où nous écrivons, certains signes indiquent déjà que la mainmise des gouvernements sur les marchés mondiaux faiblit, au grand dam de ceux qui considèrent les individus comme la propriété de l’État-nation. Selon cette perspective, tout revenu devrait être assimilé à une recette publique et donc se trouver à l’entière disposition de l’État20.

20 Robert I. Shapiro, « Flat Wrong : New Tax Schemes Can’t Top Old Progressive Truths », Washington Post, 24 mars 1996, p. C3, et Thomas L. Friedman, « Politics in the Age of NAFTA », New York Times, 7 avril 1996, p. E11.

21 Cité par Friedman, op. cit.

Nous avons déjà examiné les thèses de Lasch dans Revolt of the Elites et The Betrayal of Democracy. Il n’est cependant pas le seul à défendre la légitimité quasi absolue de l’État-nation. Michael Sandel, théoricien politique à l’université Harvard, affirme dans Democracy in Discontent : « La démocratie n’a pas d’avenir sans un pouvoir politique contrôlant efficacement les forces économiques globales, car, sans ce contrôle, peu importe le vainqueur de l’élection : dans les faits, ce sont les grandes entreprises qui décideraient. »21 Autrement dit, l’État doit à tout prix conserver son pouvoir de contrainte sur les individus afin de pouvoir déroger aux lois du marché.

À nos yeux, la critique de Sandel, comme celle de Lasch, n’est que partiellement justifiée. Nous reconnaissons que la démocratie perd l’essentiel de sa substance si l’État ne dispose plus du pouvoir de contraindre les individus à l’obéissance. Cela ne fait aucun doute. C’est précisément la raison pour laquelle la démocratie, telle que nous l’avons connue aux XIXᵉ et XXᵉ siècles, est vouée à disparaître. Mais Sandel néglige la portée considérable du triomphe du marché sur la contrainte. Son avertissement contre une prétendue « domination des grandes entreprises » dans la future configuration post-étatique révèle un anachronisme frappant.

Les entreprises ne seront guère en mesure d’imposer leur loi aux marchés dans cette nouvelle économie mondiale. Comme nous l’avons déjà souligné, il n’est même pas certain que les entreprises, du moins sous leur forme actuelle, puissent perdurer. Il est fort probable qu’elles se transforment profondément, au même rythme que la révolution mégapolitique qui caractérise l’ère de l’Information. Comme nous l’avons déjà expliqué, la microtechnologie inversera les « coûts d’information » qui structurent aujourd’hui le « nœud de contrats » au cœur de l’entreprise. D’ailleurs, les économistes Michael C. Jensen et William H. Meckling rappellent que l’entreprise se conçoit déjà comme « un nœud de relations contractuelles entre des individus »22.

22 Voir Louis Putterman et Randall S. Kroszner, « The Economic Nature of the Firm : A New Introduction », in Louis Putterman et Randall S. Kroszner (dir.), The Economic Nature of the Firm: A Reader, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 17.

23 Ibid.

Dans quelle mesure l’entreprise pourra-t-elle survivre à la pénétration des forces du marché au cœur même de ses rouages internes ? Comme le soulignent Louis Putterman et Randall S. Kroszner, cette question « dépend de la complétude du marché et de la capacité de ces forces du marché à saper les relations internes aux organisations »23.

Comme nous l’avons déjà avancé, il est peu probable que les entreprises conservent leur structure actuelle face à une concurrence accrue, car la microtechnologie facilitera l’externalisation de l’ensemble de leurs activités. L’automatisation croissante des processus de production privera par ailleurs l’entreprise de sa fonction traditionnelle, qui consistait à motiver, coordonner et superviser de nombreux salariés.

« Pourquoi des entreprises ? »

La question « Pourquoi des entreprises ? » n’a rien d’anodin. La théorie microéconomique postule que le mécanisme des prix constitue le moyen le plus efficace d’allouer les ressources pour en maximiser la valeur. Dans ce contexte, la raison d’être des organisations, et particulièrement des entreprises, devient moins évidente. Comme le résument Putterman et Kroszner, une firme est avant tout une réponse aux coûts d’information et de transaction, coûts que la technologie tend précisément à réduire24.

24 Ibid., p. 9.

L’ère de l’Information annonce donc l’avènement d’une armée de consultants indépendants bien plus que celui de salariés de carrière au sein de grandes entreprises. En réduisant considérablement les coûts de transaction, la technologie permettra aux individus de s’affranchir tant de l’emprise politique que du carcan hiérarchique des grandes firmes.

Contrairement à une crainte répandue, les individus ne tomberont pas sous la coupe des méga-entreprises, pas plus qu’ils ne subiront la dictature des actionnaires. Bien au contraire. Les sociétés elles-mêmes n’auront guère plus de pouvoir que les gouvernements pour manipuler les marchés. Les grands groupes seront également soumis à une concurrence féroce de la part d’« entreprises virtuelles » qui fleuriront aux quatre coins du globe. Autant dire que leur propre survie constituera déjà un défi de taille.

En définitive, les individus découvriront qu’ils bénéficient d’une liberté de choix accrue au sein d’un marché entièrement libéralisé, affranchi tant de la tutelle des grands États que des hiérarchies rigides du capitalisme industriel.

La disparition progressive des coûts de transaction sape également l’illusion d’une « économie des parties prenantes ». Défendue par Tony Blair du Parti travailliste britannique ou par certains proches de Bill Clinton, cette théorie postule que, face à l’effondrement du socialisme pur, la régulation permettrait d’établir un compromis entre le marché et l’idéologie socialiste. Selon elle, les dirigeants, actionnaires, salariés et la « communauté » seraient tous des « parties prenantes » de l’entreprise. Ils auraient donc un « intérêt » commun à préserver sa pérennité. Par conséquent, l’État devrait user de son pouvoir pour contraindre l’entreprise à conserver ses effectifs, à maintenir ses sites de production et à privilégier des dépenses locales, quitte à lui imposer des surcoûts.

Ce raisonnement, propre au « capitalisme des parties prenantes », repose sur l’existence d’institutions capables d’imposer de telles obligations aux entreprises. Il suppose que l’entreprise puisse absorber ces surcoûts grâce à des rentes de situation la protégeant de la concurrence mondiale. Or, avec l’accélération de la mondialisation, il devient de plus en plus difficile pour un gouvernement de préserver une entreprise des pressions concurrentielles planétaires. Des réglementations obligeant une société à conserver des effectifs excédentaires et des usines non rentables ne feraient que retarder sa faillite, à moins de fermer le marché intérieur à toute concurrence extérieure — une option de plus en plus illusoire à l’ère de l’information instantanée.

De même, l’idée de promouvoir un « nouveau contrat social », fondé sur un hypothétique « secteur associatif et bénévole » pour prendre en charge les travailleurs privés d’emploi « au sein de la communauté », comme le préconise Jeremy Rifkin25, a peu de chances d’aboutir. Rifkin rêve d’« un partenariat renouvelé entre l’État et le tiers secteur, visant à reconstruire l’économie solidaire… pour nourrir les pauvres, offrir des services de santé primaires, instruire la jeunesse, bâtir des logements abordables ou préserver l’environnement… »26.

25 Voir Jeremy Rifkin, The End of Work: The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the Post-Market Era (New York : G.P. Putnam’s Sons, 1995).

26 Ibid., p. 250.

L’éclipse des biens publics

Bien entendu, les partisans de la coercition étatique rétorqueront que la chute de l’État-nation nous privera des biens publics. Pourtant, cette certitude est discutable, et ce pour d’évidentes raisons de concurrence. Lorsque l’emplacement géographique perdra de son importance stratégique, les juridictions qui n’offriront pas un socle de biens publics — comme la justice, la sécurité et l’ordre — perdront rapidement leurs « clients ». Les cas extrêmes de la Somalie, du Liberia, du Rwanda ou de l’ex-Yougoslavie montrent que les populations fuient les États défaillants pour rejoindre des pays capables de garantir ce bien fondamental qu’est l’ordre public. Même si ces exemples de fuite désespérée ne concernent souvent que des réfugiés sans ressources, ils illustrent déjà ce phénomène de « sortie », avant même que l’on n’envisage ses formes plus paisibles.

Il ne faut pas non plus oublier le poids considérable que peuvent exercer les multinationales pour contraindre les gouvernements à fournir des biens collectifs de qualité.

« Des clubs territoriaux en concurrence »

Tout cela ne relève pas uniquement de la théorie, puisqu’elle a été formalisée dès 1956 dans la thèse de l’économiste Charles Tiebout27. Dans Public Goods and Private Communities: The Market Provision of Social Services, l’économiste Fred Foldvary a identifié des exemples concrets qui démontrent qu’il est possible de fournir des biens collectifs sans recourir à la coercition publique. Ses études corroborent également l’argument du prix Nobel Ronald Coase, selon lequel « l’intervention étatique n’est pas indispensable pour résorber les externalités »28. Des entrepreneurs peuvent en effet proposer, via des mécanismes de marché, des biens qui s’apparentent à des biens publics. Ses illustrations concrètes montrent comment privatiser des communautés et inventer de nouveaux mécanismes pour la gestion et le financement de leurs biens et services29.

27 Voir Charles M. Tiebout, « A Pure Theory of Local Expenditure », Journal of Political Economy, 64 (1956), p. 416-424.

28 Mueller, op. cit., p. 28-29.

29 Voir Fred Foldvary, Public Goods and Private Communities: The Market Provision of Social Services (Aldershot, Hants, Angleterre : Edward Elgar Publishing, Ltd., 1994).

La route vers la prospérité

La microtechnologie permettra d’inventer de nouveaux outils pour financer et réguler les biens publics, jusqu’ici considérés comme indissociables de l’État. On découvrira même que certains d’entre eux ne sont pas de véritables biens publics au sens strict. Les routes en sont un exemple clé. Tant que leur fréquentation reste modérée, on peut les considérer comme relevant du bien public (non sans rappeler les doutes exprimés en son temps par Adam Smith, qui dénonçait l’injustice faite aux habitants de régions reculées, contraints de financer un réseau dont ils ne profitaient guère). Mais dès que le trafic sature l’infrastructure, il devient techniquement possible d’instaurer des péages variables sans ralentir la circulation. Le financement peut alors reposer directement sur les usagers. Selon l’économiste Paul Krugman, un péage routier modulé en fonction des horaires et des flux pourrait générer de 60 à 100 milliards de dollars de PIB supplémentaires chaque année pour les États-Unis, tout en optimisant la gestion des ressources et en réduisant la pollution30.

30 Paul R. Krugman, « The Tax-Reform Obsession », New York Times Magazine, 7 avril 1996, p. 37.

Ne perdons pas de vue que la principale activité des grands États modernes – la redistribution des revenus – ne correspond en rien à la définition économique d’un bien public. Il s’agit en réalité de fournir des biens privés à certains, aux frais de la collectivité. Entendons-nous bien : par « collectivité », il faut entendre les contribuables.

Reste enfin la « défense », un enjeu plus délicat, car elle constitue un bien public par excellence – celui de la protection extérieure – notoirement coûteux dès lors qu’il s’agit de protéger un territoire face à une autre grande puissance. De toute évidence, un gouvernement aux ressources budgétaires limitées ne saurait mobiliser des moyens comparables à ceux engagés lors des grands conflits mondiaux, comme la Seconde Guerre mondiale.

Toutefois, ce plafonnement des moyens ne constitue pas le handicap majeur que certains voudraient y voir, car il n’y aura plus de guerre comparable au conflit de 1939-1945. La technologie qui émancipe les individus sonne également le glas des grandes guerres totales.

S’élever au-delà de la politique

Plutôt que de faire reposer la qualité et la pérennité de ces services sur le seul rapport de force politique, il deviendra possible d’adopter une gestion entrepreneuriale et de transformer l’État en ce que Foldvary nomme des « clubs territoriaux en concurrence »31. À long terme, la structure institutionnelle de ces « clubs » ou leur processus décisionnel importeront peu face à leur capacité à répondre aux exigences du marché. De nos jours, un consommateur ne se préoccupe guère du statut juridique de l’entreprise qui lui vend un bien ; seule la qualité du produit l’intéresse. De même, à l’ère de l’Information, il est probable qu’un « client » de la souveraineté de demain se fiche de savoir si Singapour est une démocratie populaire ou la propriété privée de Lee Kuan Yew.

31 Foldvary, op. cit., p. 66 et suiv.